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Mirage gay à Tel Aviv dans L’Obs

mardi 9 mai 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

paru dans Bibliobs, 30 avril 2017.

En vendant le concept de “vie gay”, la ville de Tel Aviv veut montrer combien il y fait bon vivre. Entretien avec Jean Stern, auteur de Mirage gay à Tel Aviv.

L’OBS. Votre livre s’ouvre sur une première scène étonnante : les images du premier mariage gay de France diffusées par les chaînes d’infos en continu, qui donnent des idées aux communicants de la mairie de Tel Aviv…

Jean Stern. En effet, c’est une véritable fable contemporaine. On se souvient combien le débat sur la loi Taubira fut violent. Le 29 mai 2013, le premier mariage entre deux hommes gays est célébré à Montpellier par la maire de la ville, en présence de Najat Vallaud-Belkacem et des télévisions du monde entier. La tension politique est retombée, c’est un moment d’une grande émotion. 
Or – et j’ai reconstitué le fil des événements en interrogeant tous les acteurs – ce jour-là, la chargée de communication de la mairie de Tel Aviv est devant sa télévision, et cela lui donne une idée. Dès le lendemain, les jeunes mariés reçoivent un coup de fil de Ron Huldai, le maire de Tel Aviv, qui les invite, tous frais payés, à venir passer leur voyage de noces dans sa ville. L’un des axes stratégiques de la municipalité met en avant le fait que Tel Aviv une ville « gay friendly » et justement, la gay pride est imminente. 
Les deux Français sont donc venus trois jours, logés à l’ambassade de France, dans une ambiance de voyage quasi officiel, avec des interviews et des photos reproduites dans la presse du monde entier. Même Le Figaro, anti-mariage pour tous, va en faire un article, où il ne sera jamais question de la Palestine. Car l’objectif de cette opération lune de miel est de valoriser l’image de Tel Aviv, de la déconnecter du contexte politico-militaire, d’en faire une ville où il fait bon vivre.

C’est ce que vous appelez « pinkwashing ». Que signifie cette expression ?

Elle est calquée sur le « greenwashing », opération par laquelle les grandes entreprises pollueuses essaient de redorer leur blason en montant quelques opérations « écolo-responsables » : un peu de mécénat, un vague recyclage, un habillage végétalisé pour la façade de leur siège social. 
Le « pinkwashing » décline la même tactique sur le mode « gay friendly ». Il y a vingt ans, l’image d’Israël dans les médias se limitait à la guerre, l’occupation, et puis le Mur. Quant à Tel Aviv, c’était une ville de couche-tôt, petits fonctionnaires et employés. À part les juifs ayant de la famille sur place et les pèlerins, personne n’avait envie d’aller y passer ses vacances. Tout a changé quand Tzipi Livni est devenue ministre des Affaires étrangères. Ancienne du Mossad ayant vécu à Londres et Paris, elle sait combien Israël a mauvaise presse. Elle crée donc une cellule « Brand Israël », à la tête de laquelle elle nomme un stratège en marketing, Adi Aharoni. Pour changer l’image d’Israël, le plus simple est de profiter des atouts naturels (le soleil, la mer) et de les associer à l’idée de plaisir : la plage, les bars, le sexe.

Mais tout de même, on ne rend pas une ville « gay-friendly » simplement par la magie du marketing…

En effet, il y a eu d’abord une évolution spontanée. Le développement de la high-tech, secteur porté par les commandes de l’armée, ainsi que la libéralisation de l’économie ont favorisé l’éclosion d’une nouvelle population de jeunes urbains hautement qualifiés et à fort pouvoir d’achat. Des bars, des restaurants, des boîtes de nuit ont ouvert. Dans ses publicités, Tel Aviv s’est auto-baptisée « la ville qui ne dort jamais ». Et, tout naturellement, elle a pensé au public gay, qui appartient souvent aux classes favorisées. 
Elle a fait appel à Outnow, une compagnie néerlandaise spécialisée dans le marketing gay, qui travaille aussi pour Orange, Ibm, des villes comme Vienne ou Berlin. Leur stratégie : mieux vaut vendre la vie gay que la vie de Jésus aux gays occidentaux. Se diffuse alors le concept d’une « vie gay » propre à Tel Aviv, avec ses clubs, ses terrasses, ses saunas, et surtout ses garçons, souvent très beaux. Passant trois ans à l’armée, ils s’y sont musclés, sont devenus des hommes et pour beaucoup, des fantasmes.

Vous affirmez que, chez les gays occidentaux qui viennent à Tel Aviv, la figure du garçon israélien est venue combler le vide laissé par le garçon arabe, qui était l’objet de beaucoup de fantasmes dans les années 1960-1970.

Oui, cette figure qui a longtemps occupé une place centrale dans l’imaginaire des gays, et pas seulement parce que Jean Genet, William Burroughs, André Gide et d’autres écrivains y ont contribué. Jusqu’aux années 1970, il était facile d’avoir une histoire avec des jeunes quand on allait en vacances en Égypte, au Maroc ou en Tunisie. À Tunis, c’était des étudiants sentimentaux, des fils de la bourgeoisie au Caire ou encore des blédards à Tanger. Pour ces jeunes hommes, ces rencontres permettaient de vivre la sexualité qui leur convenait sans perturber l’ordre social. Une sorte de pas-vu pas-pris qui faisait leur « affaire », comme celle des touristes gays. Il y avait une scène homosexuelle, des boîtes où l’on savait qu’on ferait des rencontres, mais cela restait marginal.
Puis à partir de 2001, les pays arabes ont commencé à exercer une pression morale et religieuse sur les homosexuels, à s’attaquer aux lieux de sociabilité, à embastiller les homos. Dans le même temps, les gays occidentaux sont devenus très sensibles à l’islamophobie ambiante, beaucoup désormais ont peur de l’Arabe. En France, 38% des gays mariés votent FN… Or, à Tel Aviv, les gays vont trouver des garçons arabes (les Palestiniens de l’intérieur) ou des garçons qui ressemblent beaucoup à des Arabes (les misharim d’origine d’Afrique du Nord, yéménite, irakienne). C’est la jouissance de l’exotisme sans le danger. Israël utilise sa diversité pour relancer l’orientalisme sexuel.

Et la société israélienne ? Comment réagit-elle devant cette irruption de l’homosexualité dans l’espace public ?

Tel Aviv compte 400 000 habitants et certains affirment qu’un tiers est homosexuel, que ce soit gay et lesbien. J’y vois un effet du sionisme. Les sionistes avaient la phobie du corps juif européen, ces juifs faibles de l’Est, apeurés, pouilleux que la presse antisémite caricaturait en efféminés. Le sionisme a conçu un véritable programme de virilisation du peuple juif, avec notamment le culte de la guerre et celui du travail de la terre, via le kibboutz. Le sionisme a créé un nouvel homme… et celui-ci a souvent été un pédé ! Cela a fait surgir les premières revendications, et Tsahal a été la deuxième armée au monde à donner des droits aux gays, après les Pays-Bas.
Moi-même, je suis juif et homosexuel et vais en Israël depuis 1977. J’ai compris cette transformation en 2009, avec un événement fondateur : le massacre au centre gay de Bar Noar, au cœur de Tel Aviv, qui a fait deux morts et de nombreux blessés. Benjamin Netanyahou et Tzipi Livni sont venus sur place et ont affirmé leur soutien aux gays. Cela a été un moment de communion nationale, un coup d’accélérateur pour la cause gay… et une bonne façon de reléguer au second plan les questions qui fâchent en Israël : l’extraordinaire misère sociale – c’est le deuxième pays de l’OCDE où les inégalités ont le plus augmenté depuis vingt ans – et bien sûr la Palestine.

Vous allez même plus loin, puisque, selon vous, l’enjeu est de pouvoir dire : « Nous, les Israéliens, sommes gay-friendly. Eux, les Palestiniens, sont homophobes. »

C’est très net de la part de Benjamin Netanyahou. Il s’affiche « gay-friendly », laisse courir le bruit que jeune homme il fréquentait un bar gay et oppose la protection dont jouissent les gays à Tel Aviv à la répression – très réelle et très violente – qu’ils subissent dans le monde arabo-musulman. C’est une façon de compléter une description flatteuse d’Israël comme seul pays démocrate, féministe et protégeant les gays, dans une région massivement autoritaire, patriarcale et homophobe. Or, la première partie de l’assertion est fausse. En dehors de Tel Aviv, Israël reste une société profondément homophobe et selon les enquêtes d’opinion, 45 % de la population estime que l’homosexualité est une maladie, contre 5 à 10 % en Europe.
Par ailleurs, il est évident que la Palestine reste une société clanique, religieuse, autoritaire, où les gays ont la vie dure. Mais le gouvernement Netanyahou ne fait rien pour aider ces derniers. Non seulement, il refuse le statut de réfugiés aux gays palestiniens victimes de persécutions, mais il n’hésite pas à les faire chanter pour en faire des collabos. Malgré cela, il y a des LGBT qui militent en Palestine et combattent à la fois l’homophobie de la société palestinienne et son utilisation cynique par Israël. Leur combat est admirable.

Et les religieux, qu’en pensent-ils ?

La partie religieuse de la société israélienne (30 %) est divisée et évolue rapidement. À chaque gay pride, des rabbins lancent des déclarations apocalyptiques. Mais d’autres sont plus pragmatiques. Récemment, l’un d’entre eux a fait son coming out et il a été soutenu par 150 de ses collègues. En fait, les religieux s’intéressent surtout à la question démographique. Pour peupler Israël, tous les moyens sont bons : la FIV, l’adoption, les mères porteuses… La législation israélienne est très favorable à la natalité et les lesbiennes et les gays ont de plus en plus d’enfants, ce qui leur permet d’être de mieux en mieux accueillis et intégrés dans la communauté nationale.

Qui sont les gays qui viennent faire du tourisme sexuel à Tel Aviv ?

Au cours de mon enquête, j’ai rencontré à Tel Aviv des gays américains, australiens, danois, italiens, français, espagnols… Ils ont tous entre 35 et 45 ans, sont de classes moyennes, plutôt privilégiés. Tel Aviv appartient désormais à un vaste tourisme gay mondial, qui va de San Francisco à Berlin en passant par Ibiza. La vie y est chère, plus chère qu’à Paris. C’est un nouveau marché, les gays ont envie d’être entre eux, il y a même des croisières gays. 
Les premiers temps, ils venaient à Tel Aviv pour la plage, les garçons, la drogue : il fait beau, il fait chaud, le sexe est facile, tout est facile. À la suite des attentats de Daech en Europe, c’est devenu un tourisme de soutien. En guerre contre l’islam homophobe, les gays européens se reconnaissent dans Israël. Quand je leur ai posé la question de la Palestine, j’ai obtenu au mieux une indifférence polie, sur le thème : « c’est compliqué, je n’ai pas tous les éléments d’information ».

Votre livre montre comment la cause gay peut être utilisée par un programme politique. Cela rappelle les travaux du théoricien américain Joseph Massad, qui critiquait l’action des associations gays financées par le département d’Etat dans des pays arabes. Voyez-vous dans la politique de la ville de Tel Aviv un exemple de cet « homonationalisme » dont parle Massad ?

C’est certain, la question de l’homonationalisme – d’autres préfèrent le terme de « nationalisme sexuel » – est parfaitement illustrée par Tel Aviv. Il y a clairement chez une partie des gays occidentaux une volonté farouche de tenir leur rang dans le combat mondial contre le monde arabo-musulman. Cela correspond à ce qu’a décrit Massad, qui a pointé en outre la volonté de l’Occident d’imposer un genre de norme homosexuelle mondiale.
Mais les gays sont peut-être d’abord dans une logique de normalisation sociale, se soucient de leur train de vie, de leur patrimoine immobilier, de leurs vacances, sea, sex and sun. Ils se fichent de Gaza comme de l’an 40, même si, on ne peut hélas pas le nier, le modèle de domination que propose Israël leur convient plutôt bien. En cela, le séjour touristique à Tel Aviv est aussi un soutien politique, dont le gouvernement israélien, il faut rappeler, est une coalition de droite et d’extrême droite, se réjouit bruyamment.

Propos recueillis par Eric Aeschimann