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Fascisme et grand capital, dans Le Monde libertaire

lundi 27 avril 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Fascisme et grand capital : une longue et subtile note de lecture publiée dans Le Monde libertaire (février 2015).

« Quand le fascisme nous devançait »

Commencé en 1934 au lendemain des émeutes provoquées le 6 février par les ligues d’extrême droite à Paris (16 morts, 2 300 blessés), Fascisme et grand capital passa à peu près inaperçu lors de sa première publication, deux ans plus tard. Le fascisme constituait à cette époque une nouveauté historique et Daniel Guérin fut l’un des premiers, avec Léon Trotski, à analyser de façon rigoureuse le mécanisme par lequel une société d’économie capitaliste bascule dans la dictature fasciste. Si cette œuvre pionnière rééditée en 1945 par Gallimard, reprise par Maspero en 1965, puis Syllepse (1999), La Découverte (2001) et aujourd’hui Libertalia est devenue un classique, c’est que l’analyse de Daniel Guérin a été largement confirmée par les faits et qu’elle reste indépassée malgré l’immense historiographie qui n’a cessé de s’accumuler sur le sujet.

I. Apprendre de l’histoire.

Pourquoi les antifascistes de 2015 devraient-ils connaître ce texte écrit il y a bientôt quatre-vingts ans par un jeune militant d’extrême gauche plus lucide que les « experts » patentés de son temps ?
Le 30 janvier 1933, raconte Daniel Guérin, la prise du pouvoir par Hitler prit totalement au dépourvu la gauche française et européenne. Personne, absolument personne n’avait vu venir la catastrophe. Nul n’avait prévu la fulgurante ascension électorale de « l’agitateur de brasseries » ni sa nomination à la Chancellerie allemande. Pas un « politologue » n’imagina non plus ce jour-là que la République de Weimar disparaîtrait en six semaines, que le mouvement ouvrier outre-Rhin s’effondrerait sans combattre et encore moins que le régime nazi réussirait à se maintenir au pouvoir et à transformer en quelques années l’Allemagne ravagée par la crise en une puissance militaire menaçante.
Le précédent italien (Mussolini était au pouvoir depuis 1922) aurait dû inciter les analystes à s’interroger sur le basculement dans la dictature de deux grands États capitalistes d’Europe occidentale à dix ans d’intervalle mais il n’en fut rien. Très peu considéraient alors le régime du Duce et celui du Führer comme deux versions d’un même système politique : le fascisme. L’Italie était avant tout regardée (de haut) comme une ex-alliée de la Grande Guerre, au contraire de « l’ennemi héréditaire » teuton, et les clichés xénophobes – qui n’ont pas disparu de nos jours – tenaient lieu d’exégèse aux « phénomènes » politiques mussolinien et hitlérien : les « macaronis » méritaient d’être gouvernés par un « César de carnaval », les « boches » de marcher « à la schlague », etc. Ou bien les commentateurs recouraient aux explications irrationnelles qui dispensent de réfléchir : le fascisme est une névrose collective, les Italiens et les Allemands sont pris de folie, fascinés, envoûtés… Quant aux partis, SFIO et PCF, tout à leur haine réciproque, ils ne se préoccupaient que d’instrumentaliser les défaites des mouvements ouvriers italien et allemand pour s’en accuser mutuellement.
C’est pourquoi, lorsque les émeutes de février 1934 révélèrent la montée de l’extrême droite française sur fond de corruption politicienne et de démagogie aveugle – l’auteur de Fascisme et grand capital raconte avoir vu les militants communistes et les bandes du colonel de La Rocque défiler au coude à coude en criant « À bas les voleurs ! », une scène qui dut lui rappeler les alliances « rouge-brun » de 1930 à 1932 en Allemagne contre les sociaux-démocrates – Daniel Guérin résolut d’écrire un texte de combat pour tirer les leçons des expériences italienne et allemande en prévision de l’affrontement à venir avec le capitalisme et le fascisme français. Affrontement qui aura lieu après la « révolution manquée » du Front populaire, dont Guérin aura été un acteur passionné, pendant la triste parenthèse du régime patriarcal-fasciste de Vichy.
Plus tard, au crépuscule de la Seconde Guerre mondiale, Daniel Guérin, rédigeant la préface de la nouvelle édition de Fascisme et capital – reproduite dans la présente édition – ne put que constater a posteriori l’échec des révolutionnaires antifascistes : « Nous, les survivants sans fierté de la décennie 1930-1940, écrit-il, nous devons à une jeunesse justement méfiante et justement sévère, non pas de battre notre coulpe, ce qui ne servirait à rien, mais de lui expliquer comment nous avons été si peu maîtres de notre destin. » La lutte a été perdue mais qu’au moins l’expérience serve aux générations futures car, les mêmes causes produisant les mêmes effets, le fascisme peut renaître de ses cendres partout où les conditions de sa prolifération auront été réunies. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’avertissement mérite d’être à nouveau lu et écouté.

II. La crise, ventre du fascisme.

Daniel Guérin identifie sans ambigüité l’agent moteur du fascisme : ce n’est pas le nationalisme – simple facteur aggravant –, ce n’est pas l’antisémitisme – utilisé pour mobiliser la frange radicale des militants –, et ce n’est pas non plus la menace du mouvement ouvrier – ce serait plutôt la conséquence de son échec. Non, le terreau indispensable au fascisme, c’est la crise du capitalisme. Ce diagnostic, sur lequel repose toute l’analyse de Daniel Guérin, est encore loin d’être partagé, ce que l’on comprend mieux en arrivant aux conséquences qu’il en tire.
Fascisme et grand capital est composé d’une suite de brefs chapitres qui retracent l’histoire des fascismes italien et allemand avant, pendant et après leur prise du pouvoir, puis qui comparent point par point leurs doctrines, leurs tactiques, leurs politiques économiques et sociales, pour faire ressortir, au-delà des différences de forme, la grande similitude de leurs rôles et tant que sauveurs du capitalisme.
Le basculement vers le fascisme, affirme Guérin, suivra toujours le scénario observé en Italie et en Allemagne. En période stable, le grand capital s’accommode fort bien de la démocratie qui lui permet de gonfler ses profits en toute quiétude. Mais voici que surgit une crise économique aigue qui menace les intérêts capitalistes, ruine les classes moyennes et accule le prolétariat à la misère. La production s’effondre et le chômage s’envole. Les partis de gauche, empêtrés dans le légalisme, se cantonnent à des solutions plus ou moins diluées dans le réformisme, quand ils ne courent pas derrière l’extrême droite, par exemple sur le thème de « l’identité nationale » et ses variations patriotiques. Leurs partis échouent à proposer une alternative au capitalisme et leurs syndicats épuisent les forces du prolétariat à coup de grèves revendicatives sans perspectives. La crise s’intensifie. Ne voyant pas d’autre issue, les classes moyennes, les chômeurs, les petits paysans et une partie de la classe ouvrière se tournent vers le mouvement fasciste qui promet de détruire le « système » pourri et d’ériger une société véritablement « socialiste », égalitaire, probe, forte et ordonnée. Le chef des fascistes est porté au pouvoir par les politiciens de droite (en Italie la « Marche sur Rome » avait été une pantalonnade et, en Allemagne, Hitler a été nommé chancelier après un échec électoral). Enfin les capitalistes qui ne finançaient pas déjà le parti vainqueur se rallient à lui une fois rassurés sur la préservation de leurs intérêts.
Installé au pouvoir, le fascisme n’a cure de tenir ses engagements démagogiques vis-à-vis des classes populaires à présent solidement encadrées par la police et l’armée. Un second mérite de Daniel Guérin, pas si courant, c’est de regarder derrière le miroir tendu par la propagande des États fascistes et de démythifier leur soi-disant « socialisme » : Mussolini et Hitler n’ont certainement pas « acheté » leur peuple. Quant au IIIe Reich, pour lequel les bourgeoisies anglaise et française avaient les yeux de Chimène, louant ses performances économiques, ses Volkswagen, ses logements sociaux, ses vacances organisées, ses « réalisations sociales » (autant de poudre aux yeux) et l’ordre qui y régnait, voici ce qu’en dit Ian Kershaw : « Le nazisme au pouvoir, écrit-il, produisit la société de classe la plus brutale et la plus exploiteuse de l’ère industrielle – une société qui, rétrospectivement, faisait apparaître l’Allemagne du kaiser comme un “paradis de la liberté” aux yeux de la classe ouvrière. Les nouveaux rapports de classe institués en 1933 réduisirent à néant les acquis sociaux remportés par le monde ouvrier non seulement depuis 1918, mais même depuis l’ère bismarckienne ; ils consolidèrent la position d’un capitalisme affaibli et préservèrent – du moins dans un premier temps – celle des forces réactionnaires au sein de l’ordre social. »

III. Une mécanique implacable.

En définitive, conclut Daniel Guérin, ce n’est pas le danger révolutionnaire mais plutôt l’incapacité du mouvement ouvrier à proposer une alternative socialiste au capitalisme qui précipite l’ascension du mouvement fasciste vers le pouvoir en cas de crise. C’est parce que le PS et la CGT italiens détournèrent de son objectif révolutionnaire le mouvement « conseilliste » d’occupation des terres et des usines en 1920 que les masses avides de révolution se tournèrent vers Mussolini et ses Chemises noires ; en Allemagne, la bataille contre les nazis était virtuellement perdue dès le début de la crise économique, quand les gouvernements de droite successifs purent mener une politique ultraréactionnaire sans provoquer de riposte efficace des travailleurs. En faisant passer leurs querelles avant la lutte contre l’aggravation vertigineuse des inégalités sociales, les partis de gauche trahirent ceux qu’ils étaient censés représenter et qui leur faisaient confiance. Les militants socialistes et communistes furent réduits à l’impuissance par les choix politiques de leurs directions et ces choix furent possibles parce que ces directions échappaient au contrôle de leurs mandants.
Ensuite, une fois le fascisme au pouvoir et disposant des forces de répression étatiques, il est trop tard.
Huit décennies se sont écoulées depuis la première publication de Fascisme et grand capital. Ses thèses ont été pour l’essentiel confortées par les apports de l’historiographie, sauf sur quelques points qui ne les remettent pas en cause. Nous savons par exemple que l’incendie du Reichstag n’a pas été une machination des nazis, ou que ceux-ci avaient conquis le pouvoir absolu dès juin 1934. Sans doute connaissons-nous également un peu mieux le dessous des cartes échangées entre le mouvement nazi, l’État et le patronat allemands. Jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Hitler, les capitalistes allemands, effrayés par les discours « bolcheviques » du Führer nazi et par son programme isolationniste, ne se sont pas précipités pour financer le parti national-socialiste (NSDAP), à l’exception de quelques individualités ultraréactionnaires. Contrairement à ce qu’écrit Daniel Guérin, la plupart préféraient miser sur le DNVP, le parti de l’extrême droite monarchiste patronné par leur collègue, le magnat Hugenberg, et c’est d’ailleurs un NSDAP menacé de banqueroute qui arriva opportunément au pouvoir en janvier 1933. Ce furent principalement les petits patrons que le chef nazi promettait de protéger contre la concurrence déloyale des grandes firmes qui lui apportèrent leurs votes et leurs subsides. Bien entendu, sitôt au pouvoir, le dictateur s’empressa d’oublier ses promesses et se tourna vers le grand capital dont il avait besoin pour financer son régime et réarmer. In fine, au cours de la dictature nazie, des quatre puissances en compétition pour le contrôle du Reich – la bureaucratie d’État, l’armée, le grand patronat et le NSDAP – seul le parti nazi étendit son pouvoir, son « élite », la SS, ayant pris l’ascendant sur la bureaucratie d’État et sur le haut-commandement militaire. Le grand patronat, obligé quant à lui de se plier au dirigisme national-socialiste, avait en revanche reconquis un pouvoir absolu dans les entreprises puis créé des empires industriels et accumulé des fortunes grâce à l’économie de guerre doublée de l’exploitation des pays occupés. Son pari de collaborer sans réserve avec la dictature totalitaire lui profita. Sorti à peu près indemne de la dénazification, il reprit ses affaires sous Adenauer comme les capitalistes italiens reprenaient les leurs de l’autre côté des Alpes.

Voulant faire œuvre de pédagogue, Daniel Guérin s’applique à formuler ses analyses – particulièrement fines sur les questions économiques – dans un langage direct et accessible à tous. Le texte est vivant, étayé de multiples références, et l’on sent que l’auteur a de son sujet une connaissance qui n’est pas seulement livresque. Lorsqu’il évoque la division suicidaire des partis ouvriers allemands face au national-socialisme ou l’attraction du discours nazi sur de jeunes idéalistes déçus par la gauche, il sait de quoi il parle, lui qui a parcouru l’Allemagne à vélo à la veille du « coup de tonnerre » de janvier 1933. Et quand il insiste sur l’importance du « mouvement plébéien » à la base du parti nazi, c’est qu’il a assisté aux meetings des prolétaires de la SA réclamant une « seconde révolution » au lendemain de la prise de pouvoir.
Cette nouvelle réédition proposée par Libertalia est à la hauteur du texte qu’elle veut servir : la mise en page est aérée, l’appareil de notes rédigé au cordeau et le glossaire bienvenu. L’essai de Daniel Guérin est encadré d’une préface datant de 1954 et d’une postface écrite en 1938 par le journaliste et écrivain américain Dwight Macdonald, l’un des rares à avoir saisi à l’époque toute la portée de cet ouvrage.

François Roux