Le blog des éditions Libertalia

Adorno future

mercredi 23 mai 2012 :: Permalien

Il y a près de deux ans, Fred Alpi (traducteur des deux livres de Marcus Rediker publiés par Libertalia) avait réalisé, pour Barricata, un entretien avec les animateurs de la revue de théorie critique Variations. En voici quelques extraits.
On peut retrouver l’intégralité de l’entretien en ligne
On peut aussi souscrire dès maintenant pour recevoir le livre
Crack Capitalism de John Holloway qui paraîtra à la fin du mois de mai (il est actuellement sous les rotatives).

ADORNO FUTURE

Pouvez-vous présenter Variations et son histoire ?

Alexander Neumann (AN) : Au commencement fut le verbe de Jean-Marie Vincent, qui face au mur croulant de Berlin et aux ruines du communisme soviétique s’écria : « La théorie critique n’a pas dit son dernier mot. » L’idée d’ouvrir un espace de discussion intellectuelle pour l’émancipation après la fin définitive du stalinisme et de la social-démocratie anticritique était né. Contredire le discours réac de la fin de l’histoire, de la fin des utopies, des contestations, et qui veut que tout ce qui résiste meure. Contredire les fossoyeurs de Marx, Freud, Darwin, Marcuse et Adorno. Se réapproprier Marx après les marxismes, l’École de Francfort au-delà de ses ramification académiques actuelles, assumer l’héritage du Centre expérimental de Vincennes contre la bureaucratie universitaire, tourner la critique cosmopolite contre les directives et dérives ministérielles françaises, actualiser le féminisme, discuter l’écologie radicale, défendre l’esprit libertaire contre la régression sécuritaire, déjà. Cet espace a pris pour forme une revue du département de sciences politiques de Paris VIII, et pour nom Futur antérieur. Revue dirigée par Jean-Marie Vincent, soutenue par Toni Negri et une foultitude de marxistes critiques plus ou moins militants et hétérodoxes venues de Grèce et d’ailleurs. Futur antérieur, ce temps peu usuel de la langue, pour évoquer « ce qui aura été », c’est-à-dire une utopie concrète, avec Ernst Bloch. Pour faire mentir la doctrine de la fin de l’histoire et pour ne pas laisser le projet gauchiste initial des Temps modernes à bout de souffle après la mort de son directeur de publication, Jean-Paul Sartre. Des douzaines de numéros et de discussions fructueuses plus loin, après avoir traversé la révolte zapatiste de 1994, l’irruption libératrice du mouvement de décembre 1995, des sans-emploi et des sans-papiers, le collectif ne survit pas au départ de Negri, emprisonné en Italie à la fin des années 1999. La revue a atteint un seuil, un tournant et son but : la première défaite du capitalisme mondial à Seattle.

En 2000, la revue Variations émerge à l’endroit où Futur antérieur s’est évaporé. Avec le souci de revenir sur les fondamentaux de la critique et de creuser les arguments théoriques, qui font manifestement défaut dans les discours militants de circonstance. S’ensuivent 16 numéros jusqu’en 2011 qui associent une centaine d’auteurs dont les plus connus sont André Gorz, Edgar Morin, Pierre Bourdieu, John Holloway, Nancy Fraser, Oskar Negt, Greil Marcus et Alexander Kluge. Une sorte de melting-pot de la sociologie la plus corrosive et de la théorie critique internationale. Bien des forces centrifuges se sont exercées au sein de cette revue comme dans d’autres, deux éditeurs ont jeté l’éponge et une série d’universitaires ont eu du mal à assumer la charge libertaire de nos recherches. Aujourd’hui, on a provisoirement résolu le problème des éditeurs intéressés par le rendement et des distributeurs marchands, en éditant la revue en format PDF à travers notre site, véritable maison d’édition ad hoc. La crise globale nous encourage à persévérer malgré l’absence de moyens financiers et institutionnels. Quand on voit ce que les appareils bien équipés et médiatisés fabriquent comme triste bricolage, notamment la revue du NPA qui ne connaît que des contretemps, on se sent comme des albatros dans un ciel d’azur avec nos milliers de lecteurs sur les cinq continents.

Derrière cette petite histoire se pointe une correspondance historique plus ample. Nous vivons le revival de la grande crise capitaliste de 1929 qui a posé l’alternative libertaire, luxembourgiste et castoridienne : Socialisme ou Barbarie. Les insurrections démocratiques avaient finalement été écrasées par le fascisme européen. L’École de Francfort était le premier sinon le seul courant intellectuel à saisir toute l’étendue des dégâts, la faillite de la démocratie parlementaire, la nature du stalinisme et des partis ouvriers, le basculement autoritaire du prolétariat en Europe centrale, la psychologie de masse du fascisme, la forme moderne du racisme et de l’antisémitisme, l’industrie de la culture et des mass-média, la soumission du salariat sous la forme marchande, etc.

Aujourd’hui, il s’agit de relancer toute une série de concepts critiques qui ont été réprimés par le stalinisme, méprisés par le trotskisme de parti et souvent oubliés par les courants anarchistes ou libertaires. Je pense à la personnalité autoritaire, à l’espace public oppositionnel, à l’industrie de la conscience et d’autres encore. Pour sortir de la connexion aveuglante du système, de ses formes marchandes et médiatiques, il faut élaborer un langage critique précis et percutant. La théorie critique n’a pas dit son dernier mot.

Les intervenants sont majoritairement issus du monde universitaire. Est-ce un choix délibéré ?

Lucia Sagradin (LS) : La revue est actuellement à la croisée des chemins, elle a surgi dans le champ académique et sous l’impulsion de Jean-Marie Vincent. Aujourd’hui, après bien des déambulations, son projet éditorial avance avec l’idée et la volonté de continuer à publier des textes plutôt longs et profonds dans leur forme ; et critiques et cherchant le dépassement dans leur contenu, mais sans, par contre, se réserver au champ académique.

Le cadre universitaire ne vous permet-il pas d’exprimer toutes vos idées ?

LS : Le cadre universitaire n’en est pas un. Pour nous, nous agissons à partir d’un point qui se situe à l’extérieur de ce « cadre universitaire », et surtout, en cherchant à le dépasser, à ne pas mutiler ou éroder des idées qui, prisonnières du désir de plaire à un corps de métier, ne feraient que s’oublier et s’aliéner. Par contre, nous puisons le meilleur dans notre formation reçue auprès de gens comme Daniel Arasse, Miguel Abensour ou Jacques Rancière et nous nous pensons comme chercheurs.

Vos articles évoquent régulièrement les travaux d’Adorno et Horkheimer, philosophes fondateurs de l’École de Francfort, ou d’Habermas et Marcuse, leurs continuateurs. Vous sentez-vous particulièrement proches de leurs thèses ? Qu’apportent-ils à votre analyse de la situation politique et économique actuelle ?

LS : Le point essentiel pour moi dans le duo d’Adorno et d’Horkheimer est de penser le renversement en son contraire de toute chose, et notamment de la démocratie. Cette perception de ne jamais être sauf, d’un danger constant me semble un enjeu impératif pour saisir et faire de la politique. Car, il donne alors comme un autre élan, et une rigueur à chaque mot et à chaque acte, par le fait qu’il place l’individu dans une position inconfortable. Une position qui ne permet ni sommeil ni bien-être. Une position difficile mais qui met tous les sens en éveil face à l’injustice et à la violence, par exemple. Cette idée donne aussi une autre dimension : elle permet d’inscrire l’instabilité et la précarité du monde dans lequel nous nous trouvons, elle peut alors permettre de penser la situation paradoxale du monde tel qu’il est : entre un discours de réussite sociale qui s’impose dans la durée par le travail, la famille, etc., et de l’autre, l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvons à vivre selon cette norme aux vues des conditions réelles d’existence, chaque jour un peu plus précarisées.

Julien Bordier (JB) : Habermas ? Connais pas... Je veux vraiment pas me la péter, mais inviter les lecteurs et lectrices de Barricata à lire ces auteurs méconnus. Ce n’est pas toujours facile, il faut tâtonner. Aux auteurs, que tu cites j’aimerais en ajouter d’autres vivants ou morts : El Sub Marcos d’abord, qui est un grand lecteur de Variations comme nous sommes des lecteurs assidus des textes et des expériences développées par le « néozapatisme », Erich Fromm pour la psychanalyse antiautoritaire, Greil Marcus et Lester Bangs pour l’histoire de la musique, Walter Benjamin pour ses géniales approches pluridisciplinaires, Oskar Negt pour l’expérience vivante… Mais bien sûr te proposer une biblio ici et maintenant, c’est un peu stupide.

AN : L’École de Francfort est une appellation un peu dédaigneuse inventée par l’École de Cologne, des sociologues de terrain très terre à terre. L’appellation d’origine est la Théorie critique, contre la théorie traditionnelle. J’ai esquissé tout à l’heure pourquoi la Théorie critique n’a pas dit son dernier mot. La crise appelle une critique de longue haleine qui ne colle pas aux intérêts des partis ou des slogans du moment. D’ailleurs cette critique est portée à Buenos Aires par Juan Sebrelli qui déconstruit l’image du Che et de Maradona, par John Holloway à Mexico, par Nancy Fraser à NYC, par Greil Marcus à Frisco, par Kluge à Hambourg et Zuckermann à Tel Aviv… et par nous tous, ici et maintenant.