Le blog des éditions Libertalia

La Joie du dehors dans Le Monde libertaire

mercredi 11 décembre 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans Le Monde libertaire (octobre 2019).

Pédagogie sociale en acte !

Le livre de Guillaume Sabin La Joie du dehors s’ouvre sur un constat : l’école est un lieu d’enfermement visant à la conformité des enfants et des adultes à venir. Lieu clos y compris pour les écoles dites alternatives où les espaces pour apprendre sont aussi fermés afin de protéger des effluves d’un monde extérieur souvent vécu comme hostile. Ainsi pédagogies traditionnelles et « nouvelles », même si l’auteur ne confond pas les intentions des unes et des autres, doivent se dérouler dans un milieu ad hoc, dans un lieu « à part » afin d’atteindre leurs objectifs. Au-delà du constat, Guillaume Sabin précise que le concept d’éducation sociale serait dû à Bernard Charlot qui en 1976 dans son livre La Mystification pédagogique en aurait défini les contours. Il s’agit d’éduquer et de s’éduquer a priori comme je l’ai pratiqué moi-même il y a quelques années dans un contexte ouvert, celui d’une « école sans lieu et sans contenu » et où toutes les rencontres matérielles et humaines deviennent source et occasion d’apprentissage. En d’autres termes, où « toutes les personnes croisées deviennent co-éducateurs et tous les espaces sociaux fréquentés des lieux possibles d’éducation » (p. 22). Mais elle remonte aussi pour une large part aux pratiques mises en place par Célestin Freinet souhaitant développer « une école de la vie » (p. 43) où les enfants eux-mêmes « décident de participer ou non, ce sont eux qui sont responsables de la gestion de leur temps » (p. 35) et qui mènent l’enquête et la quête des savoirs. Au demeurant pour la rendre possible il est essentiel, c’est le b.a.-ba pour les praticiens de la pédagogie sociale, de « connaître le territoire et ses ressources » (p. 34). La pédagogie sociale, toujours en petit groupe de 3 ou 4, vise à « rendre accessible des lieux quotidiens mais [généralement] non autorisés » (p. 70), à rencontrer et à se confronter à l’altérité afin d’en faire des occasions d’apprentissage.

Ce livre est le résultat d’un travail collectif avec le réseau des Groupes de pédagogie et d’animation sociale (GPAS) constitué en Bretagne tant en ville qu’en territoires ruraux. Il s’agit donc d’un livre décrivant des pratiques collectives réelles visant à changer le faire éducatif, de sortir des murs des écoles casernes et des programmes. Au-delà cette pédagogie s’inscrit aussi et surtout dans la compréhension du « social » et de sa transformation comme le préconisait Paolo Freire et avant lui les pédagogues libertaires. Elle incite à sortir de la logique et des impératifs de la culture « légitime » et dominante, à renoncer ou à rompre avec certains habitus, à interroger les traits culturels acquis en société sans regard critique. Plus encore elle tend à faire de tous les échanges culturels un acte de culture légitime au sens où il est produit dans un groupe humain. Cette pédagogie ancrée dans le réel social affirme et revendique donc suite à Freire que « personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble par l’intermédiaire du monde ».

De fait, dans cet ouvrage d’inspiration collective, la pédagogie sociale est pensée et pratiquée comme une pratique d’éducation populaire dans un cadre périscolaire et associatif en lien, voire en complémentarité, avec les équipes pédagogiques des écoles ou des collèges. Il s’agit donc d’une éducation non-formelle. En cela, les pratiques des GPAS se distinguent de la pédagogie sociale revendiquée par d’autres courants et dans d’autres régions et dont les praticiens souhaitent réduire les liens et les contraintes liés au système traditionnel d’éducation et qui se réclament d’une école de la rue.

On peut regretter toutefois que des expérimentations aussi riches soient aussi peu connues et que pour les faire vivre les pédagogues impliqués relèvent le plus souvent de contrats aidés, donc précaires, ou de différentes formes de bénévolat (p. 26). Au reste un livre qui donne à réfléchir sur les pratiques et les effets de l’éducation formelle et traditionnelle qui ne vise qu’à conformer. Les « pédagogues de rue » (p. 119), ne se veulent ni maîtres d’école, ni animateurs, ni éducateurs et refusent toute logique programmatique et tout objectif préalablement défini, comme à toute fonction « orthopédique » ou à toute « prescription de bon comportement » (p. 119). Ils occupent simplement les espaces vacants comme opportunité d’apprentissage, ou pas, et développent des formes de spontanéisme éducatif où l’incertitude a toute sa place. Ces « passeurs émancipés » (p. 144) qui apprennent à disparaître et à laisser la parole, œuvrent à ouvrir simplement et le plus largement le champ des possibles éducatifs sans volonté de maîtriser toutes les situations d’apprentissage. Ils veillent à lâcher prise et renoncent à « la toute-puissance » (p. 155) du maître des écoles.

Reste la question du qui propose cette démarche de pédagogie sociale ? Qui prend la décision de la mettre en place ? Les adultes et/ou enfants ? Certes, il s’agit bien d’éducation non-formelle mais quelle place, quel espace d’initiative et de proposition d’activités formulés par les enfants eux-mêmes ? Constat, à relativiser toutefois, d’un pédagogue de rue qui déclare : « dans nos pratiques on apporte des savoirs mais on ne part pas des enfants » (p. 206). Le pédagogue social semble rester au centre des propositions car toujours tenu d’aller vers les « apprenants » potentiels. Ils ont pour mission d’être des catalyseurs, des déclencheurs d’initiatives productrices de savoirs de toute nature. Une interrogation demeure : qu’apprend-on dans ce contact avec la ville ou la campagne et leurs habitants ? En quoi la découverte de l’environnement et le trajet dans ces espaces sont-ils apprenants et émancipateurs ? En quoi ces savoirs sont-ils complémentaires, différents, contradictoires avec le savoir « légitime » et socialement prescrit ? L’auteur convient que les savoirs du dehors sont hétéroclites (p. 167) et construite par autour de l’expérience, qu’ils ont pour but avant tout de faire naître le goût des autres, la curiosité et « l’accès à la variété du monde social et à l’élargissement des espaces vécus (p. 192) ». Enfin, l’auteur et le collectif qu’il représente exerce un regard critique sur leurs propres pratiques et du même coup sur tous les dispositifs éducatifs qui se veulent émancipateurs. Espaces qui ont souvent une « disposition pour les certitudes » (p. 227) au même titre que les processus les plus autoritaires, savoir ce qui est bon pour l’autre. Il rappelle à dessein qu’il ne peut « y avoir d’émancipation décidée de l’extérieur [… que l’] on n’émancipe jamais, on s’émancipe [… et qu’] on ne peut s’émanciper seul » (pp. 230, 235, 236).

Sans renoncer pour autant aux savoirs fondamentaux, ces actions collectives d’éducation sociale à la marge, forme d’école buissonnière, se révèlent largement compatibles avec les aspirations et les pratiques des pédagogues libertaires qui eux aussi veillèrent toujours à multiplier les échanges, les rencontres, les lieux et les expériences comme autant d’occasion d’apprendre et de s’apprendre. Comme ils mirent tout en œuvre pour ne pas laisser l’éducation aux seules volontés et aux seules mains des professionnels de l’éducation et qu’ils militèrent toujours pour une « école » ouverte au monde.

Hugues Lenoir