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mercredi 28 février 2024 :: Permalien
Publié dans Libération du 22 février 2024.
Attention à la confusion permanente degrands discours creux. Les 23 résistants fusillés au Mont-Valérien ne sont pas morts pour la « loi immigration », la fin du droit du sol ou la destruction des services publics...
Visages patibulaires et mal rasés, mines sinistres. Et des noms pas de chez nous, parfois imprononçables : Grzywacz, Witchitz, Alfonso... Des identités allogènes, collées contre les murs : « communiste italien », « Juif hongrois », « Espagnol rouge ». La racaille de l’époque – il y a 80 ans, en février 1944 : les services de propagande allemands placardaient ce que la chanson de Léo Ferré, en 1961, allait appeler l’Affiche rouge, qui dénonçait ces « terroristes », membres de « l’armée du crime ». Tous immigrés, tous communistes, le plus souvent juifs, comme le développe le texte d’un tract qui reproduit l’affiche : si quelques bons français égarés commettent parfois des actes de « terrorisme » (le nom que Vichy et les nazis donnent à la Résistance), « ce sont toujours des étrangers qui les commandent, ce sont toujours des chômeurs et des criminels professionnels qui exécutent ». Déjà cette obsession de l’étranger et du chômeur, incarnation, avec le Juif, de « l’anti-France ». C’est la police française, la Brigade spéciale numéro 2 de la préfecture de police de Paris qui, après avoir arrêté 59 jeunes résistants juifs, dirigés par Henri Krasucki, futur secrétaire général de la CGT, puis 71 Juifs combattants des FTP-MOI (francs-tireurs partisans – main-d’œuvre immigrée), prend en filature et arrête 68 résistants qui forment l’armature de la « main-d’œuvre immigrée » combattante. Parmi eux, 23 membres du groupe de Missak Manouchian, « Arménien, chef de bande », selon les termes de l’Affiche rouge, remis aux autorités allemandes, jugés par un tribunal militaire du 15 au 21 février 1944, et fusillés au Mont-Valérien le jour même du verdict.
Olga Bancic, Juive roumaine, communiste, elle aussi condamnée à mort, est transférée à Stuttgart pour y être guillotinée, le 10 mai. Dans un poème célèbre, Louis Aragon note que : « À l’heure du couvre-feu des doigts errants / Avaient écrit sous vos photos : “Morts pour la France”. » La France, ces gibiers de Front populaire, internationalistes convaincus, communistes conspués par tous ceux qui choisiront la collaboration ou un attentisme douillet, étaient venus y travailler au moment où le pays, saigné par la Grande Guerre, était une « pompe aspirante », comme on dit désormais. La France avait su se montrer généreuse par une loi qui magnifiait le droit du sol, en 1927, et naturalisait ses nouveaux enfants en masse, avant que Pétain et son gouvernement ne l’annulent en 1940. A l’heure des commémorations nationales, il est salutaire de faire de l’histoire, avec le livre de Dimitri Manessis et de Jean Vigreux : après avoir consacré une biographie au communiste italien Rino Della Negra, héros du Red Star (« l’étoile rouge », donc), fusillé avec Manouchian à l’âge de 20 ans, les deux historiens nous plongent Avec tous tes frères étrangers dans l’histoire de la MOE (main-d’œuvre étrangère), devenue MOI, main-d’œuvre immigrée, au moment où, avec la récession économique, on entonne : « La France aux Français », on prône des quotas et on affrète des trains spéciaux pour procéder à la « remigration », déjà, de 140 000 mineurs polonais renvoyés de l’Hexagone en 1934-1935. C’est contre l’occupant nazi et la police française de Vichy que sont créés les FTP-MOI au printemps 1942. Entre-temps, centristes, libéraux et hommes de droite avaient, dès 1938, dans le gouvernement qui met fin au Front populaire, sonné l’hallali contre les réfugiés juifs, les immigrés et les républicains espagnols, qui avaient eu le tort de s’opposer au coup d’Etat de Franco, posant les fondements de ce que l’historien Gérard Noiriel a justement appelé « les origines républicaines de Vichy », décrets policiers et camps de rétention inclus. Tendons l’oreille et soyons attentifs aux résonances et aux échos, à ce que Michaël Fœssel a nommé un risque de « récidive ». Manouchian et les sien·n·e·s ne se sont pas battus pour cette « France à l’envers » (Alya Aglan) qui est celle de Vichy, du FN-RN et de ses « victoires idéologiques ». Ils ne sont pas morts pour la « loi immigration », la fin du droit du sol, la destruction des services publics, l’explosion des inégalités, le mensonge politique permanent et la répression policière féroce de toutes celles et ceux qui se mobilisent pour un monde humain, de Saïx (Tarn) aux cortèges nassés, gazés et tabassés entre Bastille et Nation.
Contre la confusion permanente de grands discours creux, laborieusement ânonnés avec la componction lancinante d’un mauvais acteur, contre l’atteinte à la mémoire de ces étrangers qui aimaient la France et sont morts pour elle, revenons à l’histoire, qui est toujours politique, et remettons-nous en à la poésie car, comme l’écrit Paul Eluard :
« Si j’ai le droit de dire /En français aujourd’hui/Ma peine et mon espoir/ Ma colère et ma joie /Si rien ne s’est voilé /Définitivement /De notre rêve immense /Et de notre sagesse /C’est que ces étrangers /Comme on les nomme encore/Croyaient à la justice/ Ici-bas, et concrète [...] : Leur vie tuait la mort /Au cœur d’un miroir fixe /Le seul vœu de justice/A pour écho la vie/ Et, lorsqu’on n’entendra /Que cette voix sur terre /Lorsqu’on ne tuera plus /Ils seront bien vengés /Et ce sera justice. »
Johann Chapoutot