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lundi 26 mai 2014 :: Permalien
Entretien avec Matthias Bouchenot (Tenir la rue), publié dans le journal Alternative libertaire, mai 2014.
Les années 1930 ont été le théâtre de violences fascistes particulièrement fortes. Face aux ligues d’extrême droite, l’autodéfense s’est organisée au sein des partis de gauche. Matthias Bouchenot, auteur de Tenir la rue, revient pour nous sur les groupes d’action de la SFIO.
Alternative libertaire : ce livre, issu de ton mémoire de master, relate une histoire méconnue. Comment en es-tu venu à t’y intéresser ?
Matthias Bouchenot : je voulais travailler sur les pratiques militantes des organisations révolutionnaires, étudier la manière dont leurs valeurs, leurs théories, leurs analyses des périodes politiques s’incarnaient dans l’action concrète. Le sujet de l’autodéfense socialiste dans les années 1930 réunissait trois avantages : le premier, de n’avoir jamais été traité, le deuxième, d’être accessible. Le troisième avantage est qu’il permet à la fois de reprendre le pouls de l’intensité du conflit politique dans les années 1930 et de s’interroger sur les réalités de la SFIO, à travers des expériences originales comme les « Toujours prêts pour servir », l’organisme d’autodéfense socialiste de la région parisienne. Ceux-ci étaient utilisés aussi bien pour faire le service d’ordre de manifestations très officielles, que pour attaquer nuitamment des permanences de l’Action française. Certains voyaient en eux des défenseurs des libertés républicaines, en cas de coup d’État fasciste, alors que d’autres les considéraient comme les futurs cadres de milices révolutionnaires. Voilà par exemple ce que peut dire un tel sujet des années 1930 et de la SFIO. Cette étude est donc passée du mémoire au livre, et il faut saluer le beau travail d’édition de Libertalia.
Sur quelles sources as-tu pu t’appuyer pour documenter ce sujet ?
Les pratiques fédéralistes et peu bureaucratiques de la SFIO des années 1930 n’ont pas facilité le travail de recherche. À cela s’ajoutent la destruction en 1940 d’une partie des archives et le transfert d’une autre partie à Berlin, puis à Moscou. J’ai cependant pu rencontrer l’un des derniers témoins de cette aventure, Eugène Boucherie, mort à la fin de l’année dernière. Les fonds d’archives de Marceau Pivert et de Jean Zyromski, les textes des fédérations, les comptes rendus de congrès et la presse forment l’essentiel des sources. Il faut ajouter à cela, bien évidemment, les archives de la préfecture de police.
Les partisans de Marceau Pivert semblent les plus actifs dans la théorisation de l’autodéfense et dans sa mise en œuvre. Cette division entre révolutionnaires activistes, prêts à faire le coup de poing, et réformistes prudents est-elle indépassable ?
Sans aucun doute, l’autodéfense socialiste était associée à la tendance Gauche révolutionnaire de Marceau Pivert, celui qui annonçait en 1936 : « Tout est possible ! » Il est donc tentant d’affirmer que ce sont les révolutionnaires, seuls, qui ont porté l’autodéfense dans la SFIO, malgré les réformistes légalistes tournés uniquement sur la question électorale, mais l’histoire est toujours un peu plus complexe. Certes, ce sont bien les révolutionnaires de la SFIO (socialistes révolutionnaires et trotskistes) qui ont fourni les cadres de l’autodéfense, mais ils ne l’ont pas toujours construite contre le reste du parti. Jusqu’en 1935 environ, ils ont reçu, si ce n’est le soutien de l’ensemble de la SFIO, au moins l’accord des dirigeants.
À la fin des années 1920, lorsque sont remis sur pied des groupes d’autodéfense, l’objectif est d’assurer la tenue des réunions publiques des campagnes électorales de la SFIO. Elles étaient souvent l’objet d’attaques de la part du PCF, et particulièrement dans les arrondissements populaires. Le divorce entre révolutionnaires activistes et réformistes légalistes sur la question de l’autodéfense n’est donc intervenu que plus tard.
Les militants de la SFIO mais également d’autres organisations (anarchistes, communistes) sont alors déterminés à ne pas laisser le pavé à l’extrême droite…
Oui, dans ce livre, je resitue l’action de l’autodéfense socialiste en région parisienne dans le cadre du Front populaire et des milieux révolutionnaires de l’entre-deux-guerres. Avec l’émergence du Front populaire, la première préoccupation des groupes de combat socialistes a été de contester la présence des ligues nationalistes dans la rue. Elles dominaient dans certains quartiers (comme le symbolique Quartier latin), grâce à leurs pratiques militaristes particulièrement violentes. Pour faire face à elles, l’autodéfense socialiste s’est cherché des alliés. Elle les a trouvés naturellement dans les organisations du Front populaire, mais pas particulièrement du côté du PCF ou des radicaux. Plutôt du côté des organisations nouvelles nées dans le foisonnement politique des années 1930, comme le Front commun de Bergery. Elle les a aussi trouvés par-delà le Front populaire, dans les milieux révolutionnaires, trotskistes ou anarchistes, habitués de l’action directe. En se rapprochant de ces mouvances, les dirigeants révolutionnaires de l’autodéfense socialiste marquaient aussi leur éloignement de la ligne majoritaire du parti, ce qui explique que la majorité ait été alors embarrassée par les groupes de combat socialistes.
Peut-on faire des parallèles entre les années 1930 et nos jours ? Et ainsi tirer des enseignements contemporains de leur expérience, dans un climat de montée de l’extrême droite ?
Bien souvent, lorsqu’on veut prendre pour comparaison l’histoire afin d’éclairer une situation actuelle, on a droit à l’adage mécaniste « l’histoire se répète », ou au contraire « l’histoire ne se répète pas, elle bégaie », pour ceux qui veulent donner l’allure du marxisme à leur ignorance. Au passage, cela permet d’affirmer que le danger fasciste appartient au passé et cela justifie de ne pas s’en préoccuper… Pour ma part, je me contente de dire que ce qui était vrai en 1930 l’est toujours en 2014 : le capitalisme est un système de crises. De crises économiques, mais donc aussi de crises sociales et politiques. La montée du racisme et du nationalisme, de nos jours comme dans les années 1930, ne doit rien au hasard. C’est l’écran de fumée que dégagent les possédants pour masquer leur responsabilité dans ces crises. Pour véhiculer les dérivatifs à la colère populaire, ils ont besoin de forces politiques, d’où l’essor actuel de l’extrême droite. Mais attention : je ne dis pas que les capitalistes sont forcément nationalistes ou racistes.
Dans le viseur de l’extrême droite, on retrouve bien évidemment les révolutionnaires qui doivent à nouveau faire face aux actes de violence des nervis fascistes. Il n’est donc pas inintéressant pour les antifascistes de se souvenir de leurs héritages, notamment des pratiques et des réflexions socialistes face à la violence des ligues…
Propos recueillis par Aurélien (AL Paris-Sud)