Le blog des éditions Libertalia

Siné tourne les coins

lundi 9 mai 2016 :: Permalien

L’avenue de la Résistance, siège de Siné Hebdo à Montreuil, j’y ai déboulé en septembre 2009, pour un stage qui s’est transformé en CDI, après quelques sujets envoyés au flanc de mes Corbières profondes et qui avaient eu l’heur de plaire à Catherine Sinet, la véritable capitaine de ce rafiot pirate.
Pas causant au début, le Vieux ! Moi j’étais trop impressionné pour comprendre que c’était la timidité et pas la vacherie qui lui donnait l’air aimable d’une pine d’ours !
À l’issue de mon premier bouclage dominical (ah la magie du canard qui apparaît peu à peu sous nos yeux, les citations et les accroches de couv’ à pondre au dernier moment, tout ça sur fond de Monk ou de Gillespie tonitruant, le tout dans un épais nuage tabagique), je me suis retrouvé au canard juste avec Bob Siné et le poto maquettiste. L’avait plus le droit de fumer, Bob, il trimballait partout sa machine à oxygène, mais pour le tutu devait pas y avoir de contre-indication, puisqu’on a ce soir-là torpillé huit quilles de Morgon Lapierre. Une fois bien mûr, il nous a raconté ses virées avec Prévert qui avait peur de sa bourgeoise, une mégère, de son dab qui essayait de faire becter du sauciflard aux gars du FLN que Siné et Vergès planquaient chez lui, les fiestas et les emmerdes à Cuba, son expulsion de Chine pop’… Quand il a évoqué son ami Malcolm X (d’après lui pas plus musulman que Benoît XVI), il était pas loin de chialer, ça passait toujours pas, son assassinat ! Il nous a déballé plus d’un demi-siècle d’aventures et d’engagement traversé bourré la plupart du temps !
Tellement ourdé aussi ce soir-là qu’il a fallu que je le porte quasiment. Dans les escaliers, il me claquait des bises en me répétant : « T’es une bonne recrue, toi ! » Et moi pas beaucoup plus frais, je l’ai aidé à grimper dans sa poivromobile électrique avec laquelle il est rentré comme un grand et à quatre grammes chez lui à Noisy-le-Sec.
Petit à petit, de conf’ de rédac en bouclages, de ripailles en génocides de Morgon, j’ai découvert un vrai gentil, sous des dehors rugueux, voire hargneux. Impitoyable quand il sélectionnait les dessins, il poussait à la roue pour qu’on soit plus vachards dans nos papiers, tandis que Catherine Sinet arrondissait les angles et sucrait tout ce qui aurait pu, selon elle, nous valoir un procès. À nous de slalomer là-dedans. Il aimait pas la BD, le rock, pouvait pas piffer les tiarés, les enturbannés, les galonnards et les viandards, il dévidait le jars comme personne pour mieux les conchier, mais il fondait devant les mômes, les petites bêtes, vénérait le jazz et le gospel itou, bien que ce soit une zique de bigots. Blindé financièrement depuis la fin des années cinquante, grâce à son trait de génie, il n’a jamais pu s’empêcher de prendre des risques, d’ouvrir sa grande gueule et de retourner au baston dès que l’injustice et la saloperie pointaient leur groin.
Aussi quand j’ai appris la nouvelle, j’ai eu bien les boules évidemment, mais une heure après, gambergeant au volant, j’ai commencé à rigoler bêtement en repensant à tout ça, les bouclages, les hectolitres de pif, sa débagoulante… Et sa putain de vanne rituelle dès qu’il y avait un blanc en conférence de rédaction s’est mise à tourner en boucle dans ma tronche : « Un ange passe... QU’ON L’ENCULE ! »

Thierry Pelletier, 8 mai 2016