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Imprimer Marx pour 184 euros par mois

jeudi 14 mai 2015 :: Permalien

Tribune parue dans CQFD, mai 2015.

Imprimer Marx
pour 184 euros par mois

Quoi de commun entre David Graeber, Raoul Vaneigem, le collectif Mauvaise Troupe et Norbert Trenkle ? Ce sont de brillants penseurs et activistes. Mais leurs livres sont imprimés dans des pays où la main-d’œuvre est moins onéreuse. Voyage dans les coulisses de l’édition.

De nombreux éditeurs dits « indépendants [1] » ou « engagés » n’hésitent pas à faire imprimer leurs livres dans les pays de l’Est, en Bulgarie, en Pologne, en Lituanie, etc. Rien de bien étonnant à cela, mais la critique du capitalisme se dissout-elle dans les impératifs économiques ? Les pratiques ne sont-elles pas à la base de toute contestation politique ? Faut-il distinguer le contenant du contenu ?

Depuis belle lurette les éditeurs commerciaux se sont tournés vers la Chine, réputée moins chère et plus compétitive pour la fabrication des livres « animés » ou des livres-objets. Qui est encore choqué par cela tant la délocalisation est entrée dans les mœurs ? Les grands éditeurs imprimant à des milliers d’exemplaires, la ristourne est d’autant plus avantageuse. Mais à leur décharge, ces éditeurs « industriels » ne sont pas connus pour être de fieffés défenseurs de l’économie locale ou des détracteurs des ravages du capitalisme mondialisé.

Parallèlement, l’édition française – et en cela elle reste encore une exception – compte myriade de petits éditeurs, dont un courant vivace, regroupé sous les appellations d’« éditeurs engagés », voire « militants » ou « alternatifs », ou plus simplement de « critique sociale ». Par les temps qui courent, où l’édition est trustée par de grands groupes tels Planeta ou Hachette, l’existence de ces maisons d’édition représente un souffle ou une poche de résistance essentielle à la pensée critique.
Bien souvent, les conditions matérielles ne sont pas réunies pour que ces maisons puissent vivre de leurs ventes, avoir des bureaux et rémunérer leurs animateurs et collaborateurs. Les aides du CNL et des collectivités territoriales restent une véritable béquille quant à la production éditoriale, tant pour la fabrication des ouvrages que pour la traduction d’œuvres ambitieuses. Ce segment de l’édition française vit donc plus ou moins sous perfusion. Plutôt plus que moins, d’ailleurs. Mais sa production connaît une vitalité certaine, qui permet de trouver dans les librairies des textes critiques, des textes ardus qui mettront des années à s’écouler mais qui présentent une importance réelle dans l’histoire des idées, des traductions de textes subversifs, des textes qui permettent à des idées minotaires de trouver un écho et un lectorat, des textes que l’économie du livre laissent sur le carreau. Pas rentables, trop chers à traduire, pas formatés pour les médias (les pavés par exemple), auteur inconnu, etc.

Dans ces conditions d’existence difficiles, où la diffusion-distribution reste un casse-tête, l’idée de faire des économies çà ou là fait son chemin. Un des postes les plus coûteux pour l’activité d’un éditeur est bien évidemment celui de l’imprimerie. Alors les convictions politiques sont mises à mal… Imprimer en Pologne un texte de Marx sur la théorie de la valeur ? Pas de problème. Imprimer en Bulgarie un ouvrage sur les luttes politiques de « l’ultragauche » ? Pas de soucis. Pour autant, nos pratiques ne sont-elles pas le fondement de nos engagements politiques ? Pouvons-nous prôner une idéologie anticapitaliste dans nos ouvrages et nous en détourner au premier obstacle économique ? Oui, imprimer en France coûte plus cher. Oui, les petits éditeurs manquent cruellement de moyens. Mais le système capitaliste qui consiste à faire baisser les prix en allant exploiter une main-d’œuvre moins chère dans des pays où le niveau de vie est bien moindre est justement au cœur de l’économie mondialisée que nous rejetons en bloc. C’est elle qui est à l’œuvre quand on propose à un salarié de Good Year qui va être viré un reclassement en Tunisie pour 500 euros par mois. C’est elle encore qui permet à de grands industriels du textile de faire fabriquer des chaussures à des enfants en Asie payés une bouchée de pain pour les revendre en Europe à des prix exorbitants (le quart d’un RSA par exemple). C’est elle aussi qui permet aux entreprises du CAC 40 de reverser des dividendes exponentiels à leurs actionnaires quand les populations triment deux fois plus à cause de « la crise »…

L’argument le plus souvent avancé par ces éditeurs est qu’ils font aussi tourner l’économie des pays de l’Est, que cela peut permettre aux salariés des imprimeries roumaines ou bulgares d’avoir des conditions de travail moins précaires. Bien sûr ! Mais le chemin va encore être très très long ! Voilà où nous en sommes : « D’un rapport de 1 à 14 en 2008, l’éventail des différents Smic brut est passé de 1 à 10 début 2015. […] En queue de peloton, les pays de l’Est : la Bulgarie (184 euros), la Roumanie (218 euros), la Lituanie (300 euros) ou encore la République tchèque (332 euros) [2]. »
L’autre argument est celui de l’Europe. D’ailleurs, il n’est pas rare de trouver dans l’achevé d’imprimer, à la fin du livre, « imprimé en Europe ». Certes, ce n’est pas en Chine ou en Malaisie, mais lorsque l’on trouve cette référence, on se doute que ce n’est pas en France et que l’éditeur a préféré ne dire où… N’assumerait-il pas son choix ?

Finalement, imprimer dans les pays de l’Est n’est pas vraiment le problème, au fond. Loin de moi l’idée d’une préférence nationale ! Mais cela révèle, en revanche, un vrai souci quant au développement des idées anticapitalistes que d’aucuns classent sans suite sous l’appellation « utopie ». Est-ce effectivement une utopie de croire que la faillite du capitalisme peut résider dans nos comportements, au quotidien, au boulot, face aux patrons, avec les armes qui sont les nôtres (grève, boycott, pratiques raisonnées, entraide, solidarité, prix libres, échanges, DIY, etc.) ? Est-ce que, pour reprendre une expression de John Holloway, « la révolution ne consiste pas à détruire le capitalisme, mais à refuser de le fabriquer » ?

Charlotte Dugrand

[1« Indépendant » peut porter à confusion, Gallimard étant, par exemple, un éditeur indépendant…

[2Luc Peillon, « Les écarts de Smic se réduisent en Europe », Libération, 27 février 2015. http://www.liberation.fr/economie/2015/02/27/les-ecarts-de-smic-se-reduisent-en-europe_1210871