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Au cœur d’une prison marocaine dans Middle East Eye

lundi 14 février 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Middle East Eye, le 10 février 2022.

Hicham Mansouri :
« Au Maroc, le trafic en prison est un phénomène de grande ampleur »

De son séjour dans une des prisons les plus dangereuses du royaume, où il a purgé une peine de dix mois, le journaliste marocain Hicham Mansouri raconte les trafics dont il a été témoin. MEE l’a rencontré à Paris, où il vit aujourd’hui réfugié.
Arrêté sur la base de fausses accusations en raison d’un projet d’enquête sur la surveillance électronique au Maroc, le journaliste Hicham Mansouri, 41 ans, a passé dix mois dans la prison de Zaki, au nord de Rabat, l’une des plus dangereuses du royaume.
Pendant sa détention, il a consigné son quotidien dans 30 carnets. Ses notes ont été publiées dans un livre en décembre 2021 par les éditions Libertalia et Orient XXI : 
Au cœur d’une prison marocaine.
Ancien directeur des programmes de l’Association marocaine des journalistes d’investigation (AMJI), une structure fondée par l’historien franco-marocain Maâti Monjib, autre poil à gratter des autorités marocaines, Hicham Mansouri a été arrêté le 17 mars 2015 d’une manière peu commune.
Alors qu’il se trouvait chez lui, à Rabat, en compagnie d’une amie, il raconte que dix policiers ont cassé sa porte, l’ont déshabillé avant de le forcer, avec son amie, à se mettre sur le lit pour mettre en scène l’arrestation.
Dans 
Au cœur d’une prison marocaine, il raconte : « On nous conduit ensuite au commissariat de Rabat en voiture. Je suis menotté et recouvert uniquement d’une petite serviette. Une fois au poste de police, les agents chargés de l’interrogatoire me contraignent à la prise de photos nu. Ils prennent même des photos de mon sexe. »
Hicham Mansouri, réfugié en France depuis 2016, a été condamné en 2015 au Maroc à dix mois de prison ferme pour « complicité d’adultère ». Une affaire, affirme-t-il à
Middle East Eye, « montée de toutes pièces par le régime chérifien, qui cherche à faire taire toutes les voix qui dérangent ».
En plus de « complicité d’adultère », le journaliste a été accusé de « tenir un local de prostitution ». « Dans les procès-verbaux de la police, on lit qu’elle a interrogé le gardien du bâtiment deux fois […] et que ce dernier affirme que je tiens un local de prostitution. Le gardien, courageux, est venu devant le tribunal démentir tout cela », écrit-il.
Affecté au bloc D de la prison de Zaki, un quartier surpeuplé surnommé « la poubelle » par les détenus où il dort les premiers jours « par terre, à l’entrée des toilettes sur un sol humide et crasseux », Hicham Mansouri note tout ce qu’il observe, en particulier les différents trafics auxquels il assiste.
Téléphones portables, cannabis, cocaïne… ces trafics ont lieu « au vu et au su de tous », raconte le journaliste. « Dans chaque quartier, un à quatre détenus gèrent la distribution des téléphones portables. D’abord, il faut passer commande et attendre quelques jours. En général, il s’agit de téléphones basiques qui coûtent entre 200 et 400 dirhams [entre 20 et 40 euros] en dehors de la prison et sont vendus de cinq à dix fois plus cher selon la période, le quartier et la prison. Leurs prix varient donc de 1 000 à 2 000 dirhams [de 100 à 200 euros] », écrit le journaliste.
Des prix qui s’envolent quand il s’agit de smartphones. « Un smartphone d’une valeur de 1 000 dirhams [près de 100 euros] peut coûter jusqu’à 10 000 dirhams [près de 1 000 euros] en prison. Cher, mais idéal pour regarder des films, faire des économies en utilisant des applications comme WhatsApp ou jouer pour passer le temps. Si l’administration fait semblant de fermer les yeux en gérant le trafic des téléphones portables basiques, elle est très sévère lorsqu’il s’agit de smartphones à cause de sa phobie des caméras. Les vendeurs appliquent la consigne en abîmant les caméras de ces téléphones intelligents avant leur mise sur le marché », détaille-t-il.
Il en est de même du trafic de cannabis, dont le royaume chérifien est le premier producteur mondial. « De jour comme de nuit, les détenus peuvent se procurer du cannabis et en fumer. Plusieurs en font leur gagne-pain et quelques-uns un business très rentable. D’une certaine manière, leurs activités à l’extérieur se prolongent une fois en prison, avec une seule différence : ici cela rapporte beaucoup plus, et ils risquent très rarement de voir leur peine de prison rallonger », témoigne Hicham Mansouri.

Middle East Eye : Vous racontez votre arrestation musclée en mars 2015. Vous attendiez-vous à ce moment-là à être arrêté de la sorte ?

Hicham Mansouri : Je ne m’attendais pas à être arrêté et encore moins de cette manière. Cela dit, il y avait beaucoup d’indices qui montraient que j’étais visé : écoutes téléphoniques, filatures… J’avais remarqué qu’on surveillait mes déplacements et mes activités sur le net. C’est là que j’ai commencé un projet d’enquête pour localiser deux adresses IP. J’avais subi aussi une agression avant cette arrestation. Il y avait donc des indices qui montraient qu’elles [les autorités] cherchaient à m’ennuyer mais quand je disais cela à mes amis, on me répondait que j’étais un peu parano. Ils étaient tellement nombreux à me le dire qu’ils m’avaient convaincu. Ils avaient tort.

Ainsi, vous débutez votre première expérience carcérale dans l’une des pires prisons du Maroc, celle de Zaki à Salé. Qu’est-ce qui vous a frappé en premier en arrivant dans ce bloc ?

Avant le bloc D, il y a eu la garde à vue et les deux jours que j’ai passés au premier quartier, surnommé le quartier des bwajda (les blédards), un quartier surpeuplé mais pas véritablement inquiétant.
Dans le quartier D, ce qui m’a frappé en premier, ce sont les mauvaises odeurs dans les couloirs et les détenus entassés. J’étais tellement ébahi que je me suis dit : « Mais où vivaient ces gens-là avant ? » Bien que je sois issu d’un milieu populaire, je n’avais jamais rencontré des types pareils. Là, je me suis dit que ça serait difficile de vivre là.

Les premiers jours, vous dormez à même le sol au milieu de détenus condamnés à de lourdes peines pour des crimes graves…

Le plus dur n’était pas l’absence de lit ou de matelas. J’avais surtout peur de me faire violer. Je vivais avec la crainte de voir des détenus surgir à tout moment. J’étais si angoissé à l’idée de me faire violer que je n’arrivais pas à trouver le sommeil.
Pendant la garde à vue, j’avais commencé à me préparer psychologiquement. Des personnes rassurantes m’avaient dit que, comme j’étais condamné pour la première fois pour des faits qui ne sont pas graves du point de vue de la loi, je devrais aller dans des blocs réputés moins sévères. C’est le contraire qui s’est produit.
Avec le recul, je me suis rendu compte qu’elles [les autorités] voulaient me faire passer un message : « Vous prétendez défendre les gens pauvres, les populaires ? Eh bien les voilà ! Vous prétendez connaître la société mais vous ne la connaissez pas, et ces gens que vous prétendez défendre avec vos activités militantes et journalistiques, voilà ce qu’ils vont vous faire subir. »
Ils voulaient, à travers cette expérience, agir sur mes idées et me faire haïr ces gens. Finalement, c’est l’inverse qui s’est produit car, à quelques rares exceptions, je me suis rapproché d’eux au fur et à mesure du temps qui passait, surtout vers la fin.
C’était une vengeance ciblée. De nature solitaire, je me suis retrouvé dans une situation extrême avec beaucoup de détenus et beaucoup de bruit. Je n’arrivais pas à dormir. C’était, indirectement, de la torture. Si on m’avait placé en isolement, j’aurais mieux supporté la détention. Le plus dur était la privation de sommeil, surtout durant les premières semaines.

Les premiers jours, remarquez-vous les trafics que vous décrivez dans le livre ?

Dès le premier jour, j’ai vu des gens allongés avec de la bave dans la bouche, conséquence de la prise de psychotropes. J’ai vu des détenus fumer partout, au vu et au su de tous.

Comment avez-vous réalisé l’ampleur de ces trafics ?

C’est venu progressivement. Au début, je ne faisais qu’observer, mon objectif étant alors de survivre et d’éviter le viol et les agressions, m’acclimater à ma nouvelle condition, apprendre les comportements à adopter.
Au fur et à mesure, en parlant aux dealers et aux consommateurs, j’ai réalisé qu’il s’agissait d’un phénomène de grande ampleur. Avec le recul, je trouve que j’ai bien fait de commencer par tout noter avant de chercher à bien comprendre et cerner les trafics.
Je notais tout : qui a acheté, qui a vendu, à quel prix… Un paragraphe par-ci, un paragraphe par-là. Une des parties les plus intéressantes concerne la détérioration des téléphones fixes installés dans la prison.

Ce qui pousse les détenus, d’après votre récit, à acheter des portables à des prix exorbitants…

Cette partie est la plus sûre, tant les indices sont nombreux. La combine consiste à laisser se détériorer les téléphones fixes, voire à les abîmer, du moins à ne pas les réparer, ce qui ne laisse pas le choix aux détenus, obligés d’acheter leurs propres téléphones.
Quelques jours après la vente de ces téléphones, des fouilles et des contrôles ont lieu dans les cellules. Les saisies sont réalisées sans procès-verbaux. De cette manière, les téléphones sont revendus dix fois plus chers, une dizaine de fois.
À partir des données du livre, on peut d’ailleurs évaluer le chiffre d’affaires de ce business avec une estimation du nombre de téléphones achetés par mois, le nombre de détenus et le prix moyen.

Comment expliquer que l’achat d’un téléphone soit si facile ?

Les vendeurs sont connus, ce sont les détenus, et les gardiens sont complices. Certains détenus condamnés à de lourdes peines se lancent tôt ou tard dans le trafic pour subvenir à leurs besoins.
Ils arrivent à négocier, selon leur rapport avec l’administration, une part de marché. C’est notamment le cas de détenus condamnés pour terrorisme. J’en ai rencontré un qui m’a dit : « Je suis allé voir le chef de quartier, je lui ai dit que je ne voulais pas de cannabis mais que le marché des téléphones m’intéressait. »
Il y en a qui arrivent à imposer cela. En tout cas, personne ne se cache. Tout le monde ou presque a un téléphone.

Vous racontez aussi que les détenus arrivent facilement à acheter du cannabis et à en fumer sans prendre le soin de se cacher. Qu’est-ce que vous disaient les détenus à ce sujet ?

Il y a un incident qui m’est arrivé en prison et que je ne raconte pas dans le livre. Un détenu venait souvent fumer à ma place, dans la cellule, et comme l’odeur de fumée me dérangeait beaucoup, j’ai tenté, pour l’en dissuader, d’aller le dénoncer au gardien. Je peux vous dire que cela ne l’a pas du tout découragé. Le trafic est visible de tous.

Votre enquête est fondée sur des témoignages de détenus et de gardiens, dont un ancien gradé de l’administration pénitentiaire marocaine. Avez-vous cherché à faire réagir les responsables de l’institution ?

Certes, je me base essentiellement sur ce que j’observais et sur les témoignages de plusieurs détenus. Ces personnes ne se concertaient pas avant de me parler.
Je m’appuie aussi sur les témoignages d’un gradé qui m’avait parlé, par exemple, du trafic de cocaïne en prison en me livrant des chiffres sur ce marché. Un marché qui permet à certains de gagner jusqu’à 1 000 euros par jour.

Avez-vous subi des pressions avant ou après la parution de votre livre ?

Non, aucune. Il n’y a eu aucune réaction de la part des autorités. Du moins pour le moment. Je m’attendais pourtant au moins à une réaction de l’administration pénitentiaire.
Je tiens à préciser que je n’ai pas écrit ce livre dans un esprit de vengeance.

Nicolas Lebrun