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Nous refusons sur Mediapart

lundi 5 mai 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur Mediapart, le 4 mai 2025.

« Nous refusons » :
ces Israéliens qui ne veulent plus servir sous les drapeaux

À travers un nouveau livre qui vient de paraître, l’auteur et photographe Martin Barzilai poursuit son travail auprès de celles et ceux qui disent « non » à l’armée en Israël. Un phénomène qui a pris une lumière nouvelle depuis le 7-Octobre.

« La chose la pire qui soit en Israël, à part être palestinien, c’est être un traître. » Eviatar Rubin a 22 ans. Quand le photographe Martin Barzilai le rencontre pour la première fois il y a deux ans, l’attaque terroriste du Hamas et la riposte israélienne n’ont pas encore eu lieu.
Le jeune homme, qui vit à Haïfa, est déjà déterminé : pas question de faire son service militaire, pas question de « participer à l’occupation sioniste, à un régime d’apartheid ». Alors il refuse de rejoindre l’armée. Il passera pour cela quatre mois en prison. Puis il retournera à ses activités militantes : manifestations politiques et soutien aux familles palestiniennes expulsées de leur logement.
Après le 7-Octobre, c’est le choc. La gauche israélienne à laquelle Eviatar appartient a du mal à se positionner. L’activisme est devenu plus difficile, plus risqué aussi. Mais les convictions du jeune Israélien se sont aiguisées. « La guerre ne s’arrêtera pas tant que Nétanyahou la voudra, confie-t-il deux mois plus tard. Or il n’a pas d’objectif […]. Nous n’allons pas rétablir la sécurité. Il n’y a pas de victoire militaire au bout du chemin. »

Regards graves

Ce témoignage et une quinzaine d’autres composent le nouveau livre de Martin Barzilai, Nous refusons. Dire non à l’armée en Israël, sorti le 25 avril aux éditions Libertalia, qui constitue une sorte de suite à un premier opus sorti en 2017, Refuzniks, et poursuit un travail entamé il y a seize ans.
Les personnes rencontrées ou retrouvées, hommes et femmes, âgé·es de 18 à 63 ans, ont pour point commun de n’avoir pas rempli leurs obligations militaires, que ce soit en renonçant dès leur première convocation, en démissionnant en cours de mission, ou en refusant d’être réserviste. Saisi·es dans l’objectif du photographe, ils et elles portent un regard grave, dans lequel on devine des interrogations profondes sur l’avenir.
Certain·es évoluaient déjà dans un milieu politisé, de gauche, solidaire des Palestinien·nes et critique de la colonisation. D’autres ont pris conscience de ce qu’il se passait dans leur pays avec le 7-Octobre, parfois à contre-courant de leur milieu, de leur famille.
C’est le cas d’Itamar Greenberg, qui a grandi dans une communauté ultraorthodoxe. Une révélation digne de la caverne de Platon pour ce jeune homme qui, entre l’école religieuse et la maison, n’avait jamais entendu parler de l’occupation auparavant et qui, pour naviguer sur Internet, devait contourner un filtre religieux mis en place par ses parents. Depuis, il se rend régulièrement en Cisjordanie pour faire de la « présence protectrice » afin d’empêcher les colons d’avancer sur les terres palestiniennes.

Un phénomène impossible à quantifier

À l’heure où l’offensive de l’armée israélienne a fait plus de 50 000 morts à Gaza, l’ouvrage de Martin Barzilai fait du bien. Il montre que des résistances sont à l’œuvre en Israël face à cette guerre dévastatrice, que les voix de la paix – alors que certaines ont été sauvagement tuées dans l’attaque du Hamas – ne se sont jamais tues, que le pacifisme continue de parler aux jeunes générations.
Il en faut du courage pour aller affronter une commission militaire afin de défendre sa position d’objecteur ou objectrice de conscience, ou pour remettre en question le récit dominant d’un pays constamment menacé… « L’armée ne protège plus Israël mais défend le projet de colonisation », dit l’un des personnages du livre.
Combien sont-ils, combien sont-elles, aujourd’hui, à refuser de prendre les armes dans ce pays où le service militaire dure trois ans pour les hommes, deux ans pour les femmes ? Impossible de le savoir avec précision, l’armée israélienne ne communiquant pas sur le nombre de personnes exemptées, de désertions, ou encore de peines de prison. Un chiffre, toutefois, atteste une certaine distance par rapport à l’institution militaire : 50 % des conscrit·es ne vont pas au bout de leur service.
Depuis un mois, trois lettres publiques signées par des groupe de réservistes parues dans la presse israélienne ont appelé à la fin immédiate de la guerre à Gaza. L’une d’elles était signée par près d’un millier d’anciens membres de l’armée de l’air, parmi lesquels 60 réservistes en service… Signe que les positions sont en train de bouger, que les justifications de la guerre ne sont plus entendues de la même façon qu’il y a un an et demi.
« Il est difficile de savoir si le phénomène des refuzniks reste minoritaire ou s’il concerne davantage de monde que les voix qui s’expriment déjà publiquement, explique Martin Barzilai à Mediapart. Car il y a beaucoup de refus “gris” comme on les a connus en France dans les années 1980-1990, où de nombreux hommes se faisaient réformer “P3” ou “P4” pour échapper au service militaire. Dans les milieux artistes et progressistes, notamment à Tel-Aviv, beaucoup invoquent ainsi des problèmes psychologiques pour éviter l’armée. Les femmes s’en sortent souvent en disant qu’elles sont religieuses. Dans tous ces refus, on ne peut pas savoir quelle est la proportion de celles et ceux qui le font en étant conscients de ce qui se passe. »

Des exils « pour raisons politiques »

Einat Gerlitz, elle, n’a pas voulu dissimuler son choix : elle l’a fait savoir publiquement et a passé au total 97 jours en prison. Beaucoup de ses amis ont réussi à se faire exempter « pour raison psychiatrique » et n’osent pas, comme elle, en faire un geste politique. « Mon refus s’exprime aussi en leur nom », témoigne-t-elle.
Point commun de ces refuzniks rencontré·es par le photographe : le sentiment d’une certaine solitude, même si la plupart vont la dépasser en retrouvant des semblables. Éviter le service militaire dans un pays dont il est constitutif de la citoyenneté n’est pas anodin dans la construction de son identité, et n’est pas sans conséquence pour sa carrière professionnelle.
Pour Elisha Baskin, cette décision a été suivie, quelque temps plus tard, d’un départ pour l’étranger « pour raisons politiques ». Beaucoup de gens autour d’elle ont pris un chemin similaire, raconte cette trentenaire aujourd’hui installée en France. Elle fait partie, désormais, d’un groupe qui rapproche Israélien·nes et Palestinien·nes arrivé·es comme elle sur le continent, une « même communauté » de gens « un peu perdus en Europe ».
Avec cette nuance de taille : « Nous, Israéliens, nous avons choisi notre exil pour des raisons politiques, alors que les Palestiniens sont des réfugiés. »

Amélie Poinssot