Le blog des éditions Libertalia

Algérie, les années pieds-rouges

jeudi 15 octobre 2009 :: Permalien

C’est un livre qui donne le vertige. Pendant deux ans, en 2007-2008, Catherine Simon, journaliste au Monde et dernière correspondante à Alger au début des années 90, a recueilli les témoignages de quelque 80 anciens « pieds-rouges ». On appelait ainsi les militants (français principalement) venus soutenir l’Algérie nouvellement indépendante. Combien étaient-ils et d’où venaient-ils ? Quelles étaient leurs attentes politiques ? Ce sont toutes ces questions qui sont abordées frontalement dans cette étude.
Catherine Simon redonne la parole à cette génération de militants anticolonialistes oubliés. Aux trotskystes de la mouvance pabliste d’abord, passés du soutien logistique au FLN (porteurs de valises et fabricants d’armes) au conseil politique. Michel Raptis, dit Pablo, était en effet le conseiller du premier président algérien, Ahmed Ben Bella (1962-1965). On lui doit notamment les décrets de 1963 sur l’autogestion. Aux libertaires (tendance Fontenis) ensuite, proches de Mohammed Harbi, autre conseiller de Ben Bella, représentant de l’aile gauche du FLN. Aux communistes orthodoxes comme Henri Alleg, directeur du quotidien Alger républicain. Et aux syndicalistes et aux militants de la « nouvelle gauche » (PSU) qui animèrent l’hebdomadaire Révolution africaine, fondé par Jacques Vergès à une époque où celui-ci était encore fréquentable.
En ce temps-là, pour ces trentenaires, « Alger, c’était La Havane » et « l’Algérie, c’était leur guerre d’Espagne ». Ils étaient journalistes ou enseignants, médecins ou conseillers techniques. Les Algériens les accueillirent à bras ouverts, ils les considéraient comme les représentants de la « vraie France », rien à voir avec celle des colons et des pieds-noirs. En dépit de fractures liées à la répression du mouvement kabyle et au code de la nationalité qui lia islam et citoyenneté algérienne, la période de grâce dura trois ans. Elle prit fin brutalement avec le coup d’État du colonel Houari Boumediene le 19 juin 1965, (aidé par le « jeune frère » Bouteflika), et les arrestations de Ben Bella et de Mohammed Harbi. À l’été 1965, comme tant d’autres, Michel Raptis et Henri Alleg rentrèrent en France. Alger n’était plus La Havane. Les Cubains plièrent bagages et le régime militaire se durcit. Oubliées les manifestations de femmes, exit les vagues tentatives d’indépendance syndicale de l’UGTA, l’heure était à la mise au pas. Les pieds-rouges furent sommés de partir. Le libraire militant Lotfallah Soliman (auteur d’une remarquable Histoire profane de la Palestine, La Découverte) fut expulsé en 1966, de même que Didar Fawzy, la camarade égyptienne d’Henri Curiel. Seuls les Soviétiques, au nom de la logique de guerre froide, maintinrent de bonnes relations avec « l’Algérie socialiste ». Les anciens porteurs de valises, déserteurs et autres militants anticolonialistes furent remplacés par des « coopérants techniques » arrivant et repartant à dates fixes, selon les termes de leur contrat. Finalement, ce livre dresse l’histoire d’une époque, de ses rêves, de ses échecs et de ses « trous noirs ». Un travail lumineux.

Algérie, les années pieds-rouges.
Des rêves de l’indépendance au désenchantement (1962-1969)

Catherine Simon, La Découverte, 288 pages, 22 €.