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Avec tous tes frères étrangers sur Mediapart

mardi 27 février 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié le 20 février 2024 sur Mediapart.

Manouchian et ses camarades partageaient « un horizon internationaliste »

Avec la panthéonisation de Missak Manouchian mercredi 21 février 2024, 80 ans après son exécution par l’occupant nazi, Emmanuel Macron choisit d’accomplir, selon ses mots au journal L’Humanité, « un acte de reconnaissance des FTP-MOI et de tous ces juifs, Hongrois, Polonais, Arméniens, communistes, qui ont donné leur vie pour notre pays ».
Sous ce sigle à six lettres, pour « Francs-tireurs et partisans-Main-d’œuvre immigrée », c’est tout un pan de la Résistance qui se voit mis en lumière, au-delà de la figure d’un homme déjà intégrée à la culture populaire,
via le poème d’Aragon mis en musique par Léo Ferré, L’Affiche rouge. Le titre de l’ouvrage de Dimitri Manessis et Jean Vigreux, Avec tous tes frères étrangers (Libertalia, 2024), indique bien l’histoire collective des FTP-MOI que les deux chercheurs ont justement voulu proposer.
Respectivement docteur en histoire et professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bourgogne Franche-Comté, ils montrent combien cette histoire précède largement le second conflit mondial, en débutant dans les années 1920, lorsque la France devient provisoirement une terre d’immigration. Et en se poursuivant après la Libération, dans la galaxie communiste et dans la mémoire collective.
Pour Mediapart, Dimitri Manessis et Jean Vigreux remettent en perspective l’action de Manouchian et de ses frères et sœurs de combat, et les enjeux mémoriels d’une panthéonisation décidée par le pouvoir politique. Ils insistent sur la nature spécifique du patriotisme qui animait les FTP-MOI, révolutionnaire, populaire et internationaliste.

Mediapart : Manouchian était un responsable des FTP-MOI. Sur le terrain, quelle a été l’importance de leur résistance ?

Dimitri Manessis  : Il faut rappeler que la Résistance française n’a pas été un mouvement de masse, contrairement à la situation qui a prévalu dans des pays comme la Yougoslavie ou la Grèce. La lutte armée, dans ce cadre, a été essentiellement portée par le PCF en 1943-44. Les FTP-MOI, qui étaient des résistants communistes et étrangers organisés en groupes de langue, peuvent être décrits comme le « fer de lance » de cette lutte armée, en région parisienne et secondairement en province.
D’un point de vue strictement militaire, l’action des FTP-MOI n’a pas eu d’impact décisif sur le cours du conflit. On peut d’ailleurs le dire de l’action générale de la Résistance. Sa valeur politique, en revanche, a été centrale. Il s’agissait de mener une guérilla, afin de montrer à l’armée d’occupation, tout comme aux collaborateurs locaux et à l’opinion publique, que la France était le théâtre d’une lutte de libération, que le pays tout entier ne baissait pas la tête. Cela correspondait à une demande des Alliés : les Britanniques, en particulier, souhaitaient des guérillas dans les pays occupés.

Jean Vigreux : On estime que 3 à 4 % de la population en France a participé à la Résistance. Mais cette dernière, comme mouvement organisé, a compté entre 18 et 20 % d’étrangers en son sein. La plupart d’entre eux sont des réfugiés antifascistes, antinazis, ainsi que des volontaires partis combattre en Espagne pour défendre le camp républicain contre Franco. Ces derniers, forts de cette expérience, ont été un vivier de cadres trentenaires et quadragénaires ayant dirigé les FTP-MOI.

Avant son arrestation, Manouchian a remplacé Boris Holban comme commissaire militaire de la région parisienne. Ce dernier a été démis de ses fonctions en raison de désaccords. Est-ce que cela signifie qu’il y avait des débats sur le coût humain de cette lutte armée ?

Jean Vigreux : Il ne faut pas surestimer les différences de point de vue, dans la mesure où Holban avait lui-même participé à la montée en puissance des attaques. On parle d’une action tous les deux à trois jours pendant un an, qui témoigne d’une vraie volonté de harceler les troupes d’occupation. Après la défaite des nazis à Stalingrad sur le front russe, qui prouvait que l’armée allemande n’était pas invincible, des espoirs puissants ont nourri l’action des FTP-MOI.
Une fois ceci rappelé, il est vrai qu’entre le Parti communiste, les FTP et les FTP-MOI, il pouvait y avoir des appréciations différentes sur les modalités de la lutte. Dans son témoignage, qu’il faudrait recouper, Boris Holban mentionne une nuance entre lui et Henri Rol-Tanguy [chef des FTP de la région parisienne – ndlr]. Mais on ne peut pas dire qu’il y ait eu de fuite en avant, ou que Manouchian ait été envoyé inconsidérément au sacrifice. Dans les archives, on perçoit une volonté de faire attention, malgré les dangers évidents de la lutte.

Dimitri Manessis : Il y avait un désaccord tactique entre Boris Holban et Henri Rol-Tanguy, qui portait davantage sur l’ampleur que sur la densité des actions. C’est un débat qu’on retrouve historiquement ailleurs dans d’autres guérillas. L’idée de monter d’un cran dans la qualité des actions, et pas seulement dans leur quantité, a donné lieu à des discussions terribles, dans les conditions extrêmement difficiles de la clandestinité, avec toutes les difficultés de communication que vous pouvez imaginer. C’est à la suite de ce désaccord tactique qu’Holban a été mis de côté, mais provisoirement, et sans qu’aucun FTP-MOI n’ait suggéré de renoncer à la guérilla elle-même.

Dans « L’Express », le chercheur Sylvain Boulouque suggère que Manouchian aurait livré des informations importantes aux policiers français qui l’ont arrêté. Y a-t-il eu construction d’une « légende », comme il l’affirme ?

Dimitri Manessis : Ce n’est pas un scoop que des personnes parlent sous la torture. Mais Manouchian et ses camarades ont dit le strict minimum, et ce n’est pas le produit de leurs aveux qui a provoqué la chute du groupe, mais bien la traque minutieuse qui durait depuis des mois. Il ne suffit pas de regarder le moment de l’arrestation et de constater celles qui ont eu lieu après. De ce point de vue, nous avons un désaccord sur la méthodologie et les conclusions de Sylvain Boulouque.

Jean Vigreux : La chronologie compte pour expliquer la vague d’arrestations qui ont eu lieu. Et en l’occurrence, il y a une personne qui a été arrêtée un mois avant Manouchian et qui a pour le coup beaucoup parlé, à savoir Joseph Davidovitch, le commissaire politique des FTP-MOI de la région parisienne. Il a été considéré comme un traître et exécuté par ses anciens camarades, après avoir été relâché par la police. Il n’a cependant pas lâché des informations de son propre chef : il a été interrogé avec sa femme devant lui, et beaucoup de documents ont été trouvés chez lui.

Cette question permet de souligner qu’au-delà des 23 membres du groupe dirigé par Manouchian, fusillés avec lui le 21 février 1944 au mont Valérien, beaucoup d’autres ont été arrêtés à la fin 1943…

Jean Vigreux : On a fait des héros des 23, mais 68 personnes ont été arrêtées à la suite de la filature de novembre 1943. Beaucoup ont été déportées, dont une dizaine de femmes mortes au camp d’extermination d’Auschwitz, qui font partie du même « écosystème » militant. Avec notre livre, nous avons voulu visibiliser ces invisibles et les inscrire dans une histoire collective, qui est aussi une histoire du temps long.

Dimitri Manessis : Toute une logistique a permis les actions des FTP-MOI. Même si la focale est souvent mise sur les hommes portant une arme, il ne faut pas oublier le rôle joué par les femmes. La seule du groupe des 23, Olga Bancic, a été non pas fusillée mais guillotinée en Allemagne le 10 mai 1944. Elle était juive, communiste, roumaine et mère d’une petite fille. Son destin mérite d’être étudié à l’occasion de cette entrée au Panthéon.

Le monument du Panthéon symbolise la « reconnaissance de la patrie » à celles et ceux qui y reposent. Comment qualifier le patriotisme des FTP-MOI, souvent mis en avant ?

Dimitri Manessis : C’est effectivement un patriotisme qui mérite d’être qualifié, car tout le monde peut se revendiquer de la France ou de la patrie. Deux temporalités différentes se conjuguent pour le comprendre. Il y a, d’une part, l’image que pouvaient avoir de la France ces immigrés ou fils d’immigrés quand ils y sont arrivés dans les années 1920. Pour beaucoup, c’était une image idéalisée, nourrie de la connaissance de la Révolution française, de la culture et de la littérature françaises. Il y a, d’autre part, le tournant pris par la politique communiste à l’occasion du Front populaire.
À ce moment-là, le PCF propose un discours syncrétique, qui ne considère pas comme antithétiques le drapeau rouge et le drapeau tricolore. C’est un patriotisme de classe, de gauche, populaire qui émerge, et qui va de pair avec des idéaux internationalistes, des références à l’Union soviétique et à la révolution de 1917. Ce discours résonne avec l’expérience vécue par les étrangers des FTP-MOI, et n’est pas sans lien avec la culture qui habitait les Brigades internationales pendant la guerre d’Espagne, lorsque le combat antifasciste était relié aux luttes pour l’indépendance nationale menées au XIXe siècle.

Jean Vigreux : Leur patriotisme, c’est en effet l’héritage de la « patrie en danger » face aux impérialismes, et certainement pas un nationalisme d’exclusion. Beaucoup ont participé au 150e anniversaire de la Révolution française à l’été 1939. Leurs références historiques, visibles dans les noms qu’ils adoptent, ramènent aux épisodes révolutionnaires de 1789, 1793, 1848 ou de la Commune. Toutes renvoient vers le projet d’une République sociale émancipatrice et un horizon internationaliste.

Vous insistez sur le fait de « visibiliser les invisibles ». Il y a justement un débat sur le choix de panthéoniser seulement Missak Manouchian, et pas ses camarades. L’historienne Annette Wieworka a notamment alimenté ce débat. Qu’en pensez-vous ?

Jean Vigreux : Missak et Mélinée Manouchian reposeront au Panthéon, mais il y aura également une plaque sur laquelle figureront les noms des 23 fusillés du 21 février 1944, et celui de Joseph Epstein [responsable FTP-MOI arrêté dans les mêmes conditions et fusillé le 11 avril 1944 – ndlr].
Je comprends la frustration qui peut exister, mais, de mon point de vue, Missak Manouchian est le symbole de toute la lutte armée menée par les résistants étrangers et communistes. L’alternative est difficile. Si on se demande : « Pourquoi pas les 23 ? », on pourrait demander : « Pourquoi pas les 68 ? » Ou pourquoi pas d’autres encore (Boris Holban, Louis Gronowski, Artur London, Cristina Boïco, etc.), qui ont fait partie de la même lutte.

Dimitri Manessis : Ce n’est pas parce qu’un individu symbolise quelque chose qu’on oublie tous les autres. Nous avons justement écrit un livre sur les FTP-MOI, une structure intégrationniste appuyée sur des spécificités dont témoignaient les groupes de langue. Dans notre position, la réponse est là : se saisir de l’occasion pour faire de l’histoire qui soit la plus claire et la plus abordable possible. Pour le dire trivialement, il y a d’autres sujets plus importants sur lesquels s’engueuler. Par exemple sur le fait que ce soit ce gouvernement-là qui panthéonise Manouchian…

C’était justement la dernière question que nous souhaitions vous poser. Comment appréhendez-vous le décalage entre le geste mémoriel et le reste de la politique menée par Emmanuel Macron ?

Dimitri Manessis : En tant que citoyen, je trouve que la loi immigration a été un symbole odieux, et je ne suis pas dupe de la mise en spectacle de l’événement par ce gouvernement libéral et autoritaire. Tout comme je trouve insupportable que Stéphane Bern, avec sa vision très particulière de l’histoire, participe à la retransmission télévisuelle de l’événement. Mais personne ne nous a demandé notre avis !
En tant qu’historien, cette fois-ci, on se saisit donc de l’occasion pour travailler, publier, faire des présentations, répondre aux journalistes… Au public, avec la connaissance la plus précise qu’il aura été possible de construire, de se faire son opinion.

Jean Vigreux : Effectivement, il y a une contradiction entre cette panthéonisation et le fait d’avoir cédé aux sirènes de la préférence nationale et de la remise en cause du droit du sol. Ce brouillage des cartes est inhérent au macronisme et aux limites du fameux « en même temps ». Je n’en suis pas dupe, mais comme historiens notre tâche est justement de déconstruire les enjeux mémoriels pour aller vers l’histoire, démocratiser les savoirs, et œuvrer à une forme d’éducation populaire et de formation continue de nos concitoyens.
Je finirai volontiers par cette phrase du dirigeant des FTP-MOI Adam Rayski, que nous avons reproduite dans notre conclusion tant elle résume bien les choses : « Par leur engagement exceptionnel dans la guerre, et plus particulièrement dans la Résistance, les immigrés semblent avoir dépassé cette opposition [entre droit du sol et droit du sang] en versant leur sang sur le sol français. »

Fabien Escalona