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Portrait de Christophe Naudin dans Libération

samedi 24 octobre 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Libération, le 24 octobre 2020.

Tableau noir

Christophe Naudin. Le prof d’histoire-géo, rescapé du Bataclan, publie un récit qui résonne fortement avec l’assassinat de Samuel Paty et les débats sur l’islam.

Dimanche matin, Christophe Naudin a commencé à avoir mal à la tête, aux yeux, et des douleurs dans la nuque. Entre le 13 novembre qui approche et l’attentat du vendredi 16 octobre, ce professeur d’histoire-géo dans un collège d’Arcueil (Val-de-Marne) ne se sentait vraiment pas bien. Il n’a pas pu aller au rassemblement hommage à Samuel Paty, alors qu’il le souhaitait ardemment. Il dit : « Chaque année, c’est pareil, je pense que ça va aller, et trois semaines avant les commémorations, je somatise. Je reconnais les symptômes. » Le quadra au visage timide sous son masque a donné rendez-vous chez sa mère, ancienne administrative à l’École normale supérieure, dans un appartement modeste de Cachan, où il a grandi. Parmi les nombreux bibelots, des exemplaires de Charlie Hebdo traînent et la Déclaration universelle des droits de l’homme est encadrée.
Christophe Naudin était au Bataclan, dans la fosse, pour voir les Eagles of Death Metal, groupe dont il est fan. Lorsqu’il a entendu les « pétards », il prenait une photo. Dans le brouhaha de la panique, il s’est caché avec d’autres spectateurs dans un cagibi pendant plus deux heures. Vincent, l’un de ses deux amis présents, a été fauché par une rafale. Il y est resté.
Dans Journal d’un rescapé du Bataclan, un carnet de bord de trois ans, qui se déroule de décembre 2015 à décembre 2018, Christophe Naudin raconte cette nuit de l’horreur : le regard de haine d’un des assaillants, le bout de cervelle sur un ampli, les policiers, qu’il admire et à qui il en veut aussi de ne pas être entrés dans la salle de concert plus tôt, ou encore le téléphone qu’il éteint pour garder de la batterie et pouvoir, en sortant, appeler sa mère. Il confie aussi, sec et poignant, les années de reconstruction, la thérapie – et ce livre en est une pierre –, les associations de victimes auxquelles il participe, comme Life for Paris, les concerts de rock où il finit par retourner. Surtout, Naudin tente de porter un regard de chercheur sur ce qu’il a vécu. L’homme est professeur d’histoire-géo. Il a étudié en master l’islam médiéval et politique, et a déjà coécrit un ouvrage sur les récupérations par l’extrême droite de Charles Martel.
De nombreux passages de son histoire font douloureusement écho à Samuel Paty et retournent d’autant plus le bide. Lorsqu’il évoque un attentat possible dans des écoles, la fascination pour la décapitation des jihadistes, « une forme de rituel », ou les discussions en classe sur Charlie Hebdo, auquel il a longtemps été abonné. « Chaque année ou presque, je montre les caricatures. C’est toujours animé, mais ça se passe bien, raconte-t-il. Je leur dis : “Vous n’êtes pas obligés d’être d’accord, vous pouvez même être choqués.” Mais après je leur explique la liberté d’expression, les limites de la loi, la différence entre s’attaquer à une idée et aux croyants. » L’attentat ne lui fait pas peur, même s’il ne sait pas de quoi la rentrée sera faite. Il sait qu’il ne s’autocensurera pas.
Dans son journal, avec fureur, il fait la liste des attaques qui ont suivi le 13 Novembre, en France et à l’étranger, de Magnanville au concert d’Ariana Grande. Leur nombre donne le vertige : on se rend compte combien on en a oublié, dans une sorte de morbide habitude. Lui, qui a failli adhérer étudiant au syndicat anarchiste CNT et qui publie chez un petit éditeur d’extrême gauche, en profite pour dénoncer « l’aveuglement » d’une partie de son camp politique. « Je leur reproche deux choses : le refus de critiquer l’islam parce que ce serait une religion de dominés. Et le fait de dire que l’aspect religieux est anodin [dans les passages à l’acte]. » Il fait feu de tout bois contre le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), le Parti des indigènes de la République, Tariq Ramadan et ceux qu’ils jugent complaisants avec eux, Boniface, Lagasnerie, Todd, Despentes, Plenel, etc., qu’il appelle les « islamistophiles ». « J’ai toujours en tête cette notion de coresponsabilité, nous argumente-t-il. Si les gens accusent  Charlie Hebdo d’être raciste et islamophobe, quand le 7 janvier arrive, il faut qu’ils se posent la question de savoir s’il n’y a pas un lien [avec leurs propos]. Parce que parallèlement, s’il y a un attentat islamophobe du même type, et croisons les doigts pour que cela n’arrive pas, les mêmes ne se priveront pas de dire que les gens comme Charlie sont responsables. » En même temps, il ne supporte pas le Printemps républicain, Bouvet ou Finkielkraut. Il a, comme beaucoup, ce sentiment désagréable d’être pris entre deux feux. Comment fait-on pour rester de gauche, dans tout ça, se demande-t-il, et nous avec ?
« J’espère que le livre ne sera pas récupéré par n’importe qui », dit Nicolas Norrito, l’un des éditeurs à Libertalia, qui salue un « document brut ». Il est conscient que Christophe Naudin ne va pas se faire que des amis. Le professeur a l’habitude. Avec William Blanc et Aurore Chéry, la publication des Historiens de garde (2013), où ils mettaient en avant les erreurs et les biais de Lorànt Deutsch, lui a valu, et lui vaut encore, une inimitié solide de l’acteur.
Naudin aurait pu ne jamais devenir enseignant, pourtant. Après le divorce de ses parents et le départ de son père, inspecteur en assurances, il grandit auprès de sa mère, Sylvie. Ils ont une relation fusionnelle. Pendant notre entretien, elle coud dans la cuisine, porte ouverte. Elle lance des remarques quand il se trompe dans les chiffres ou les dates. Il la regarde avec amour. Complètement « Tanguy », il n’est parti du petit appartement qu’à 30 ans passés. Avant, il est mollement passé par la fac, puis a travaillé pendant plusieurs années dans un UGC, à vendre du pop-corn. Sans la démission soudaine d’une collègue, il n’aurait pas eu le déclic et n’aurait pas repris ses études ni passé le Capes.
« Christophe et moi, on est issus de la marge du monde universitaire, commente son ami William Blanc. On n’est pas passés par des classes prépa, on vient de banlieue, d’un milieu populaire. On a cette passion de transmettre et de faire de la vulgarisation. » Il continue : « Il m’impressionne. La manière dont il a réussi à être résilient par rapport à ce qu’il a vécu, à mobiliser les outils de notre métier pour ne pas tomber complètement dans la colère, ça m’émeut beaucoup. » Cela n’a pas été facile pourtant. Naudin écrit qu’il aurait pu, sans son parcours, basculer dans un sentiment anti-arabe et antimusulman, « comme de plus en plus de monde ».
En ce moment, cinq ans après, ça va. Il a arrêté sa thérapie. Il a encore des angoisses, mais c’est aussi son caractère. Il ne culpabilise plus pour Vincent. Et puis, il y a Laëtitia, prof également. Ils se voient depuis trois ans et habitent ensemble, avec son fils à elle, Gabriel, à Montrouge. Il écrit : « Elle m’a véritablement ressuscité. » Si elle n’avait pas été là ? Il n’ose pas l’imaginer.
 
9 décembre 1975 : Naissance.
13 novembre 2015 : Attentat du Bataclan.
30 octobre 2020 : Journal d’un rescapé du Bataclan. Être historien et victime d’attentat (Libertalia).

Quentin Girard