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Feu ! dans Le Monde des livres

jeudi 11 novembre 2021 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Le Monde des livres, le 11 novembre 2021.

Des féminismes pluriels

À travers ses entrées audacieuses, Feu ! rend compte de l’effervescence de la lutte antipatriarcale. Un dictionnaire brûlant dirigé par Elsa Dorlin.

Le patriarcat brûle-t-il ? Si ses incendiaires sont nombreuses, leurs flammes n’ont pas toujours emprunté les mêmes chemins. Coordonné par Elsa Dorlin, professeure de philosophie à l’université Paris-VIII, notamment autrice de Se défendre. Une philosophie de la violence (Zones, 2017), le livre collectif Feu ! explore les tentatives et les réussites locales de ces embrasements contemporains.
Depuis le début des années 2000, le développement d’Internet et des réseaux sociaux a considérablement renouvelé les modalités de diffusion et de mobilisation des féministes. Plus que jamais, les violences, inégalités et discriminations sexistes sont politisées, dénoncées et combattues par celles qui les subissent. D’innombrables femmes se sont ainsi rassemblées et organisées pour lutter – au sein de groupes de parole, sur des forums de discussion, dans des associations ou des ateliers. Internationalistes et radicales, en ce qu’elles prennent le problème à sa racine patriarcale, ce sont précisément ces femmes qui participent, selon Elsa Dorlin, de l’« effervescence d’un féminisme d’expression protéiforme inédite, rendue possible au gré d’un renouvellement générationnel ; d’une conscientisation intersectionnelle et d’une auto-organisation à l’échelle mondiale ».
C’est de cette nouvelle ère, dont le mouvement #metoo constitue l’un des événements les plus marquants, que Feu ! entend rendre compte. Cet « abécédaire des féminismes présents » est une invitation à se plonger, par une entrée ou une autre, dans le bouillonnement qu’ont connu les vingt dernières années. Les articles qui le composent s’arrêtent sur des thématiques aussi variées que stratégiques – de l’« abolitionnisme pénal » au « cancer » en passant par la « culture du viol » ou la « viande ». La plupart des autrices prennent la plume à la première personne, pour mêler le témoignage sur leur vie ou leur engagement et l’indispensable prise de hauteur sur leur situation individuelle. Parmi ces textes, dont la dimension littéraire n’est pas la moindre des qualités, certains sont de véritables manifestes – à l’image de celui de la militante contre la grossophobie Daria Marx, « Mon genre, c’est grosse ».
Incandescents et protéiformes, les féminismes sont d’autant plus difficiles à étudier qu’ils seront, par nécessité, présents pour longtemps – toujours en mouvement, toujours à vif. Leur récit n’est pas linéaire, leur histoire n’est pas homogène ni cumulative : différents courants les animent, de nombreuses contradictions les traversent. À rebours d’une historiographie qui se consacrerait exclusivement à l’obtention des droits sociaux et politiques des femmes par quelques figures héroïques, Feu ! est animé par la nécessité de rendre justice à cette diversité. Cet ouvrage éclectique écrit ainsi l’histoire des féminismes contemporains « par le bas », donnant la parole aux militantes et aux collectifs. C’est ce qui permet qu’une entrée soit par exemple rédigée par les habitantes de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. De la même façon, l’entrée « Nuit. Résistantes/Survivantes » est signée par le collectif des colleuses de Marseille – déclinaison régionale de ce mouvement national qui vise à placarder des slogans féministes sur les murs des villes, en particulier pour lutter contre les féminicides.
La préface d’Elsa Dorlin souligne que « les féminismes contés dans ce livre sont autant de brasiers allumés, de contre-feux dans un monde partout calciné par le patriarcat, c’est-à-dire par le néolibéralisme autoritaire et répressif, le racisme mortifère, l’impérialisme écocide ». Feu ! permet dès lors de faire entendre les voix qui constituent les féminismes contemporains dans leur diversité, voire leurs tensions : celle de la militante antiraciste et contre les violences policières Assa Traoré, de l’écrivaine et performeuse Wendy Delorme (autrice de Viendra le temps du feu, Cambourakis) ou encore de l’activiste Fatima Ouassak (à qui l’on doit La Puissance des mères. Pour un nouveau sujet révolutionnaire, La Découverte, 2020). Si l’exhaustivité est bien sûr impossible, les entrées de Feu ! ne craignent pas de faire la lumière sur les débats qui divisent actuellement les féminismes pour les contextualiser. Les identités de genre sont ainsi pensées et justifiées avant d’être affirmées. La question de l’intersectionnalité, quant à elle, est théoriquement mise en perspective, autant qu’elle s’impose d’elle-même par l’entremêlement constant des thèmes abordés et des voix exprimées.
Ce livre qu’Elsa Dorlin voudrait « boîte à outils » aussi bien que « dictionnaire amoureux » se montre à la hauteur de ses ambitions en se faisant véritable manuel d’interprétation et d’action. Brûlant, réflexif, Feu ! réussit à associer les perspectives militantes et les impératifs épistémologiques et philosophiques. Amoureux et tendre, cet « abécédaire des féminismes présents » l’est dans son objectif de retranscrire la volonté farouche de liberté et la détermination à décider pour soi qui animent et unifient ces mouvements au-delà de leurs différences. Plutôt que de tenter la définition d’un axe d’action unique, il parvient à restituer la pluralité des voix qui portent ces combats, démultipliant ainsi les lieux d’où souffler sur les braises.

Sophie Benard