Le blog des éditions Libertalia

Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire

lundi 18 mars 2013 :: Permalien

Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire
Dominique Kalifa
Seuil, 2013

Ce qui marque d’emblée à la lecture du dernier livre de Dominique Kalifa lorsqu’il entraîne le lecteur dans les bas-fonds du XIXe siècle, c’est la clarté et la fluidité du style et de la trame. Cet historien reconnu, dont les séminaires et les articles savants peuvent être très pointus, montre ici sa capacité à rendre accessible à un plus large public possible la synthèse d’un vaste chantier universitaire de plusieurs années. Au-delà de cette écriture exemplaire qui pourrait justifier à elle seule, à mon sens, la recension de cet ouvrage ici, rayonne un bel objet : ces fameux bas-fonds, véritable enfer social où chutent les rebuts de l’humanité industrielle ; décors édifiants de tous les récits de crimes et d’émeutes, où se mêlent invariablement la misère, le crime et le vice. Ces images évocatrices ont longtemps semblé aller de soi, tant la misère urbaine était une réalité indubitable. Mais Dominique Kalifa déconstruit avec force cette évidence et débusque les mécanismes qui président à la construction d’un imaginaire social.

Dans toute l’Europe, les bas-fonds français, mais aussi l’underworld anglais ou son pendant allemand l’unterwelt, surgissent sous la plume conjuguées de romanciers, de policiers ou d’enquêteurs sociaux. Il en résulte un fort effet de réel et personne ne remet en cause l’existence effective de ce qui n’est, rappelle avec force ce livre, qu’un imaginaire social historiquement situé dont on peut suivre la création, l’expansion et la fin. La diffusion de ce thème est telle qu’il influence jusqu’aux regards de Marx et Engels lorsqu’ils croient déceler l’existence d’un lumpenproletariat, dont on sait aujourd’hui qu’il est tout aussi imaginaire que les bas-fonds. Une autre réussite du livre montre comment cet enfer urbain entre en résonance avec les représentations coloniales. En Angleterre, un récit d’exploration du « dark continent » peut ainsi emmener le lecteur indifféremment à Whitechapel ou aux sources du Nil. En France, les « Mohicans de Paris », effraient les lecteurs.

Cet imaginaire qui ne reflète pas – ou si peu – le monde social peut cependant finir par l’influencer, à travers les pratiques policières, les politiques urbaines, les œuvres philanthropiques, mais aussi les riches touristes en mal de sensations (telle est à l’origine la « tournée des grands ducs »). Autant d’actes guidés par la volonté de résorber ou de maîtriser les bas-fonds et qui influencent concrètement l’existence des quartiers populaires. En étudiant de façon stimulante comment les représentations et la matérialité sociale interagissent, Dominique Kalifa rappelle qu’un imaginaire n’est pas qu’un fantasme insignifiant mais constitue bien un ressort d’action sur le monde.
Le livre s’achève, peut-être un peu trop rapidement, par la disparition des bas-fonds, terrassés après la Seconde Guerre mondiale par l’État-providence qui rend ces discours anachroniques. Mais la thématique de la « classe dangereuse », des « barbares de l’intérieur » n’a pas entièrement disparu de nos jours, comme l’attestent les productions des « marchands de peur » (voir le livre de Mathieu Rigouste) dont les procédés discursifs empruntent encore à celui des bas-fonds.

Un thème haut en couleurs et politiquement signifiant, une analyse et une écriture limpides. Un livre utile et agréable donc. Que demander de plus ?

Éric Fournier