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Blues et féminisme noir dans Silence

lundi 24 septembre 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Dans Silence (été 2018).

Dans Blues et féminisme noir, Angela Davis s’intéresse à l’héritage du blues dans l’élaboration de la conscience féminine noire. À travers les portraits de trois chanteuses de Blues, Ma Rainey, Bessie Smith et Billie Holiday, premières rock-stars de la musique enregistrée, l’auteure met en évidence des traditions méconnues d’une conscience féministe propre à la classe ouvrière noire américaine.

Pour qui ne s’en souvient plus, Angela Davis occupe une place centrale dans l’histoire des luttes sociales et du combat anticapitaliste en particulier.
Elle est née en 1944 en Alabama et devient militante révolutionnaire dans les années 1960. Membre du Black Panther Party, elle est inscrite sur la liste des personnes les plus recherchées par le FBI et sera emprisonnée en 1970.
Condamnée à mort en 1972, elle sera libérée à la suite d’une très forte mobilisation internationale. Elle mène depuis une carrière universitaire et dirige le département d’études féministes de l’Université de Californie où elle réside. Ses travaux, marqués par la Théorie critique de l’École de Francfort et par son bagage d’activiste, tournent principalement autour des questions de genre, de la place des Noirs aux États-Unis et du système carcéral. Ses ouvrages les plus connus sont S’ils frappent à la porte à l’aube (Éditions sociales, 1971), Femmes, race et classe (Des femmes, 1983) et Autobiographie (Albin Michel, 1975) et celui-ci, initialement paru en 1998.

Son travail s’inscrit dans une tradition intellectuelle méconnue, celle de la première génération de l’école de Francfort, appelée aussi, la Théorie critique. Celle-ci propose d’analyser la société et sa littérature à partir des connaissances développées par les sciences humaines. « Une pensée à gauche toute, hétérodoxe et pluridisciplinaire, qui naquit sous l’impulsion
d’intellectuels juifs allemands au lendemain de la révolution russe et à la veille de la montée du nazisme. Ses représentants les plus connus sont Horkheimer, Fromm, Benjamin, Adorno et Marcuse » écrit Julien Bordier, qui signe la « Note du traducteur ».
C’est avec cette méthodologie qu’Angela Davis s’attaque à la retranscription des 252 titres enregistrés par Ma Rainey et Bessie Smith. Elle examine rigoureusement l’ensemble des thèmes abordés dans ces chansons, en les replaçant dans le contexte historique et économique des années 1920 à 1940. Le crible fourni par Davis nous permet de toucher au plus près la vie de ces chanteuses de blues. Et le contexte n’est guère riant : inégalités sociales criantes, racisme omniprésent et domination masculine généralisée.

Émanations de la classe laborieuse féminine noire, ces blues participent à la politisation de faits qui relevaient jusque-là de la sphère privée et domestique. Angela Davis rappelle que la répartition du travail dans l’Amérique de cette époque entre femmes noires et blanches découle d’une structure établie dès le début de l’esclavage. Pour les femmes noires, le travail forcé éclipsait tous les autres aspects de leur vie. C’est donc à travers leur rôle de travailleuses qu’il faut appréhender leur histoire. Si l’apogée des blueswomen se réduit à une période relativement courte, ces femmes réussirent néanmoins à créer un nombre considérable de chansons et à laisser un riche héritage culturel. Le blues classique est en effet un élément important dans l’élaboration de la conscience sociale dans la classe populaire noire, les chansons de Gertrude Ma Rainey, de Bessie Smith et de Billie Holiday sont un prélude historique annonçant la contestation sociale à venir.

Car les blues de ces dames ne parlent pas seulement d’amours perdus ou triomphants, mais également de prison, d’expulsions de locataires, de crues du Mississippi, du dur labeur des blanchisseuses. En abordant également les thèmes classique du blues, telles que les relations extraconjugales ou la violence domestique, en mettant en avant leur bisexualité, elles bravaient
l’autorité et le caractère machiste de l’église noire, en même temps qu’elles contestaient l’idée d’une limitation de la place des femmes à la sphère domestique. Refusant une hiérarchie des dominations, elles dénonçaient sur un même plan racisme et sexisme, domination dans l’espace public et privé. En cela l’auteure souligne qu’il est vain de hiérarchiser les luttes et son point de vue rappelle l’urgence de développer une perspective critique vis-à-vis des identités pour ne pas oublier de garder une vision globale des luttes à mener de front.

Ce livre est divisé en 8 chapitres : 1/ idéologie, sexualité, vie domestique, 2/ rivales, petites amies et conseillères, 3/ thématiques du voyage dans le blues des femmes, 4/ Bessie Smith, Gertrude Ma Rainey et les politiques de la contestation blues, 5/ spiritualité et conscience de soi, 6/ le blues et l’esthétique noire, 7/ la question sociale dans les chansons d’amour de Billie Holiday, 8/ musique et conscience sociale.

La réédition par les Éditions Libertalia en 2017, avec un travail remarquable de Julien Bordier qui a eu la lourde tâche de traduire les chansons en français, offre l’avantage d’être accompagnée d’une compilation de blues de Ma Rainey de Bessie Smith, pas de Billie Holiday.

Pascal Martin