Le blog des éditions Libertalia

Pour Miguel. Le sens éthique de son œuvre.

mercredi 3 mai 2017 :: Permalien

Miguel Abensour (photo : Yann Levy)

Texte écrit par Louis Janover à la mémoire de Miguel Abensour, mort le samedi 22 avril. Publié conjointement sur les sites de Smolny et de Libertalia. Photo : Yann Levy

Pour Miguel,
Je voudrais seulement dire quelques mots sur ce qui a été tellement important dans l’amitié qui me liait à Miguel et qui je crois a la même importance dans son œuvre. C’est sur cette part que je veux mettre l’accent parce qu’elle n’apparaît pas toujours dans ce qu’on sait de lui. On a tendance, quand on parle de sa place comme penseur, à insister sur ce qu’il a apporté dans le domaine de l’utopie à une époque où elle avait été plutôt reléguée dans ce qu’on appelait le pré-marxisme. On peut dire à juste titre que c’est en grande partie grâce à Miguel que cette pensée est redevenue présente parmi nous, et c’est une part de notre rapport amical qui se retrouve là parce que cela rejoignait la pensée du surréalisme, qui était loin de lui être étrangère.
Tout était alors à redécouvrir et c’est à ce moment que j’ai connu Miguel. Mais surtout on mesure mal ce qu’a représenté sa collection pour sa pensée et pour un certain milieu intellectuel qui pouvait enfin discuter de l’importance de l’école de Francfort et de bien d’autres auteurs. Cela s’est fait dans un ensemble d’idées très cohérent que Miguel a condensé dans ce qu’il appelle une reconstitution des critiques pratiques de la politique.
Pour le comprendre, on doit se rappeler que le livre de Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme, est le troisième livre de sa collection Critique de la politique. Cette publication marque une date dans l’histoire, car toute la pensée critique et révolutionnaire était alors dominée par le marxisme, et personne ne le dissociait de Marx. Faire ce pas, c’était se mettre d’une certaine façon en dehors du camp de la servitude volontaire, et c’est à travers ce retrait que Miguel Abensour a inscrit sa critique. Il faut imaginer ce que cela signifiait à l’époque pour se faire une idée de la responsabilité qu’il prenait. Cela continuait la critique de Socialisme ou Barbarie et lui donnait un nouveau sens.
Le mouvement auquel se rattachait alors la pensée de Miguel, c’était celui innervé par le socialisme des conseils. La collection, comme sa pensée, s’en est trouvée fortement marquée et c’est dans cette direction qu’il n’a cessé de s’orienter. En dépit de multiples sollicitations politiques, il a su garder intacte cette pensée critique qui était pour lui ce que Marx appelait la « démocratie vraie ». Il n’a jamais varié sur ce point, comme en témoignent ses livres et ses articles. C’est le sens notamment de sa contribution à la revue les Études de marxologie, qui unissait Marx et l’utopie. Il a également écrit un texte en faveur de la Pléiade de Rubel, « Pour lire Marx », qui est paru dans la Revue française de science politique, en 1970. Il a été repris chez Sens et Tonka en 2008. Miguel m’a souvent raconté que des collègues bien intentionnés ne se sont pas fait faute de lui faire savoir clairement à quoi et à qui il s’exposait.
Le troisième titre publié par Miguel, en 1974, dans Critique de la politique est de Rubel. La reprise de la collection chez Klincksieck, en 2016, quarante ans plus tard, commence par la réédition de l’ouvrage clef de celui-ci, Karl Marx. Essai de biographie intellectuelle. C’est la fidélité à une même pensée de l’émancipation qui sert à Miguel de fil conducteur, au point qu’il préparait la publication de la correspondance de Pannekoek avec Rubel. De la même manière, il a tenu à rééditer sans attendre un ouvrage capital, Le Mythe bolchevik, le témoignage d’Alexandre Berkman, un anarchiste qui remet dans une perspective nouvelle cette histoire.
On voit ce qu’il en est de la persistante présence de cette interrogation chez Miguel et dans quel sens elle oriente sa recherche. Cette pensée m’a très tôt liée à lui, et s’il est parmi nous et avec nous, c’est à travers cette œuvre. Miguel a condensé sa réflexion à travers l’évocation de sa vie dans un Entretien qui date de 2014 et qu’il a mené avec Michel Enaudeau. Il a pour titre laboétien La communauté politique des « tous uns ». Le sous-titre se lit Désir de liberté Désir d’utopie sans ponctuation, ce qui résume en quelque sorte son point de vue. L’un est inclus dans l’autre, comme changer la vie et transformer le monde.
L’utopie, c’était aussi pour Miguel l’idée que Breton exprime dans le Second Manifeste du surréalisme qui assigne à l’homme « de ne pouvoir faire moins que de tendre désespérément à cette limite ».
La dédicace qu’il me fit à cet Entretien définit le sens de notre amitié. « Pour Louis, mon ami et mon premier lecteur qui ainsi me donne la force et le courage de continuer. » Je peux dire que cette lecture me donne aussi la force et le courage de continuer.

Louis Janover, 25 avril 2017.