Le blog des éditions Libertalia

Mirage gay à Tel Aviv dans L’Obs

mardi 9 mai 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

paru dans Bibliobs, 30 avril 2017.

En vendant le concept de “vie gay”, la ville de Tel Aviv veut montrer combien il y fait bon vivre. Entretien avec Jean Stern, auteur de Mirage gay à Tel Aviv.

L’OBS. Votre livre s’ouvre sur une première scène étonnante : les images du premier mariage gay de France diffusées par les chaînes d’infos en continu, qui donnent des idées aux communicants de la mairie de Tel Aviv…

Jean Stern. En effet, c’est une véritable fable contemporaine. On se souvient combien le débat sur la loi Taubira fut violent. Le 29 mai 2013, le premier mariage entre deux hommes gays est célébré à Montpellier par la maire de la ville, en présence de Najat Vallaud-Belkacem et des télévisions du monde entier. La tension politique est retombée, c’est un moment d’une grande émotion. 
Or – et j’ai reconstitué le fil des événements en interrogeant tous les acteurs – ce jour-là, la chargée de communication de la mairie de Tel Aviv est devant sa télévision, et cela lui donne une idée. Dès le lendemain, les jeunes mariés reçoivent un coup de fil de Ron Huldai, le maire de Tel Aviv, qui les invite, tous frais payés, à venir passer leur voyage de noces dans sa ville. L’un des axes stratégiques de la municipalité met en avant le fait que Tel Aviv une ville « gay friendly » et justement, la gay pride est imminente. 
Les deux Français sont donc venus trois jours, logés à l’ambassade de France, dans une ambiance de voyage quasi officiel, avec des interviews et des photos reproduites dans la presse du monde entier. Même Le Figaro, anti-mariage pour tous, va en faire un article, où il ne sera jamais question de la Palestine. Car l’objectif de cette opération lune de miel est de valoriser l’image de Tel Aviv, de la déconnecter du contexte politico-militaire, d’en faire une ville où il fait bon vivre.

C’est ce que vous appelez « pinkwashing ». Que signifie cette expression ?

Elle est calquée sur le « greenwashing », opération par laquelle les grandes entreprises pollueuses essaient de redorer leur blason en montant quelques opérations « écolo-responsables » : un peu de mécénat, un vague recyclage, un habillage végétalisé pour la façade de leur siège social. 
Le « pinkwashing » décline la même tactique sur le mode « gay friendly ». Il y a vingt ans, l’image d’Israël dans les médias se limitait à la guerre, l’occupation, et puis le Mur. Quant à Tel Aviv, c’était une ville de couche-tôt, petits fonctionnaires et employés. À part les juifs ayant de la famille sur place et les pèlerins, personne n’avait envie d’aller y passer ses vacances. Tout a changé quand Tzipi Livni est devenue ministre des Affaires étrangères. Ancienne du Mossad ayant vécu à Londres et Paris, elle sait combien Israël a mauvaise presse. Elle crée donc une cellule « Brand Israël », à la tête de laquelle elle nomme un stratège en marketing, Adi Aharoni. Pour changer l’image d’Israël, le plus simple est de profiter des atouts naturels (le soleil, la mer) et de les associer à l’idée de plaisir : la plage, les bars, le sexe.

Mais tout de même, on ne rend pas une ville « gay-friendly » simplement par la magie du marketing…

En effet, il y a eu d’abord une évolution spontanée. Le développement de la high-tech, secteur porté par les commandes de l’armée, ainsi que la libéralisation de l’économie ont favorisé l’éclosion d’une nouvelle population de jeunes urbains hautement qualifiés et à fort pouvoir d’achat. Des bars, des restaurants, des boîtes de nuit ont ouvert. Dans ses publicités, Tel Aviv s’est auto-baptisée « la ville qui ne dort jamais ». Et, tout naturellement, elle a pensé au public gay, qui appartient souvent aux classes favorisées. 
Elle a fait appel à Outnow, une compagnie néerlandaise spécialisée dans le marketing gay, qui travaille aussi pour Orange, Ibm, des villes comme Vienne ou Berlin. Leur stratégie : mieux vaut vendre la vie gay que la vie de Jésus aux gays occidentaux. Se diffuse alors le concept d’une « vie gay » propre à Tel Aviv, avec ses clubs, ses terrasses, ses saunas, et surtout ses garçons, souvent très beaux. Passant trois ans à l’armée, ils s’y sont musclés, sont devenus des hommes et pour beaucoup, des fantasmes.

Vous affirmez que, chez les gays occidentaux qui viennent à Tel Aviv, la figure du garçon israélien est venue combler le vide laissé par le garçon arabe, qui était l’objet de beaucoup de fantasmes dans les années 1960-1970.

Oui, cette figure qui a longtemps occupé une place centrale dans l’imaginaire des gays, et pas seulement parce que Jean Genet, William Burroughs, André Gide et d’autres écrivains y ont contribué. Jusqu’aux années 1970, il était facile d’avoir une histoire avec des jeunes quand on allait en vacances en Égypte, au Maroc ou en Tunisie. À Tunis, c’était des étudiants sentimentaux, des fils de la bourgeoisie au Caire ou encore des blédards à Tanger. Pour ces jeunes hommes, ces rencontres permettaient de vivre la sexualité qui leur convenait sans perturber l’ordre social. Une sorte de pas-vu pas-pris qui faisait leur « affaire », comme celle des touristes gays. Il y avait une scène homosexuelle, des boîtes où l’on savait qu’on ferait des rencontres, mais cela restait marginal.
Puis à partir de 2001, les pays arabes ont commencé à exercer une pression morale et religieuse sur les homosexuels, à s’attaquer aux lieux de sociabilité, à embastiller les homos. Dans le même temps, les gays occidentaux sont devenus très sensibles à l’islamophobie ambiante, beaucoup désormais ont peur de l’Arabe. En France, 38% des gays mariés votent FN… Or, à Tel Aviv, les gays vont trouver des garçons arabes (les Palestiniens de l’intérieur) ou des garçons qui ressemblent beaucoup à des Arabes (les misharim d’origine d’Afrique du Nord, yéménite, irakienne). C’est la jouissance de l’exotisme sans le danger. Israël utilise sa diversité pour relancer l’orientalisme sexuel.

Et la société israélienne ? Comment réagit-elle devant cette irruption de l’homosexualité dans l’espace public ?

Tel Aviv compte 400 000 habitants et certains affirment qu’un tiers est homosexuel, que ce soit gay et lesbien. J’y vois un effet du sionisme. Les sionistes avaient la phobie du corps juif européen, ces juifs faibles de l’Est, apeurés, pouilleux que la presse antisémite caricaturait en efféminés. Le sionisme a conçu un véritable programme de virilisation du peuple juif, avec notamment le culte de la guerre et celui du travail de la terre, via le kibboutz. Le sionisme a créé un nouvel homme… et celui-ci a souvent été un pédé ! Cela a fait surgir les premières revendications, et Tsahal a été la deuxième armée au monde à donner des droits aux gays, après les Pays-Bas.
Moi-même, je suis juif et homosexuel et vais en Israël depuis 1977. J’ai compris cette transformation en 2009, avec un événement fondateur : le massacre au centre gay de Bar Noar, au cœur de Tel Aviv, qui a fait deux morts et de nombreux blessés. Benjamin Netanyahou et Tzipi Livni sont venus sur place et ont affirmé leur soutien aux gays. Cela a été un moment de communion nationale, un coup d’accélérateur pour la cause gay… et une bonne façon de reléguer au second plan les questions qui fâchent en Israël : l’extraordinaire misère sociale – c’est le deuxième pays de l’OCDE où les inégalités ont le plus augmenté depuis vingt ans – et bien sûr la Palestine.

Vous allez même plus loin, puisque, selon vous, l’enjeu est de pouvoir dire : « Nous, les Israéliens, sommes gay-friendly. Eux, les Palestiniens, sont homophobes. »

C’est très net de la part de Benjamin Netanyahou. Il s’affiche « gay-friendly », laisse courir le bruit que jeune homme il fréquentait un bar gay et oppose la protection dont jouissent les gays à Tel Aviv à la répression – très réelle et très violente – qu’ils subissent dans le monde arabo-musulman. C’est une façon de compléter une description flatteuse d’Israël comme seul pays démocrate, féministe et protégeant les gays, dans une région massivement autoritaire, patriarcale et homophobe. Or, la première partie de l’assertion est fausse. En dehors de Tel Aviv, Israël reste une société profondément homophobe et selon les enquêtes d’opinion, 45 % de la population estime que l’homosexualité est une maladie, contre 5 à 10 % en Europe.
Par ailleurs, il est évident que la Palestine reste une société clanique, religieuse, autoritaire, où les gays ont la vie dure. Mais le gouvernement Netanyahou ne fait rien pour aider ces derniers. Non seulement, il refuse le statut de réfugiés aux gays palestiniens victimes de persécutions, mais il n’hésite pas à les faire chanter pour en faire des collabos. Malgré cela, il y a des LGBT qui militent en Palestine et combattent à la fois l’homophobie de la société palestinienne et son utilisation cynique par Israël. Leur combat est admirable.

Et les religieux, qu’en pensent-ils ?

La partie religieuse de la société israélienne (30 %) est divisée et évolue rapidement. À chaque gay pride, des rabbins lancent des déclarations apocalyptiques. Mais d’autres sont plus pragmatiques. Récemment, l’un d’entre eux a fait son coming out et il a été soutenu par 150 de ses collègues. En fait, les religieux s’intéressent surtout à la question démographique. Pour peupler Israël, tous les moyens sont bons : la FIV, l’adoption, les mères porteuses… La législation israélienne est très favorable à la natalité et les lesbiennes et les gays ont de plus en plus d’enfants, ce qui leur permet d’être de mieux en mieux accueillis et intégrés dans la communauté nationale.

Qui sont les gays qui viennent faire du tourisme sexuel à Tel Aviv ?

Au cours de mon enquête, j’ai rencontré à Tel Aviv des gays américains, australiens, danois, italiens, français, espagnols… Ils ont tous entre 35 et 45 ans, sont de classes moyennes, plutôt privilégiés. Tel Aviv appartient désormais à un vaste tourisme gay mondial, qui va de San Francisco à Berlin en passant par Ibiza. La vie y est chère, plus chère qu’à Paris. C’est un nouveau marché, les gays ont envie d’être entre eux, il y a même des croisières gays. 
Les premiers temps, ils venaient à Tel Aviv pour la plage, les garçons, la drogue : il fait beau, il fait chaud, le sexe est facile, tout est facile. À la suite des attentats de Daech en Europe, c’est devenu un tourisme de soutien. En guerre contre l’islam homophobe, les gays européens se reconnaissent dans Israël. Quand je leur ai posé la question de la Palestine, j’ai obtenu au mieux une indifférence polie, sur le thème : « c’est compliqué, je n’ai pas tous les éléments d’information ».

Votre livre montre comment la cause gay peut être utilisée par un programme politique. Cela rappelle les travaux du théoricien américain Joseph Massad, qui critiquait l’action des associations gays financées par le département d’Etat dans des pays arabes. Voyez-vous dans la politique de la ville de Tel Aviv un exemple de cet « homonationalisme » dont parle Massad ?

C’est certain, la question de l’homonationalisme – d’autres préfèrent le terme de « nationalisme sexuel » – est parfaitement illustrée par Tel Aviv. Il y a clairement chez une partie des gays occidentaux une volonté farouche de tenir leur rang dans le combat mondial contre le monde arabo-musulman. Cela correspond à ce qu’a décrit Massad, qui a pointé en outre la volonté de l’Occident d’imposer un genre de norme homosexuelle mondiale.
Mais les gays sont peut-être d’abord dans une logique de normalisation sociale, se soucient de leur train de vie, de leur patrimoine immobilier, de leurs vacances, sea, sex and sun. Ils se fichent de Gaza comme de l’an 40, même si, on ne peut hélas pas le nier, le modèle de domination que propose Israël leur convient plutôt bien. En cela, le séjour touristique à Tel Aviv est aussi un soutien politique, dont le gouvernement israélien, il faut rappeler, est une coalition de droite et d’extrême droite, se réjouit bruyamment.

Propos recueillis par Eric Aeschimann

Mirage gay à Tel Aviv dans Politis

mardi 9 mai 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans Politis n° 1451, 27 avril 2017.

Climat ensoleillé, belles plages, bars, boîtes de nuit et sex-clubs : Tel Aviv est devenu une destination de plus en plus prisée des touristes gays, particulièrement français. Paradoxe, dans un pays « nettement homophobe », l’État d’Israël n’hésite pas à faire une stratégie marketing de pinkwashing, pour promouvoir une image accueillante vis-à-vis des gays et camoufler ainsi la guerre, l’occupation coloniale et le conservatisme religieux – et mieux se différencier en cela de ses voisins arabes. Journaliste, fondateur de Gai pied en 1979, Jean Stern a mené une enquête minutieuse, soulignant notamment que Tsahal «  prend grand soin de s’afficher comme une armée “gay-friendly” ». Mais que « nombre de militants LGBT radicaux, palestiniens et israéliens, juifs et arabes, dénoncent ce “mirage rose” ».

Réfugié sur jeuneafrique.com

mardi 9 mai 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié le 2 février 2017, sur jeuneafrique.com

Emmanuel Mbolela :
« Les migrants et les réfugiés ne sont pas juste des victimes, ils luttent »

Dans son livre, Réfugié, Emmanuel Mbolela livre un témoignage saisissant sur son parcours et la vie des migrants africains, de la RD Congo à l’Europe en passant par le Maroc. Interview.

Emmanuel Mbolela, militant de la cause des réfugiés, a traversé plusieurs pays et le Sahara. Militant dans l’opposition congolaise, il a fui son pays en 2002, avant d’obtenir l’asile politique aux Pays-Bas, en 2008. Dans son livre, Réfugié, paru le 2 février, il décrit son parcours personnel avec sobriété et concision. L’éditeur, Libertalia, une maison parisienne d’obédience anarchiste, résume bien à Jeune Afrique l’intérêt particulier de ce récit : « On a trouvé intéressant le retour d’expérience sur l’auto-organisation des migrants et passionnante la place attribuée à la question des femmes. »
Au téléphone, la voix chevrotante, peinée par l’annonce tombée la veille du décès du leader de l’opposition congolaise Étienne Tshikedi, l’infatigable Mbolela a pris le temps de nous répondre.

Jeune Afrique : Que représentait pour vous Étienne Tshikedi, cofondateur de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS) ?  

Emmanuel Mbolela : C’était cette voix qui nous disait « Libérez-vous de la peur ». Je ne l’ai pas beaucoup connu. Je lui transmettais de manière occasionnelle des rapports d’activité de la jeunesse, car j’avais rejoint l’UDPS en 1992 et j’étais actif à Mbuji Mayi. Suite à une manifestation assez massive, j’ai été arrêté en 2002 et ai passé deux mois en prison. J’ai pu fuir et j’ai gagné le Congo-Brazzaville.

C’est là que commence votre odyssée…

Oui. Je ne pouvais pas rester au Congo. La chasse aux réfugiés était féroce. Alors j’ai vite repris la route. Cameroun, Nigeria, Bénin, Burkina Faso, Mali, Algérie, Maroc… Comme les autres, j’intégrais un groupe de migrants, puis en rencontrait un autre, de pays en pays, de frontière en frontière.

Pourquoi une telle insistance dans votre récit sur la souffrance particulière des femmes ?

Ce qu’elles vivent est difficile à imaginer. Elles souffrent deux fois plus. Ce n’est pas compliqué : sur la route, certaines femmes deviennent comme une monnaie d’échange. Beaucoup subissent plusieurs violences sexuelles sur leur trajet. Les chauffeurs, les passeurs, des policiers ou des militaires abusent d’elles. Même entre migrants, il y a des agressions, des humiliations. Imaginez : vous êtes une femme seule et vous devez dormir cachée dans un tout petit espace clos, serrée au milieu de plusieurs hommes. C’est ça le quotidien de ces femmes. C’est pour ça qu’après mon arrivée en Europe, j’ai commencé à imaginer le projet Baobab [un petit réseau d’accueil en conception au Maroc pour les femmes migrantes, NDLR].

Mais vous refusez de dépeindre les migrants et les réfugiés comme des victimes inactives. Pourquoi ?

En effet, il faut dénoncer mais pas s’apitoyer. Les migrants et les réfugiés ne sont pas juste des victimes, ils s’organisent. Il y a deux choses. D’une part, la solidarité. Je l’ai découverte à Tamanrasset. Cette solidarité, elle est pragmatique, directe. Tu arrives, les gens te repèrent et s’assurent que tu aies accès au minimum. Chacun indique, assiste, conseille l’autre. Un petit monde, que personne ne connaît et qui assure la survie de centaines de personnes. Et puis il y a la lutte. Je l’ai expérimentée au Maroc.
Arrivé là-bas, fort de mon expérience politique au pays, j’ai cofondé l’Arcom, l’Association des réfugiés congolais au Maroc. On a organisé les premières manifestations de réfugiés. On se réunissait devant le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et nous parlions de dignité, de droits. On a commencé à avoir des exigences au-delà du bricolage et de la charité pour la survie. On a posé des questions politiques.

Vous avez rencontré de la solidarité ?  

Oui. Le tissu associatif maghrébin se développe et intègre la question migratoire. Une association comme l’Association marocaine des droits humains se dépense sans compter pour la cause des étrangers, alors que ça ne lui rapporte rien en matière de popularité. Je pense que certaines associations maghrébines sont sensibles à la question du racisme étant donné que certains de leurs concitoyens le subissent en Europe. Les pays occidentaux n’ont pas de leçons à donner en la matière aux pays en développement d’ailleurs.
Par ailleurs, il faut le souligner, les églises maintiennent une activité caritative importante. Elles n’ont que très peu de marge de manœuvre au Maghreb et se doivent de rester à leur place, mais malgré tout, elles jouent leur rôle. Cet aspect est important : la question migratoire ne connaît pas de frontières, la répression non plus. Alors la solidarité ne doit pas en connaître.

Jules Crétois

Mirage gay à Tel Aviv dans CQFD

mardi 9 mai 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans CQFD n° 154, mai 2017.

Le pinkwashing à l’heure de Tel Aviv (ou Israël se rachète une image pink)

Publié aux éditions Libertalia, le livre de Jean Stern est une enquête inédite qui décortique la stratégie marketing de l’État israélien draguant la communauté gay occidentale. Rencontre avec l’auteur, cofondateur de Gai Pied, puis journaliste à Libération et actuel rédacteur en chef de La Chronique d’Amnesty International.

CQFD : « Mirage gay à Tel Aviv » est une enquête sur ce que l’on appelle le pinkwashing. Est-ce que tu peux nous expliquer de quoi il s’agit ?

Jean Stern : Je vais prendre un exemple simple avec le « greenwashing », qui consiste pour les entreprises à repeindre en vert leurs actions, à mettre par exemple des plantes vertes dans les sièges sociaux. Le pinkwashing apparaît en 2008 avec l’idée d’attirer la communauté gay occidentale à Tel Aviv pour tenter d’« adoucir » l’image d’Israël et de développer un nouveau tourisme. À partir de 2009-2010, une vraie stratégie marketing est pensée, élaborée, construite par la mairie de Tel Aviv, les hôteliers et le ministère du tourisme pour tenter de changer l’image d’Israël. Il faut rappeler qu’Israël était en dehors des grands circuits touristiques mondiaux jusqu’à la fin des années 2000. Et le gouvernement israélien s’est dit : il va falloir mettre en avant nos atouts. Tel Aviv, balnéaire, dotée de nouveaux lieux de sociabilité et dont l’image était en train de changer offrait un vrai potentiel. Ils ont trouvé le slogan : « Tel Aviv, la ville qui ne dort jamais ». Un slogan festif adapté aux hétéros mais qui marche aussi bien pour les gays. Israël a alors ciblé les médias gays, invités des dizaines de journalistes LGBT à Tel Aviv, fait des opérations de promo dans les clubs gays etc. Mais le pinkwashing a aussi et surtout permis un discours idéologique, avec cette idée sous-jacente : il y a des droits pour les gays en Israël, et ils n’en ont pas dans le monde arabe.

Dans ton livre, on entre dans le détail puisqu’on découvre qu’une boîte de com’ basée aux Pays-Bas a été embauchée pour faire ce travail de marketing…

Oui, il s’agit d’Outnow, une entreprise habituée à travailler avec des marques comme Orange, IBM mais aussi avec des villes comme Berlin, Vienne ou Copenhague. À partir de 2008, le gouvernement israélien a mis en place la structure « Brand Israël » directement reliée au cabinet de la ministre des Affaires étrangères de l’époque, Tzipi Livni. Cette ancienne agente du Mossad, le service secret israélien, n’ignorait rien de l’image désastreuse de son pays. L’équipe de Livni a utilisé toutes les ressources du marketing pour l’améliorer. Des dizaines de millions de dollars ont été dépensés sur plusieurs années. Entre autres choses, le congrès de l’association mondiale du tourisme LGBT a été accueilli là-bas. Dès 2009-2010, un flux touristique s’est instauré. Aujourd’hui, des dizaines de milliers de touristes gays occidentaux se rendent chaque année à la semaine de la fierté gay, début juin. Un tourisme très rentable puisqu’il contribue à faire tourner les nombreux bars, clubs et hôtels de Tel Aviv. Même si Israël a investi beaucoup d’argent, le retour sur investissement est flatteur puisque cela a non seulement amené des gens à Tel Aviv mais a surtout contribué à changer l’image du pays chez les gays avec cette idée assez simplette mais qui hélas marche : « Un pays aussi sympa avec nous ne peut pas être aussi horrible qu’on le dit avec les Palestiniens. »

Par ailleurs, on comprend dans ton livre qu’à travers ce plan marketing, Israël utilise le désir des gays occidentaux pour l’homme oriental.

Israël a récupéré ce que l’on a appelé l’orientalisme sexuel dont on trouve les traces chez des écrivains du XIXe siècle comme Flaubert ou Gérard de Nerval. Dans son livre L’Orientalisme, Edward Saïd explique comment l’image du monde arabo-musulman était très liée au désir sexuel des hommes occidentaux pour « l’homme arabe ». Cet orientalisme sexuel a connu son âge d’or dans les années 1950-60 avec pas mal d’écrivains emblématiques qui s’installaient au Maroc, en Tunisie, mais aussi s’engageaient aux côtés des Palestiniens. Jusque dans les années 1970, nombre de gays occidentaux sont allés ainsi au Maroc, en Égypte ou en Tunisie, rencontrer des hommes arabes. Et de fait, ça marchait assez bien parce qu’on était dans une sorte de « pas vu pas pris » réciproque. Mais le durcissement des pays arabo-musulmans, comme le Maroc et l’Égypte, à l’égard des homosexuels, a rendu de plus en plus compliqué ce tourisme sexuel. Et puis le contexte post-11 septembre 2001 a fait qu’une partie des homosexuels sont devenus hostiles à l’islam, et aux Arabes en général. Cela a été la naissance de l’homonationalisme, et il faut aujourd’hui déplorer qu’une partie des homosexuels occidentaux soutiennent la droite et l’extrême droite dans la croisade mondiale contre l’Islam. Israël leur propose un genre de placebo d’Orient qui leur convient assez bien, et je raconte comment de ludique le séjour à Tel Aviv devient de plus en plus politique.

Dans ce contexte particulier, comment vivent les homosexuels en Palestine ?

Dans une société plutôt conservatrice et homophobe, les homosexuels sont harcelés, parfois arrêtés et torturés par la police palestinienne. Une situation qu’exploite Israël grâce à une unité de surveillance électronique (l’unité 8200). Il y a trois ans, 43 réservistes de cette unité ont publié un texte où ils dénoncent le travail qu’on leur demande. C’est-à-dire non pas la prévention du terrorisme mais la détection des homosexuels et des lesbiennes, des hommes adultères, des alcooliques, etc., afin de les soumettre à un chantage. Ceux qui acceptent de s’y soumettre deviennent des collabos et risquent la mort s’ils sont découverts. S’ils refusent, Israël peut les dénoncer à la police palestinienne, et c’est également un péril mortel pour eux. Derrière le sirupeux discours gay-friendly d’Israël que mon livre essaye de décrypter, il y a une réalité bien plus sombre. Mais en Israël, en dehors de Tel Aviv, la société reste majoritairement homophobe. Les jeunes LGBT sont harcelés, violentés. Au-delà de son objectif de faire oublier l’occupation de la Palestine, le pinkwashing est aussi un paravent qui cache la réalité peu reluisante de la société israélienne, homophobe, inégalitaire, de plus en plus raciste.

Il y a aussi un chapitre sur l’utilisation de mères porteuses en Thaïlande, en Inde et ailleurs par les couples gays israéliens qui laisse sans voix…

En commençant cette enquête il y a trois ans, j’étais surpris de croiser dans les rues de Tel Aviv des couples de garçons poussant des landaus avec des bébés. Je me suis aperçu qu’il y avait un baby-boom gay en Israël d’une ampleur considérable, unique au monde. On parle de plus de 10 000 naissances dans les couples de lesbiennes et de 5 000 dans les couples homosexuels à Tel Aviv depuis 2010. Pour les lesbiennes, c’est relativement simple puisque Israël est un des pays pionniers de la fécondation in vitro. Pour les gays c’est plus compliqué. Au début, ils ont eu recours à la coparentalité, avec des amies souvent lesbiennes. Et on se partage le temps de garde, une semaine chez l’un, une semaine chez l’autre. Mais petit à petit, ils ont préféré la gestation pour autrui (GPA), baptisée en Israël maternité de substitution. La GPA est devenue un vrai marché avec ses cours : c’est plus cher de louer une mère porteuse juive aux États-Unis qu’une femme non juive au Népal ou en Thaïlande. Pour donner une échelle des prix, cela va de 45 000 à plus de 150 000 dollars. Dans ce nouveau marché de l’enfant, fait d’hyper-capitalisme mêlé de nationalisme – il faut des fils pour peupler Israël – il y a quelque chose qui provoque le malaise. Il y aussi une sérieuse bagarre avec les religieux, dont le poids politique est important en Israël, sur la question de la judaïté de ces enfants. Pour la loi juive, on est juif par la mère. À l’exception de certaines mères porteuses aux États-Unis, la plupart ne sont pas juives. Ces questions éthiques sont en fait très politiques.

Où est donc l’espoir ? Peut-être du côté du Black Laundry qui a marqué l’histoire de la défense des droits LGBT en Palestine / Israël dans les années 2000 ?

Il y a eu effectivement au début des années 2000 un mouvement LGBT très novateur, Black Laundry, qu’on peut traduire par lessiveuse noire et qui prônait l’exact inverse du pinkwashing. Il y avait là aussi bien des filles, des garçons ou des trans palestiniens et israéliens. Ce mouvement mixte dans tout les sens du terme a su mener une lutte à la fois contre le pinkwashing alors naissant mais aussi et surtout contre l’occupation, qui est la question centrale en Israël. Ce mouvement a fini par se déliter et beaucoup de ses militants ont d’ailleurs quitté le pays pour Berlin. Mais après plus de dix ans d’atonie, et pendant que les homos réacs jouissent de leur bonne fortune dans leurs luxueux penthouses de Tel Aviv, on assiste depuis quelque temps à une petite renaissance de l’expression de la radicalité LGBT, notamment avec des groupes palestiniens qui tentent de se réapproprier la culture queer arabo-musulmane et de se développer à l’intérieur même des Territoires occupés. C’est difficile, car il leur faut combattre sur tous les fronts, dénoncer ce pinkwashing qui les présente comme des victimes de l’homophobie de leur société, alors qu’Israël contribue largement à leur oppression. Il ne faut pas se leurrer, le combat est très dur, contre la famille, la police, l’armée et un discours qui nie leur identité pour les LGBT palestiniens, contre une société parfois hystériquement homophobe et une extrême droite de plus en plus violente en Israël pour les LGBT israéliens. C’est d’ailleurs en Palestine et en Israël que les mirages du pinkwashing sont souvent le plus violemment critiqués, et cela a quelque chose de réconfortant, surtout vu de France, où il est si difficile de critiquer Israël. Toutes les arnaques ont cependant une fin.

Propos recueillis par Martin Barzilai

Mirage gay à Tel Aviv sur jeuneafrique.com

mardi 9 mai 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié le 31 mars 2017, sur jeuneafrique.com

Livres :
Quels liens entre (homo)sexualité, racisme, nationalisme et monde arabe ?

Plusieurs ouvrages sont récemment parus, qui tentent de comprendre les liens qui unissent les questions de sexualité et de racisme.  

Plusieurs ouvrages ont été publiés récemment concernant les liens subtils, parfois paradoxaux, entre d’un côté le nationalisme, le racisme, l’immigration ou encore le sionisme et, de l’autre, la sexualité, l’homosexualité et la sphère de l’intime. Centrés sur l’histoire ou sur l’actualité, ils mettent en lumière plusieurs débats et polémiques du moment. Tour d’horizon d’ouvrages qui se situent dans le sillage de penseurs plus célèbres, comme l’anthropologue pakistano-américain Talal Asad, ou les intellectuels palestiniens Joseph Massad et Edward Saïd.

La France et ses citoyens d’origine arabe

Une traduction d’un ouvrage de l’historien américain Todd Shepard a ré-ouvert le débat. Dans Mâle décolonisation, l’« homme arabe » et la France (1962‑1979), paru aux éditions Payot en février dernier, Shepard présente la manière dont « l’homme arabe » et en particulier sa sexualité est devenu une obsession française. L’historien retrace la naissance d’un discours centré sur la sexualité prétendue des hommes arabes et leurs mœurs, au sortir de la guerre d’indépendance de l’Algérie. On découvre comment l’extrême-droite française invoque le mythe d’un Arabe dont l’hyper-sexualisation serait une redoutable arme au service d’une « invasion » de la France. De l’autre côté, une frange de la gauche française répond par le fantasme de l’Algérien combattant, héros à la virilité débordante, seul capable de mettre à mal une société française conservatrice et puritaine. De quoi mettre en lumière les débats médiatiques d’aujourd’hui, sur l’immigration, le port du voile ou encore le racisme anti-maghrébin.
Autre parution, autre langue : Sexagon : Muslims, France, and the Sexualization of National Culture, qu’on pourrait traduire par « Sexagone : les musulmans, la France et la sexualisation de la culture nationale », publié fin 2016 par Fordham University Press. Sexagon se veut « une exploration de la politisation de la sexualité dans les débats publics autour de l’immigration et de la diversité en France ». Mehammed Amadeus Mack, enseignant aux États-Unis, y sonde la création de figures – notamment médiatiques ou artistiques – comme celle du jeune Français musulman, forcément viril et le plus souvent homophobe.
Il retrace notamment la manière dont petit à petit, on a commencé à exiger en France des immigrés et des citoyens d’origine immigrée un certain comportement sexuel, alors que se forgeait dans l’opinion publique l’image d’un Français musulman trop peu moderne, hostile au libéralisme et au progrès. Enfin, l’auteur essaie d’analyser les retombées de ce discours dominant et empreint de racisme sur les principaux concernés et remarque par exemple que des personnes qui, d’un côté, appartiennent à une minorité sexuelle et, de l’autre, appartiennent à un groupe ostracisé ou marginalisé – vivant en banlieue, de confession musulmane… – peuvent en venir à refuser très souvent le fameux « coming out », par exemple, préférant vivre dans la discrétion leur sexualité.
Si ces deux ouvrages ont comme terrain d’étude la France, ils n’en éclairent pas moins des discours répandus dans l’ensemble du monde occidental et qui ont d’importantes répercussions au Maghreb.

Israël, la communication en mode « gay-friendly »

Dernière parution en date : Mirage gay à Tel Aviv, du journaliste français et cofondateur de l’association GaiPied, Jean Stern, publié à la mi-mars par Libertalia. Nous quittons là le terrain français pour une étude qui se concentre sur l’État israélien. Mais des préoccupations communes se dessinent : celle d’un Occident qui, rebondissant sur une culture orientaliste acquise de longue date, joue avec les thématiques de la tolérance sexuelle pour mieux caricaturer les hommes arabes et se présenter comme des zones de résistance à un monde arabo-musulman prétendument intolérant, mais surtout fantasmé et ainsi, légitimer des entreprises racistes ou néocoloniales. Difficile aussi, à la lecture de ce livre, de ne pas penser aux efforts de nombreux partis d’extrême droite en Europe, en Grande-Bretagne et en Hollande notamment, pour apparaître comme des défenseurs d’un libéralisme sociétal qui ne saurait être qu’occidental. Stern décrypte la stratégie de communication politique de l’État hébreu, appelée « pinkwashing », qui met en avant une image « gay-friendly » du pays.
« Quelques jours avant le déploiement de force et les énièmes bombardements sur Gaza, à l’été 2014, une base militaire du Néguev, (…) a reçu avec pompe un groupe de 25 touristes gays nord-américains… », relève l’auteur au début de son ouvrage. Et d’examiner tout au long de son travail comment un pays toujours miné par une homophobie importante, peut, pour des raisons de realpolitik, amener hôteliers, communicants, politiques et militaires à communier dans une vaste opération de promotion d’Israël comme une nation avant tout « fun » et ouverte, en butte à des Palestiniens qui seraient tous homophobes et étroits d’esprit. Le but, selon l’auteur : effacer petit à petit le sort réservé aux Palestiniens de l’horizon de l’opinion publique et relativiser l’importance de la lutte pour les droits des Arabes.

Jules Crétois