Le blog des éditions Libertalia

Entretien avec Claude Guillon

jeudi 24 septembre 2009 :: Permalien

Tu viens de publier La Terrorisation démocratique, qui décortique l’arsenal législatif français et européen en matière d’antiterrorisme. Peux-tu développer la thèse du livre et comparer les situations de 1986 et d’aujourd’hui.

[Claude Guillon] Le mot « thèse » est trop solennel ! Le propos du bouquin est d’éclairer la nature et l’histoire des lois dites « antiterroristes », à l’échelle nationale et européenne. Une bonne partie de l’opinion, y compris dans les milieux militants, a découvert l’existence et certains détails de ces textes à l’occasion de l’affaire de Tarnac. La réaction la plus courante a été de dire : « Mais c’est n’importe quoi ! Un terroriste c’est pas ça ! Pas un mec qui est accusé, et sans preuves par dessus le marché, d’avoir retardé un TGV pendant quelques heures ! » C’est un point de vue naïf et surtout très mal informé. Les textes adoptés d’abord par l’Union européenne après le 11 septembre 2001, puis par les différents États, permettent de qualifier de « terroriste » tous les délits sans exception, y compris les actions politiques ou syndicales dès lors qu’elles sont en marge de la loi. Les textes dits « antiterroristes » ont d’abord rompu avec le droit commun. En France, c’était au milieu des années 1980, puis ils ont créé ce qui est aujourd’hui le droit commun. La règle est simple : l’État décide de ce qui mérite d’être qualifié « terroriste » et réprimé comme tel. C’est important de comprendre l’évolution qui s’est faite en vingt ans, parce que aujourd’hui ça n’a aucun sens de parler d’abroger les textes antiterroristes, comme si c’était une espèce d’excroissance qu’il suffirait de couper. C’est un ensemble logique de textes sur le « terrorisme », sur l’immigration, sur la délinquance, notamment celle des jeunes. La logique dont je parle, c’est ce que j’appelle la « terrorisation ». Mais dans leur prétention à contrôler tous les aspects de la vie, ces textes sont parfois délirants, souvent empilés les uns sur les autres sans souci de cohérence ou même d’« efficacité ». Ça peut donner, par exemple dans l’affaire de Tarnac, cette impression fausse de gros bordel ridicule, de « bavure », de n’importe quoi.

Dans le dernier chapitre de ton livre, tu évoques la multitude de fichiers à disposition des forces de répression. Besson vient d’abandonner les test ADN. Le gouvernement recule-t-il face à la fronde liée à l’après Tarnac ? Ou bien s’agit-il d’un simple recul conjoncturel et stratégique ?

[C.G.] Le bouclage du livre a eu lieu trop tôt pour confirmer cette reculade, mais j’avais noté que personne n’avait voulu publier les décrets d’application du texte… D’ailleurs, au moment où les tests sont introduits dans la loi, il y a déjà des critiques assez fermes dans les rangs de la droite. Pour dire ça en termes de classes, une fraction de la bourgeoisie, et pas la moins droitiste, a crié casse-cou, parce que ça rappelle quand même fâcheusement de sombres périodes, comme on dit, et sans doute surtout parce que ça touche à un des fondamentaux de l’ordre bourgeois : la famille, la filiation et donc l’héritage. Pour répondre à ta question, je pense que ça reviendra un jour ou l’autre : parce que c’est dans la logique du marché de la « sécurité biologique » – on peut déjà acheter des tests de paternité sur Internet – et parce qu’il y a une autre logique qui est de produire sans cesse de nouvelles réglementations. Ces deux logiques s’alimentent évidemment l’une l’autre : quand un moyen technique de contrôle existe, on le légalise et on le commercialise.

À propos de terrorisation, tu évoques deux « figures dangereuses combinées », le jeune et l’étranger. Ne manque-t-il pas le travailleur qui revendique ?

[C.G.] Le travailleur en lutte, on pourrait dire aussi l’activiste politique, est bien concerné, mais en quelque sorte en bout de chaîne. De telle manière que s’il est concerné, il ne se sent pas concerné, au moins jusqu’à maintenant. Les figures dangereuses que sont les jeunes délinquants et les étrangers, considérés comme délinquants du seul fait de leur présence « illégale », ont été très tôt associées à celle du terroriste. C’est devenu caricatural dans l’action de quelqu’un comme Sarkozy, déjà quand il était ministre de l’Intérieur. Dès 1986, on introduit dans la définition légale une notion de « subjectivité », c’est-à-dire d’élasticité, du point de vue du pouvoir. Après le 11 Septembre, les textes européens dressent carrément la liste des actes susceptibles d’être classifiés « terroristes ». On y trouve presque tout, y compris le répertoire militant : occupations, sabotages, etc. Ce sont les intentions terroristes qui comptent, et bien entendu, ce sont les flics et les magistrats qui décident de tes intentions !

Peux-tu nous dire comment le mandat d’arrêt européen, qui est encore mal connu, s’inscrit dans ce dispositif…

[C.G.] Ce mandat est dans la logique d’harmonisation répressive qui prévaut dans un espace géographique de plus en plus large. Il se présente comme une politesse que se font entre elles les démocraties ; c’est une manière de reconnaissance judiciaire comme on parle de reconnaissance diplomatique. Concrètement, ça signifie que n’importe quel magistrat de n’importe quel pays de l’UE peut lancer un mandat d’arrêt contre n’importe quel ressortissant d’un autre pays de l’UE. Un exemple : j’ai participé à une manifestation à Gênes ; je rentre chez moi à Paris ; un magistrat italien, qui pense que c’est moi la cagoule floue à gauche sur la photo, peut me faire arrêter trois mois plus tard par les flics français. La justice française, ou mon avocate, ne peuvent s’opposer à l’exécution du mandat que dans un nombre limité de cas. Les premiers visés par des mandats européens ont été des autonomistes basques. C’est un instrument de répression politique dont on n’a pas encore pris la mesure, que la gauche française a encouragé et dont elle se félicite à chaque occasion !

Tu as récemment publié deux autres livres. Le premier porte sur la notion de corps critique, l’autre sur les Enragés. Comment articules-tu ta réflexion ? Quel est le lien entre le corps, l’histoire politique et la législation antiterroriste ?

[C.G.] Là, ça a un côté « ma vie, mon œuvre »… Je vais essayer de faire court ! Je me considère d’abord comme un militant anarchiste ; l’écriture est pour moi un outil privilégié parce que c’est celui que j’utilise le moins mal. Enfin, c’est ce qu’on m’a fait croire à l’école !
Dès mes premières publications, je me suis inscrit dans un courant de réflexion sur l’importance du corps en politique qui avait comme traduction immédiate les luttes de l’époque (fin des années 60- années 70) pour l’avortement et la contraception libres, les luttes féministes et homosexuelles, et comme antécédent immédiat les tendances radicales de la psychanalyse, essentiellement Wilhelm Reich et sa Sexpol allemande ou plus lointain avec les utopies amoureuses fouriéristes. L’effort de Reich, dans les années 30, portait sur l’articulation entre corps, inconscient et politique, notamment au travers de l’épanouissement érotique. Dans le livre récent auquel tu fais allusion, j’ai essayé de donner chair à la notion de « corps critique », comme on parle d’esprit critique, au moment où des scientifiques, des artistes d’avant-garde et des activistes illuminés tentent de mettre en pratique un « dépassement » du corps que j’identifie à la fin des utopies libertaires.
La révolution française, maintenant. Je pense, avec bien d’autres (Kropotkine, Guérin, etc.) que c’est une matrice qui n’a pas produit tous ses effets. Elle est, malgré une production historienne surabondante, encore trop mal connue et mal comprise. J’ai choisi de m’intéresser à la fraction qui me semble la plus radicale, et la moins étudiée aussi, celle des Enragé(e)s ; je marque bien le « e » du féminin parce que plusieurs des figures les plus intéressantes sont des femmes et qu’elles posent en actes un certain nombre de problèmes auxquels nous nous heurtons encore aujourd’hui. Par ailleurs, je pense que pour qui s’intéresse à la démocratie directe, l’étude de la Révolution française est indispensable.
Par rapport à ces questions de fond, l’analyse de l’arsenal « antiterroriste » peut sembler anecdotique, quoique ça n’est pas sans rapport avec l’histoire puisque durant la période de la Terreur, on a centralisé à Paris les procédures contre les conspirateurs, comme aujourd’hui les procédures antiterroristes. Et pas non plus sans rapport avec le corps, puisque c’est de plus en plus le support même de l’identité et donc la cible de la surveillance, avec la biométrie. Disons que la proposition de Libertalia m’a permis de refaire le point sur une question d’actualité, sur laquelle j’avais déjà commencé à travailler après les émeutes de 2005 et l’état d’urgence, qui n’avait, soit dit en passant, pas suscité beaucoup plus de réactions que les lois antiterroristes.

As-tu, pour finir, quelques conseils de lectures à nous souffler ?

[C.G.] Je peux signaler la réédition de La Révolution sexuelle et la camaraderie amoureuse d’E. Armand, par Gaetano Manfredonia (Éd. Zones), et dans mes lectures récentes : le passionnant Désorceler, de l’anthropologue Jeanne Favret-Saada (L’Olivier), et El Indio, un gros roman pas très bien écrit mais prenant de Jules Celma, le garçon qui avait publié Journal d’un éducastreur chez Champ libre, en 1971.

N.N.