Le blog des éditions Libertalia

Urgence zapatiste

jeudi 10 janvier 2019 :: Permalien

Où (en) sommes-nous ?

Cette année, la célébration du soulèvement zapatiste du 1er décembre 1994, au Chiapas, s’est faite dans la gravité. En contraste étonnant avec les années précédentes, ce 25e anniversaire n’aura peut-être jamais autant rappelé l’atmosphère des événements qu’il célèbre. Les mots du sous-commandant insurgé Moisés, porte-parole de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), prononcés devant trois mille hommes et femmes en uniforme militaire, dont l’arrivée a été précédée de celle, à cheval, des commandants, ont parfaitement traduit l’ampleur de la menace qui, désormais, pèse sur l’autonomie. Une menace qui, en soi, n’est pas nouvelle, une menace à laquelle les zapatistes font face depuis qu’ils ont dissimulé leurs visages derrière des masques de laine pour se révéler à l’aveuglement et l’amnésie du monde. Mais une menace qui, depuis quelques semaines, a grossi, s’est intensifiée, au point d’exiger de l’EZLN cette célébration particulière, où la dignité a, cette fois, revêtu les traits de la sévérité et de la discipline.

Depuis le 1er décembre 2018, un nouvel homme s’est assis sur le trône du Mexique. Un homme dont l’élection, le 1er juillet 2018, a chassé la droite du pouvoir pour y installer la gauche, du moins « une gauche ». De celle qui s’accommode fort bien du capitalisme, qui ne jure que par les grands projets, invoquant jusqu’à la nausée le bien-être et les intérêts d’un « peuple mexicain » dont on ne devine pas très bien les contours, tant la politique de cette gauche-là semble vouloir écraser les plus faibles. Cette gauche, c’est celle d’Andrés Manuel López Obrador, dit « AMLO », 62e président des États-Unis mexicains, dont le jeu électoral, pétri de démagogie, n’a pas trompé les zapatistes, qui dénoncent depuis des années son double discours. 

Et pour cause. À peine parvenu au pouvoir, Andrés Manuel López Obrador a placé les peuples indiens du Mexique dans le viseur de sa politique, annonçant son intention de mener à bien des grands projets, qui menacent autant les écosystèmes que les communautés. Parmi ces démesures, celle qu’il appelle « le Train maya » s’érige autant en arme de guerre contre l’autonomie zapatiste qu’en symbole d’un mépris pour les cultures indiennes, réduites à l’état d’objet culturel à monétiser. Ce train absurde au coût faramineux (jusqu’à 7 milliards d’euros), présenté comme un tremplin pour relancer l’activité touristique dans le sud du Mexique, entend relier les principaux sites archéologiques et naturels mayas du pays. Bilan : 1 500 kilomètres de voie, dont 854 kilomètres sont encore à construire. Une culture maya muséifiée et bétonnée que López Obrador entend célébrer sur la destruction des communautés actuelles, celles des peuples mayas bien vivants et pour partie en rébellion, peu enclins à se laisser enfermer dans des cages de verre et une histoire qu’on leur voudrait terminée. 

Le 16 décembre 2018, pour inaugurer le lancement de son Étoile de la mort à lui, Andrés Manuel López Obrador a choisi le site de Palenque. Un choix guère anodin, puisque cette petite ville très touristique se trouve à proximité du caracol Roberto-Barrios, poumon de la rébellion zapatiste dans cette partie nord du Chiapas. C’est ici que le mépris et le ridicule se sont invités, en particulier quand, avec un cynisme qu’on ne connaît qu’aux puissants, le nouveau président s’est prosterné devant « la Terre Mère », s’adonnant à un rituel virant à la parodie, sinon à la dérision… Mais derrière ce spectacle affreux se cache aussi la menace à peine voilée d’une agression des communautés zapatistes, implantées en territoires mayas, que l’EZLN prend très au sérieux, ainsi que le Congrès national indigène (CNI). 

L’année 2018 s’est achevée sur cette note terrible et, en territoire autonome et rebelle, l’année 2019 aura été lancée avec l’affirmation d’une volonté de résister et de se battre. Et les zapatistes ont des ressources en la matière, dont certaines qu’ils taisent depuis plus de deux décennies. L’enjeu est de taille : pour les zapatistes, bien sûr, pour l’ensemble des peuples indiens du Mexique et des Amériques, mais aussi pour toutes celles et tous ceux qui, dans le monde, se dressent contre les engins de destruction du gigantesque chantier capitaliste. Depuis vingt-cinq ans, ces paysans des jungles du Sud-Est mexicain n’ont de cesse de porter une révolution étonnante, née dans le bruit des fusils et le vent des montagnes. Une révolution qui transforme autant leur quotidien qu’elle a chamboulé, et chamboule encore, les dynamiques de transformation sociale à l’œuvre sous d’autres latitudes, s’émancipant des discours idéologiques, des dogmes politiques et des standards d’une révolution formatée. Aujourd’hui, l’autonomie zapatiste, qui a fait de la parole et de l’écoute les principaux artisans de la construction d’une société dont la justice et la liberté sont les piliers, est l’expérience révolutionnaire la plus aboutie du XXIe siècle, par sa durée, son ampleur géographique et, surtout, le bien-être, symbolique comme charnel, qu’elle parvient à cultiver. Une expérience qui se remet en cause en permanence, sans pour autant que le doute la paralyse : au contraire, en vingt-cinq ans, l’autonomie, cette contagion rebelle, s’est étendue, s’est consolidée, en se coordonnant et s’ouvrant toujours un peu plus au(x) monde(s). Et elle devrait s’imposer à nous comme telle ; non pas comme modèle à décalquer, mais comme une boussole et un refuge, un livre où puiser des paroles et lire des histoires pour construire, dans nos géographies et selon nos calendriers, notre émancipation. 

Pourtant, « nous sommes seuls », a déclaré le sous-commandant insurgé Moisés ce 1er janvier 2019. Et à plusieurs reprises. 

Alors, où sommes-nous ? Où en sommes-nous ?

Guillaume Goutte
Syndicaliste français
Auteur de Tout pour tous ! L’expérience zapatiste, une alternative concrète au capitalisme (Libertalia, 2014)
et Vive la syndicale ! Pour un front unique des exploités (Nada, 2018).