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L’origine d’une vocation historienne : Daniel Guérin et les années 1930

vendredi 13 avril 2018 :: Permalien

Daniel Guérin.

Samedi 7 avril 2018, une journée d’hommage à Daniel Guérin était organisée au Lieu-Dit (Paris). Pour l’occasion, Charles Jacquier a rédigé le texte que nous reproduisons ici.

L’origine d’une vocation historienne :
Daniel Guérin et les années 1930

Sa vie durant, Daniel Guérin a constamment mêlé engagement, réflexion et non-conformisme. Le chapeau de la première notice qui lui a été consacrée par Jean Maitron lui-même dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français indique deux qualificatifs : « militant de tendance libertaire » et « historien ». Et comme ladite tendance libertaire ne s’affirma explicitement et véritablement qu’avec la publication de Jeunesse du socialisme libertaire (1959), on peut s’en tenir, pour y insister, aux deux seuls termes de militant et d’historien.

Pour le premier aspect, c’est au cours des années 1930 qu’il est le plus activement plongé dans le militantisme politique. Rallié à la Gauche révolutionnaire (GR) de Marceau Pivert peu après sa fondation en septembre 1935, il est membre du Comité directeur de cette tendance et la représente au conseil d’administration du quotidien Le Populaire et dans la commission coloniale de la SFIO. En janvier 1938, quand la GR prend la direction de la Fédération socialiste de la Seine, Marceau Pivert en assure le secrétariat tandis que Daniel Guérin est l’un des secrétaires adjoints, chargé des groupes socialistes d’entreprise. Il sera ensuite l’un des fondateurs du Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP) et l’une des principales figures de son opposition de gauche. Il est enfin désigné pour ouvrir, en cas de guerre, un bureau du Front ouvrier international (un regroupement de groupes communistes dissidents et de partis socialistes de gauche) à Oslo, en Norvège. On le voit, son militantisme politique, de parti, est quotidien et intense !

Pourtant, au début des années 1930, après deux voyages en Allemagne (été 1932, printemps 1933), dès l’arrivée des premiers antinazis à Paris, Daniel Guérin a l’idée de réunir certains d’entre eux pour mettre les milieux révolutionnaires français « à l’école des réfugiés allemands ». Il espère que les Français bénéficieront « de leurs connaissances théoriques et de leur expérience pratique ». Il s’agit aussi de tirer les leçons des erreurs du mouvement ouvrier allemand pour ne pas les répéter dans d’autres pays confrontés à la montée du fascisme. Mais, comme souvent, la proximité de l’événement et les questions de personnes prennent le dessus sur la discussion théorique. Cela constitue néanmoins une première prise de contact entre militants français et allemands. Simone Weil participe à ces discussions ; elle l’incite à entreprendre cette étude « afin de combattre le fascisme au moyen de recherches érudites ». C’est au lendemain des émeutes d’extrême droite du 6 février 1934, qu’il commence à travailler à Fascisme et grand capital. Jusque-là extérieur, le danger fasciste apparaît comme une menace intérieure d’une brûlante actualité. Inspiré par les travaux de Léon Trotski, d’Andrés Nin et d’Ignazio Silone, le livre est une des premières études scientifiques du fascisme ; il paraît en 1936, l’année même du Front populaire. C’est la première incursion livresque de Daniel Guérin dans le domaine de la critique sociale. Une incursion féconde pour l’historien Pierre Ayçoberry qui, quelques décennies plus tard présentera, analysera, et critiquera les différentes interprétations du national-socialisme, à partir des années 1920 : « Fascisme et grand capital tranche, souligne-t-il, sur la grisaille de la production de la gauche française par l’abondance de l’information, la rigueur du raisonnement, le souci de la comparaison internationale. »

Avec la victoire de Franco en Espagne, le pacte germano-soviétique et le début de la Deuxième Guerre mondiale, les « gauchistes » français, pour reprendre le terme de Jean Rabaut, constatent qu’il est bel et bien « minuit dans le siècle ». En novembre 1939, Victor Serge écrit à un ami : « Nous allons vivre désormais sur une banquise emportée par des courants marins, on ne sait vers où, et qui continuera à se lézarder. » Quelques mois plus tard, ce sera la défaite de la France, l’Europe (sauf la Grande-Bretagne et les pays neutres) sous la botte nazie. La guerre va devenir mondiale dès juin 1941 ! Dans un tel climat de déroute, les « gauchistes » doivent survivre difficilement sans abandonner le combat, voire se renier. Jusqu’à l’invasion allemande de la Norvège en avril 1940, Guérin participe au secrétariat du Front ouvrier international qui publie depuis octobre 1939 un petit bulletin mensuel dactylographié d’informations internationales. Emprisonné, puis interné civil en Allemagne, il est ensuite renvoyé à Oslo où il va tenter de gagner sa vie tout en commençant à étudier l’histoire de la Révolution française. Il poursuivra ses recherches sur le sujet à son retour en France en mars 1942, alors qu’il participe au travail clandestin des trotskistes. Pourquoi ce sujet ? Et pourquoi à ce moment-là ? Dans une période de défaite aussi profonde, il peut paraître paradoxal de consacrer une bonne partie de son temps à des événements historiques anciens. Pourtant, cela peut se concevoir aisément : d’abord, si l’on en croît le surréaliste Pierre Mabille, « l’échec conduit les lâches à la soumission, les autres à la réflexion ». Nul doute que Daniel Guérin appartienne à la deuxième catégorie. Ensuite, rappelons juste ce que disait Kropotkine : la Grande Révolution « fut la source de toutes les conceptions communistes, anarchistes et socialistes de notre époque ».

Revenons aux années 1930 et à Front populaire révolution manquée qui est le seul livre de Daniel Guérin évoquant sa période d’engagement politique la plus marquée. Quand il est publié, presque trente ans après, Guérin considère que le Front populaire est un « mythe toujours vivant ». C’est un moment double pour lui : d’une part, la gauche est au plus bas avec l’arrivée de De Gaulle au pouvoir ; d’autre part, il tire le bilan de ses échecs récurrents et du caractère fallacieux de son éventuel renouveau en se plaçant désormais sur un autre terrain : une mouvance libertaire faisant la synthèse de Marx et Bakounine. C’est aussi le cas dans les marges de l’extrême gauche : qu’on songe à des revues aussi différentes que l’Internationale situationniste ou Noir & Rouge… Avec ce livre sur le Front populaire, Guérin veut apporter son « témoignage vécu » car il en a conservé ou retrouvé les « traces écrites ». Ajoutons que le livre est bien plus qu’un simple témoignage. On y retrouve aussi une part d’autobiographie, un hommage à des militants comme Marceau Pivert, et de l’histoire sociale vivante et incarnée qui, sur bien des points, apporte un regard neuf. Par exemple, l’épisode du Comité des 22, le rôle d’Eugen Fried au PCF, la dimension de politique internationale du Front populaire, son caractère double : les Front populaire 1 (un accord électoral d’appareils sur un programme minimaliste surdéterminé par des alliances d’États) & 2 (un mouvement socialiste révolutionnaire antifasciste avec l’intervention autonome des masses) dont parle Daniel Guérin. Celui-ci veut témoigner au nom de l’équipe à laquelle il a appartenu, celle de la Gauche révolutionnaire, et, en particulier en lieu et place de Marceau Pivert, décédé en juin 1958, « vaincu par la maladie et le chagrin ». Ce chagrin, c’est, bien sûr, le naufrage de la SFIO durant la guerre d’Algérie et la crise de mai 1958 qui voit le retour de De Gaulle au pouvoir. Pivert avait dès 1940 esquissé cette histoire, puis manifesté quatre ans avant sa mort le souhait de « refondre son 1er texte » sur les événements du Front populaire. Il incombe donc à Daniel Guérin qui a survécu « la responsabilité du témoignage », sans masquer ses désaccords avec le défunt. Pour Guérin, la tendance à laquelle il a appartenu a été « partie intégrante » du Front populaire sur trois plans : comme initiateurs, comme élément moteur, enfin comme « conscience critique ».

Liés aux masses d’un côté, associés à l’activité gouvernementale de l’autre, les faits et gestes de la Gauche révolutionnaire ne sont pas seulement de la petite histoire mais éclairent « la plus large histoire », laissant apparaître « les vices congénitaux » du Front populaire et les « causes de sa défaite ». DG ne prétend pas faire une œuvre objective, mais considère que son optique partisane l’a peut-être mis « sur la trace de la vérité objective ». Il évoque donc Philippe Buonarotti écrivant trente ans après sur la conjuration de Babeuf. L’histoire du Front populaire n’est pas, comme celle de la grande Révolution française, un objet froid ; elle réclame seulement la vérité, même si elle doit contredire le mythe. Et il conclut que certains ont idéalisé le souvenir de Robespierre, comme celui de Blum plus tard, alors que ce qui comptait, dans les deux cas, c’était de « rechercher les causes profondes de la défaite ». Juin 36 a permis à Daniel Guérin de se « trouver plongé dans un vaste déferlement des masses » (Eux et lui) et de faire la critique du Front populaire pour pouvoir le dépasser ; c’est en effet « la condition préalable d’un nouveau départ révolutionnaire ». Mais, manifestement, ce n’est pas ce qu’en retiennent les partis de gauche comme l’historiographie académique !

En 1963, quand paraît la première édition du livre, ce ne sont pas les grèves avec occupation d’usines qui préoccupent les historiens mais la figure de Léon Blum. C’est en effet à ce moment-là que démarre la publication des œuvres du leader socialiste. Deux ans plus tard, se déroule un grand colloque, « Léon Blum, chef de gouvernement 1936-1937 » organisé par la FNSP et la Société des amis de Léon Blum. On y retrouve historiens académiques et « témoins » – pour la plupart socialistes et radicaux proches du président du Conseil socialiste. Antoine Prost y soutient que ce dernier a « très exactement et très efficacement traduit » (sic) les aspirations du mouvement gréviste. Par la suite, plusieurs émissions de radio de l’Ortf lui sont consacrées et la traduction française du livre de Gilbert Ziebura, Léon Blum et le parti socialiste inaugure une longue série de biographies à succès du leader socialiste. De leur côté, les staliniens, fidèles à eux-mêmes, persistent dans la défense de la vulgate sur le sujet : en 1936, il fallait savoir terminer une grève dès que satisfaction avait été obtenue (mais qui décidait que c’était bien le cas ?) car on se battait pour des objectifs aussi précis que le « pain », la « liberté » et la « paix ». Loin de profiter du rapport de force favorable aux grévistes, le PCF voulait élargir le Front populaire vers la droite en Front des Français. Dans tous les cas, on ignorait le rôle des minorités révolutionnaires et de l’activité autonome des masses !
Après Mai 1968, Daniel Guérin remodela son livre pour lui donner une ampleur chronologique plus grande sur l’ensemble de la décennie et, surtout, dépasser le seul terrain politique. Il reparaît chez Maspero en 1970. Daniel Guérin précise que dans cette nouvelle version, il est « davantage question des luttes menées au sein des organisations économiques de la classe ouvrière ».

La réédition de 1997 chez Actes Sud n’apportera rien de plus au livre, mais vaut d’être notée car elle se fait dans une collection de poche susceptible de toucher un public plus large et intervient deux ans après les grèves de novembre-décembre 1995 qui voient une reprise des mouvements sociaux et, qui plus est, une grève en partie victorieuse.

En 2013, la dernière en date, toujours disponible, s’est faite dans un tout autre contexte. Après l’échec de plusieurs mouvements de grève, en particulier avec les contre-réformes des retraites en 2003 et 2010, la gauche de gouvernement est revenue au pouvoir sous le seul effet d’un rejet des droites depuis longtemps aux affaires. Pour l’heure, cette deuxième droite, comme on aurait dû le savoir depuis les années 1980 grâce à Louis Janover et Jean-Pierre Garnier, a fait faillite. Mais tel le phénix renaissant de ses cendres, sa dernière mouture, prétendument insoumise, offre un bien piètre visage où l’on retrouve, au son de La Marseillaise et sous les plis du drapeau tricolore, les espérances creuses du Mitterrand de Mai 1981. Comme Sisyphe avec son rocher, ceux, peu nombreux, qui s’efforcent de maintenir une perspective critique sur l’histoire sociale du XXe siècle trouvent un allié de poids dans le livre de Daniel Guérin sur le Front populaire qui dit l’essentiel sur les illusions de la gauche au pouvoir et l’impérieuse nécessité d’un mouvement autonome du plus grand nombre au profit du plus grand nombre !

Charles Jacquier