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vendredi 3 juin 2016 :: Permalien
Recension parue dans Le Monde des livres du 3 juin 2016.
Par rapport à d’autres souvenirs qui éclairent de l’intérieur l’histoire de la Commune de Paris, par exemple ceux de Louise Michel ou de Prosper-Olivier Lissagaray (La Découverte, 2015 et 2005), l’intérêt propre des Notes de Jules Andrieu tient aux fonctions occupées par l’auteur durant le mouvement parisien. Chef du personnel de l’Administration communale de Paris, il s’occupe de la gestion quotidienne de la capitale insurgée, une dimension mal connue de l’histoire de la Commune.
« La Commune avait besoin d’administrateurs ; elle regorgeait de gouvernants », estime-t-il. Ligne de force de son ouvrage, cette affirmation le conduit non seulement à détailler l’action administrative qu’il conduisit mais aussi à tirer un bilan très critique des postures lyriques d’un certain nombre de communards, à commencer par le journaliste Félix Pyat (1810-1889), véritablement étrillé.
Quoique l’auteur s’en défende, l’ouvrage est marqué par un certain ressentiment, qui n’annule toutefois pas l’intérêt des analyses. S’il attaque sans surprise les républicains modérés comme Ferry et Gambetta, il est un admirateur paradoxal du génie administratif d’Haussmann : ici, le pourfendeur de l’Empire s’efface devant l’homme de bureau qui aime les choses bien réglées. Andrieu, qui n’est assurément pas un sentimental, cherche à tout moment l’efficacité. Il regrette ainsi les incendies allumés par les communards pour retarder l’avance des versaillais lors de l’assaut final, auxquels il aurait préféré des destructions plus ciblées d’immeubles. De part en part, ces Notes s’avèrent donc un récit original d’un événement bien connu.
Du Paris militant de la fin du Second Empire aux renouveaux actuels de la contestation politique et sociale, l’itinéraire des Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris, de Jules Andrieu, rééditées par la petite maison d’édition indépendante anarchiste Libertalia, raconte une partie de l’histoire de la gauche depuis le milieu du XIXe siècle. On y croisera, par ordre d’apparition, Verlaine, Paris en flammes, le photographe Nadar (1820-1910), un député SFIO, deux intellectuels marxistes antiléninistes et les Nuits debout de la place de la République.
Le premier chapitre de cette histoire prend place dans le Paris républicain et socialiste des années 1860, bastion de l’opposition au Second Empire. Là se consolide la culture militante de l’auteur, né en 1838. Il s’essaie à la poésie, avec moins de talent toutefois que Verlaine – son collègue à l’Hôtel de Ville, avec lequel il restera lié –, mais s’intéresse surtout à la philosophie et à l’éducation du peuple. Il rédige plusieurs articles du Grand Dictionnaire universel, à tonalité républicaine, de Pierre Larousse et ouvre un cours d’enseignement secondaire rue Oberkampf à destination des « illettrés, ouvriers, petits commerçants et employés de commerce ». L’un de ses élèves, très vite ami, est Eugène Varlin, ouvrier relieur, membre de l’Internationale socialiste et future figure importante de la Commune.
Andrieu apparaît ainsi comme un représentant typique de ce Paris militant où se croisent employés, artisans, artistes, ouvriers, et dans lequel la diffusion de l’instruction apparaît comme l’un des piliers de l’émancipation politique et sociale : ces souvenirs, cette croyance sont très présents dans les premiers chapitres des Notes, écrits avant la Commune.
Après la défaite de celle-ci, caché à Paris par plusieurs amis, Andrieu, qui a activement participé à l’insurrection, rédige dans la clandestinité l’essentiel du livre. L’édition de Libertalia contient un chapitre inédit, « Récit de mon évasion », dans lequel il raconte cette période intermédiaire entre la Semaine sanglante (21-28 mai 1871), moment de l’écrasement de la Commune, et son départ secret vers l’Angleterre en juillet, grimé et coiffé d’une casquette de conducteur des Ponts et Chaussées.
Dans ses retraites parisiennes, Andrieu rédige sous le coup de la très récente défaite les chapitres analysant les erreurs qu’il attribue aux communards et décrit les incendies accompagnant l’agonie du mouvement, incendies qu’il avait pu observer des toits peu de semaines auparavant. Andrieu connaît ensuite, comme tant d’autres, une vie difficile d’exilé en Angleterre, puis parvient, après l’amnistie des communards, à être nommé vice-consul à Jersey en 1881. Il y meurt en 1884.
Commence alors le long périple du manuscrit, formé de quatre liasses distinctes. Il est conservé un moment par Nadar, ami de la famille, lui aussi très engagé à gauche, qui le restitue à la veuve d’Andrieu, Alix de Guéroust, en 1895. Puis il est confié par les enfants de l’auteur à Alexandre Marie Desrousseaux, dit Bracke. Cet helléniste, engagé en politique auprès de Jules Guesde, fut élu plusieurs fois député SFIO et dirigea Le Populaire, organe du parti. C’est à son enterrement, en 1955, que le manuscrit fut remis par sa veuve à Maximilien Rubel, déjà connu comme l’un des meilleurs spécialistes de l’œuvre de Marx, dont il fut l’éditeur dans la collection « La Pléiade ».
L’histoire des Notes d’Andrieu se confond dès lors avec l’histoire d’une frange d’intellectuels et de militants français dont Rubel est la personnalité majeure. Réunis autour de la revue Études de marxologie, fondée en 1959, ils contestent aux marxistes prosoviétiques la bonne interprétation de l’œuvre de Marx et tirent au contraire celle-ci du côté de l’anarchisme. C’est cette sensibilité à la fois libertaire et se réclamant de Marx – chose rare – qui irrigue toute la présentation par Maximilien Rubel de l’ouvrage d’Andrieu, lors de sa première édition chez Payot en 1971, année du centenaire de la Commune, présentation rééditée en postface de l’édition Libertalia de 2016.
Cette réédition marque à ce jour une dernière étape du périple du manuscrit d’Andrieu dans l’histoire de la gauche libertaire. Libertalia a édité en 2014 l’ouvrage fondamental de l’historien britannique Robert Tombs, Paris, bivouac des révolutions, et la nouvelle publication des Notes d’Andrieu participe de cette activité scientifique autour de la Commune.
Mais l’intention de l’éditeur est bien sûr aussi militante, comme en témoigne la riche préface de l’essayiste Louis Janover, très proche de Rubel des années 1950 au décès de ce dernier, en 1996. « A chaque déconvenue de la lutte politique et sociale, on se tourne vers la Commune pour y découvrir des raisons d’espérer, ou de ne pas désespérer », écrit-il. Sans griserie toutefois. « Il importe de démystifier les révolutions ou les tentatives révolutionnaires pour les rendre à nouveau intelligibles et saisissables », affirme ainsi Nicolas Norrito, fondateur de Libertalia, qui savait bien qu’un tel ouvrage, dont la réédition a demandé un travail considérable, ne parviendra sans doute pas à l’équilibre financier.
Qu’importe, puisque à deux pas de la rue Oberkampf où Andrieu donnait ses cours du soir les participants de Nuit debout, place de la République, s’interrogent comme lui sur « cette plaisante souveraineté populaire qui dure un quart d’heure par [cinq] ans, juste le temps de proclamer le résultat des votes ». Pour l’heure, le manuscrit est conservé par Louis Janover. Et demain ?
Pierre Karila-Cohen