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Trois fois non

lundi 28 septembre 2015 :: Permalien

Trois fois non, John Holloway
Intervention prononcée lors du Festival de la Démocratie Directe à Thessalonique, le 4 septembre 2015. Traduite de l’anglais par Julien Bordier et José Chatroussat.

— John Holloway enseigne les sciences politiques à Puebla (Mexique). Sa proximité avec l’expérience zapatiste l’a amené à approfondir les questions liées aux formes de révolte et à la transformation révolutionnaire de la société. Il est l’auteur de deux ouvrages très discutés : Changer le monde sans prendre le pouvoir (Lux/Syllepse, 2007) et Crack capitalism, 33 thèses pour en finir avec le capital (Libertalia, 2012). Il a récemment publié Lire la première phrase du Capital (Libertalia, 2015). —

Trois fois non

I
Non, non, non. Trois non. Trois dates : 5 juillet 2015, 6 décembre 2008, 15 décembre 2008. Trois ruptures.

II
5 juillet 2015
Le premier Non résonne encore dans les airs, tout le monde en parle encore : le grand Oxi du 5 juillet, une nuit où le monde se mit à danser dans les rues. Un Non absurde, ridicule... un NON d’espoir, un NON de dignité.
En 1795, William Blake imaginait les réactions des rois d’Asie à la vague révolutionnaire qui déferlait sur l’Europe. Il imaginait les rois exhortant leurs conseillers :

« A supprimer à la ville la fourniture en pain,
Que le rebut apprenne à obéir,
Que la fierté du cœur puisse faiblir,
Que le désir dans les yeux puisse s’éteindre,
Que la délicatesse de l’oreille en son enfance
S’émousse, et que les narines se ferment,
A apprendre aux vers mortels le chemin
Qui conduit aux portes du tombeau »

Voilà ce qu’était la longue période de négociations entre les gouvernements de la Zone Euro et Syriza : pas seulement une négociation, mais aussi une humiliation, une tentative de tuer la fierté du cœur, d’apprendre aux vers morbides le chemin qui part des portes du tombeau. Le NON du 5 juillet était un NON à l’humiliation : il dilatait les narines, aiguisait l’ouïe, réveillait le désir dans les yeux ; il était un cri de dignité, une affirmation de notre dignité

Le grand Non du référendum ne mena nulle part, peut-être qu’il ne pouvait que mener nulle part. Les gouvernements répliquèrent à peine une semaine plus tard : « Désolé, mais nous ne comprenons pas ce que vous dites, nous ne comprenons pas votre langage. Quel est ce mot ’’Non’’ ? Vous dites n’importe quoi. Vous vivez dans un monde imaginaire, un monde qui n’existe pas. La Réalité de ce monde fait que dans ce référendum, vous aviez le choix entre OUI et OUI. La Réalité est qu’il n’y a pas d’autre option que d’être conforme. »

Un Non s’est noyé, un espoir s’est étouffé. Pourtant, cela reste notre point de départ, le point duquel nous tentons de comprendre le monde. Dans ce Non, nous nous reconnaissons, dans ce Non nous cherchons notre humanité. Ce Non est notre langage, notre grammaire, l’expression de notre réalité. Le grand Oxi continue de résonner dans les airs, tout comme un baiser reste en suspend derrière le passage des amoureux. Il résonne puissamment, renforcé par l’écho d’un Non précédent, la grande rupture d’il y a sept ans : décembre 2008.

III
6 décembre 2008

L’assassinat d’Alexis a provoqué l’un des plus grands cris de Non entendu en ce siècle : Non aux violences policières, Non aux discriminations à l’encontre des jeunes, des migrants, des femmes, Non à un système basé sur la frustration, Non à un système qui émousse nos sens, ferme nos narines, par le chômage et, parfois pire, par notre emploi, Non à un système construit sur l’incohérence de l’argent. Non, aussi, aux traditions éventées de la lutte des classes. Aucune demande ne fut adressée à l’Etat, ce fut simplement un rugissement de fureur contre l’Etat et tout ce qu’il représente.

La rage s’entrelaçait avec l’espoir, mais cette relation était fragile et ne connaissait aucune médiation institutionnelle. Ce n’était pas l’espoir que les prochaines élections allaient changer quelque chose, mais l’espoir sous-jacent que le monde pourrait être différent, qu’il serait possible de faire tomber ce monde de capital, de répression, d’injustice. Un des nombreux manifestes qui circulaient dans les rues ces jours-là donne une idée de ce qu’était ce mouvement :

« En fait, c’était une révolte contre la propriété et l’aliénation. Tous ceux qui ne se sont pas cachés derrières les stores de leur vie privée, tous ceux qui se sont retrouvés dans les rues, le savent bien : les magasins n’étaient pas pillés pour revendre les ordinateurs, les vêtements, les meubles mais pour le plaisir de voir s’écrouler ce qui nous aliénait – la fantasmagorie de la marchandise (…) Dans les feux qui réchauffaient les corps des insurgés de ces longues nuits de décembre, brûlaient les produits de notre travail libérés, symboles désarmés d’un imaginaire autrefois puissant.

Nous n’avons fait que prendre ce qui nous appartenait et l’avons jeté au feu avec tout ce que ça représentait. Le grand potlatch de ces derniers jours était une rébellion du désir contre le modèle imposé du manque. En fait, c’était une révolte contre la propriété et l’aliénation. Une révolte du don contre la souveraineté de l’argent. Une insurrection d’anarchie de la valeur d’usage contre la démocratie de la valeur d’échange. Un soulèvement spontané de liberté collective contre la rationalité de la discipline individuelle. » (Ego te provoco, Athènes, 2008) (Nasioka 2014, 171)

Le mouvement parlait une langue qui ne convenait pas, la langue d’un monde qui n’existe pas encore, qui existe pas-encore dans nos révoltes.

[...]

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John Holloway