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Armand-Gatti, théâtre-utopie sur En attendant Nadeau

jeudi 5 septembre 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur En attendant Nadeau, le 2 août 2024.

« Les vaincus des vaincus »

Avec Armand Gatti. Théâtre-Utopie, Olivier Neveux, critique et enseignant de théorie théâtrale, livre enfin le grand et ambitieux essai qu’il préparait depuis plusieurs années sur cette œuvre singulière. Avec subtilité, Neveux passe sur le biographique, et notamment la polémique stérile qui entacha à partir de 1999 la figure de Gatti – il fut accusé par son ami Pierre Boulez d’avoir « affabulé » sa jeunesse, en se disant ancien « déporté » –, et part en quête du projet politique de l’auteur qui se déploie à partir de sa première pièce représentée, Crapaud-Buffle, en octobre 1959, mise en scène par Jean Vilar au théâtre Récamier. De là, à travers quatre grands chapitres, le chercheur propose une lecture qui entremêle cette œuvre aux multiples formes (théâtre, cinéma, ateliers…) et les lieux où elle « s’établit » : l’Allemagne de la RAF et de Meinhof, l’Irlande du Nord de l’IRA et de Bobby Sand, la Belgique, Saint-Nazaire et sa population ouvrière. Mais Olivier Neveux l’affirme clairement : « Gatti n’a pas défendu un théâtre engagé, au sens où tant d’autres l’entendent, sous la pression des événements : un théâtre, inchangé, à “contenants” similaires qui s’en irait investir de nouveaux contenus déterminés par l’urgence et l’indignation. Le théâtre doit être altéré, affecté par le monde nouveau qu’il escompte, le présent qu’il combat, le passé qui l’a espéré – “Nous avons été attendus sur la terre” (W. Benjamin). Il naît de la lutte plutôt qu’il ne la thématise. Et cette altération suppose que tout soit transformé : des modes de production, des formes de création aux personnages, auteur, dispositif, les rapports qu’ils induisent. »
Cette transformation incessante fut celle de la Parole errante. En mobilisant tout un appareil théorique qui ne se limite pas au théâtre – Gatti était si étranger à ce monde-là que, dans les années 1980, beaucoup de ceux qui avaient désormais le pouvoir se détournèrent de lui –, Olivier Neveux embrasse la philosophie et la pensée politique, pour pointer remarquablement la cible de l’œuvre de Gatti. À quoi cet auteur aurait-il donc occupé sa vie ? À quoi a-t-elle été dédiée ? L’auteur fait l’hypothèse, « forcément réductrice, car il ne saurait y avoir une seule réponse, qu’il a poursuivi, sous des formes et des mots différents, le projet politique d’abolir ou de supprimer l’histoire, à tout le moins de s’en dispenser ». Cette idée d’un dessein « anhistorique » est des plus éclairantes : « Sortir de l’histoire, cela veut dire qu’on y est jusqu’au cou, quels qu’en soient les dénis ou les inconsciences, pris dans ses guerres et ses narrations, avec ses enchaînements, ses “donc” et ses “ainsi”, ces mots qui en chevillent l’ordonnancement, qui coordonnent, rectilignent et excluent ». Et l’auteur d’expliquer que sortir de l’histoire ne signifie donc pas en ignorer la réalité ni les tragédies, les échecs. Bien au contraire, Gatti fait une place cruciale aux persécutions, aux déportations et à l’extermination.
Toute l’œuvre partirait de là. Elle n’aurait presque porté que sur cette question : « ce que l’Humanité a fait de l’humanité ». Le dramaturge aurait ainsi été toujours en quête d’une forme, non pour le nommer ou le commenter, mais pour le « dire ». Grâce au travail d’Olivier Neveux, on comprend ce qui relie La Voix qui nous parle n’a pas besoin de visage et La Traversée des langages, cette recherche absolue et sans concession du « dire » le silence.

Philippe Artières