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Entretien avec Julien Chuzeville sur le site La Rotative

mardi 2 janvier 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien publié sur le site La Rotative, 30 décembre 2017.

« Beaucoup de militants pensaient que la révolution était à portée de main »

Du 25 au 30 décembre 1920, les socialistes français réunis à Tours débattent de l’adhésion de leur parti à la IIIe Internationale, créée à Moscou en 1919. Ce congrès aboutit à une scission, qui conduira à la création du Parti communiste français. Entretien avec Julien Chuzeville, auteur du livre Un court moment révolutionnaire. La création du parti communiste en France (1915-1924).

Peux-tu rappeler dans quel contexte s’inscrit le congrès ?
Julien Chuzeville : Le congrès se déroule dans un contexte qui est favorable aux courants révolutionnaires internationalistes. Il y a d’abord, en Europe et dans le monde, diverses tentatives révolutionnaires : les militants citent à l’époque la Russie, l’Allemagne, la Hongrie, etc. Ils peuvent légitimement penser que la révolution mondiale a commencé.
En France, les années 1919-1920 représentent un pic sans précédent de luttes sociales. Il n’y avait jamais eu autant de grèves, notamment des mouvements locaux souvent victorieux. Ce « point chaud » ne sera dépassé qu’avec la grève générale de mai-juin 1936. Donc, les travailleurs sont à l’offensive, ce qui renforce le mouvement ouvrier. Les effectifs du Parti socialiste SFIO et de la CGT augmentent très fortement.
Beaucoup de militants pensent que la révolution est à portée de main. Le gouvernement français le craint aussi. C’est pourquoi il fait arrêter en mai 1920 les principaux militants révolutionnaires, en particulier Fernand Loriot, Boris Souvarine et Pierre Monatte. Ils sont toujours en prison pendant le congrès de Tours.

Les délégués présents au congrès sont appelés à se prononcer sur l’adhésion de la SFIO à l’Internationale communiste, créée par les bolcheviks à Moscou en mars 1919. Au moment des débats, que savent les socialistes français de la situation en Russie ?
Il n’y a pas une ignorance complète, mais une vision déformée. Les révolutionnaires pensent souvent que les conseils ouvriers (« soviets », en russe) ont le pouvoir en Russie, que c’est l’autogestion. En fait, en décembre 1920 les soviets n’ont déjà plus qu’un rôle décoratif.
Le souvenir de la Commune de Paris de 1871, moins de cinquante ans auparavant, joue un rôle important : les communards avaient été accusés d’atrocités largement exagérées. En 1920, la presse conservatrice en France est très opposée aux bolcheviks. Elle publie souvent des fausses nouvelles – la mort de Trotski est par exemple plusieurs fois annoncée –, et diffuse des détails fantaisistes qui, pour les révolutionnaires, lui enlèvent toute crédibilité. Ils pensent que c’est la propagande anti-communarde qui recommence. Les Russes blancs en exil diffusent des théories du complot. Il y a des « fake news » des deux côtés, ce qui empêche d’avoir une lecture claire de la situation. Et la voix des révolutionnaires russes opposés aux bolcheviks est alors quasiment inaudible en France.
Je cite dans mon livre une section socialiste qui vote l’adhésion à l’Internationale communiste en précisant qu’elle le fait « à défaut de plus amples renseignements sur les choses de Russie, se basant sur la lutte acharnée que lui livre le capitalisme mondial ». Mais le principe « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » ne fait pas une politique…

Quel est le poids des 21 conditions d’adhésion fixées par l’Internationale communiste, et qui prévoient notamment que les partis communistes établissent en leur sein « une discipline de fer, une discipline militaire » ?
Elles jouent un rôle important dans les discussions, même si elles ne seront pas adoptées par le congrès réuni à Tours. Avant même que les 21 conditions soient adoptées à Moscou, des militants à la droite du Parti socialiste avaient annoncé leur intention de scissionner en cas d’adhésion du parti à l’Internationale communiste. Les 21 conditions ne sont pas décisives.
Le passage sur la « discipline militaire » ne figure pas dans le texte des 21 conditions publié par L’Humanité à l’époque. Et il ne correspond pas à ce que souhaitent les principaux partisans de l’adhésion. Les 21 conditions doivent une grande part de leur célébrité au fait que, bien que n’étant pas adoptées au congrès de Tours, elles seront imposées par la suite depuis Moscou. Sur le temps long, la volonté des militants en décembre 1920 n’empêchera pas que c’est effectivement une discipline militaire qui sera mise en place, avec la bolchevisation puis la stalinisation.
Les 21 conditions, quand on les lit avec le recul et dans leur version intégrale, montrent toute l’ambiguïté de l’Internationale communiste à ses débuts : s’agit-il de regrouper les différents courants communistes dans le monde ? Ou bien de créer une Internationale bolchevique ? Les militants qui croient adhérer à une structure communiste démocratique seront vite déçus. La direction appartient de fait, pour l’essentiel, au même groupe qui dirige le parti bolchevik devenu parti unique, donc aux chefs de l’État russe.

Concrètement, comment se déroule le congrès, et quelles en sont les premières conséquences ?
Le climat est parfois tendu, puisque tous les délégués savent que le congrès aboutira à une scission, mais chacun peut s’exprimer. Il y a des rebondissements, comme l’apparition à la tribune de Clara Zetkin, députée du Parti communiste d’Allemagne, à laquelle le gouvernement français avait pourtant interdit d’entrer en France. Mais au fond, le débat a déjà eu lieu au cours des semaines précédentes dans les sections et fédérations socialistes : l’adhésion y a le plus souvent triomphé.
Le congrès vote donc à une large majorité la motion d’adhésion à l’IC préparée notamment par Souvarine et Loriot depuis leur prison. Le « Parti socialiste – Section française de l’Internationale ouvrière » (SFIO) devient « Parti socialiste – Section française de l’Internationale communiste » (SFIC). Une minorité quitte le congrès, conduite notamment par Léon Blum, et crée une nouvelle SFIO. Il y a donc deux partis socialistes après Tours. La SFIC change ensuite son nom en Parti communiste, ce qui clarifie la situation.

La perspective d’une scission au sein du mouvement socialiste français était dans l’air depuis de nombreuses années. Au-delà de la question de l’adhésion à l’IC, qu’est-ce qui divise les différents courants socialistes ?
Il y avait déjà une grande diversité dans la SFIO d’avant 1914, mais le choc de la Première Guerre mondiale est fondamental. À l’inverse de ses engagements internationalistes, le parti soutient la guerre et l’Union sacrée à partir d’août 1914. Il accepte même d’intégrer un gouvernement « bourgeois ».
La contestation interne, par des socialistes restés internationalistes, est largement étouffée par la censure étatique, à laquelle des « socialistes de guerre » participent, et aussi par une censure interne au parti, qui contredit les pratiques démocratiques antérieures. Ces méthodes de la direction et son soutien à une guerre très meurtrière vont créer une fracture au sein du parti qui ne va cesser de s’accroître jusqu’au dénouement de décembre 1920 à Tours.
Il y a pourtant de nombreux reclassements, puisqu’un fervent partisan de l’Union sacrée comme Marcel Cachin se retrouve au PC en 1921, et parvient à conserver la direction de L’Humanité. Mais Fernand Loriot, premier signataire de la motion adoptée à Tours, avait dirigé le courant socialiste internationaliste le plus radical pendant la guerre. De même, des militantes féministes révolutionnaires, comme Marthe Bigot et Lucie Colliard, qui étaient marginalisées et réprimées pendant la guerre, se retrouvent à des postes de direction aux débuts du PC.

Tu écris qu’un certain nombre des militants qui ont agi en vue de l’adhésion à l’IC souhaitent « un parti de type nouveau » qui serait « un creuset des différents courants révolutionnaires ». Qu’est-ce qui va empêcher la réalisation de cet objectif ?
Tout d’abord, la vague de luttes sociales de 1919-1920 s’effondre. La situation n’est plus révolutionnaire. Le contexte se renverse donc totalement, ce qui affaiblit très vite le PC. D’autre part, de nombreux dirigeants du PC ne sont pas sur cette orientation : ils veulent simplement rester à la tête d’un parti au même fonctionnement que la SFIO avant 1914. Enfin, l’Internationale communiste ne correspond pas à ce que les révolutionnaires avaient espéré : elle ne veut surtout pas d’une nouvelle synthèse entre marxisme, syndicalisme révolutionnaire, voire communisme libertaire. La bureaucratisation est rapide et s’accompagne d’un tournant idéologique autoritaire.
A partir de 1924, les militants qui avaient été à la tête de la minorité internationaliste pendant la guerre se retrouvent en pointe dans la lutte contre la bolchevisation ordonnée par Moscou – qui va s’avérer être le début de la stalinisation. Ils forment une opposition communiste en interne, mais il n’y a plus de fonctionnement démocratique : ils sont donc exclus ou démissionnent.
Ils continuent par la suite de militer ailleurs, dans des courants d’extrême gauche qu’ils créent, par exemple autour de la revue La Révolution prolétarienne, ou au sein du Cercle communiste démocratique. Ils militent également dans leurs syndicats sur une orientation syndicaliste révolutionnaire. C’est le cas des militants que j’ai cités : Fernand Loriot, Pierre Monatte, Boris Souvarine, Marthe Bigot, Lucie Colliard, etc. Au fond, si le congrès de Tours constitue un événement important du point de vue de l’histoire politique, il n’a pas été si décisif qu’on l’a souvent dit.