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mercredi 3 décembre 2025 :: Permalien
Publié dans Libération, le 3 décembre 2025.
En visant un jeu engagé contre l’extrême droite à cause d’une carte caricaturant un policier raciste, le ministre de l’Intérieur a transformé l’indignation d’un syndicat policier en affaire nationale. Et a boosté les ventes de ce jeu de sept familles un brin irrévérencieux.
Pour mesurer le degré de suspicion, voire de criminalisation, de l’antifascisme en France, on peut désormais utiliser ce baromètre simple : le ministre de l’Intérieur est-il irrité par un jeu de société dénonçant l’extrême droite ? La réponse est oui. Plaçant ses pas dans ceux de l’ancien député RN Grégoire de Fournas, qui voulait empêcher Antifa, le jeu d’être vendu à la Fnac, Laurent Nuñez a saisi la justice contre une nouvelle production des éditions Libertalia, Fachorama, un jeu de sept familles présentant la diversité de l’extrême droite française. Dont, objet de l’ire de Beauvau, une caricature de policier raciste.
Tout est parti de l’émoi du syndicat policier Alliance. « Fachorama est une insulte lancée contre nos collègues – caricatures, amalgames, haine », s’est indignée l’organisation sur X lundi 2 décembre, semblant découvrir un jeu en vente depuis le 7 novembre. Dans son viseur : une des cartes de ce jeu édité par la maison d’édition libertaire montrant un « flic raciste de la BAC ». « La haine déguisée en dérision ne doit jamais servir à humilier ou stigmatiser », poursuit le message qui interpelle le compte du ministre de l’Intérieur, Laurent Nuñez, et réclame « à tous les distributeurs de retirer ce jeu de leurs catalogues virtuels et magasins ».
Pimenté mais factuel
Il n’en fallait visiblement pas plus pour que le locataire de la place Beauvau décide, selon une information révélée par Europe 1, de déposer plainte contre le jeu. Une saisine pour diffamation envers une administration publique, précise BFM qui ajoute que ce jeu fait « grincer des dents » au sein du ministère. Contactés par Libé, les services de Laurent Nuñez sont plus nuancés : « Le ministre a déposé plainte dans la mesure où il lui semble que l’infraction de diffamation envers une administration publique peut être retenue. Mais ce sera à l’autorité judiciaire de qualifier et de dire s’il y a infraction ou non. »
« Grincer » devient donc un motif pour porter plainte. Que la carte déplaise au premier flic de France s’entend. Son texte est salé. « Contrôle au faciès, destruction de camps de migrant·es, violences sécuritaires : s’il ne fait qu’accompagner le racisme d’État, il a à cœur de faire du zèle dans chacune de ses missions. Normal, il fait partie des 60 % de policiers qui votent à l’extrême droite ! » Pimenté, mais… factuel. En 2021, une étude du Cevipof estimait à 61 % le nombre de membres de forces de sécurité et militaires qui voulaient voter pour Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle. Un chiffre qui montait à 74 % pour les seuls policiers.
Faut-il, pour parler des « violences sécuritaires », invoquer les révélations de Libé de début novembre sur les tirs tendus, volontaires, de grenades explosives et lacrymogènes qu’ont multiplié les forces de l’ordre contre les manifestants anti-mégabassine à Sainte-Soline ? Elles n’ont donné suite qu’à des condamnations du bout des lèvres de la part de Laurent Nuñez.
Ou, plus récemment encore, la photo dévoilée par le média Blast montrant des policiers cagoulés posant devant un drapeau français et tenant à l’envers une banderole arrachée aux manifestantes féministes qui s’insurgeaient contre l’intrusion du groupuscule d’extrême droite Némésis dans leur cortège parisien du 22 novembre. Un cérémoniel calqué sur celui des hooligans brandissant un trophée dérobé à l’ennemi que le ministre a cette fois condamné, promettant « des sanctions administratives » tout en évoquant « des violences pendant la manifestation » et que « les policiers l’ont récupérée [la banderole, ndlr] pour éviter que ces violences continuent ».
Afflux de commandes
Fachorama est donc un jeu de sept familles, certes engagé. On doit réunir les cartes d’un maximum de groupes pour emporter la partie, elles sont réparties comme suit : les nationalistes, la fachosphère, les politiques, les réactionnaires, les complotistes, les réseaux religieux et les violents. Évidemment il n’est pas question là de père, de mère, de grands-parents etc. mais d’un archétype de figures que l’on peut retrouver dans chaque famille. « Au départ c’est une blague mais on cherche aussi à faire connaître les profils des militants d’extrême droite », explique Nicolas Norrito, le gérant de Libertalia, attablé au café du coin à Montreuil (Seine-Saint-Denis). « Certes il y a un aspect ludique mais on voulait surtout s’appuyer sur la devise du site antifasciste La Horde, coproducteur du jeu : “L’extrême droite, mieux la connaître pour mieux la combattre.” »
La plainte déposée par Laurent Nunez, « c’est pour faire plaisir à Alliance » estime Nicolas Norrito, soulignant le caractère « pathétique et inquiétant » de cette saisine de la justice contre les éditeurs « d’un jeu parodique ». Et de souligner : « On n’entend pas ou peu le RN pour l’instant. Ils se font discrets, alors qu’il serait dans leur ligne à venir au secours de leur électorat. C’est comme s’il n’y avait même plus besoin qu’ils s’emparent de ce genre de polémique. »
Premier effet concret de l’action du ministre de l’Intérieur : Libertalia a fait face à un afflux de commandes depuis que l’information a été rendue publique. « On a dû les fermer à 8 h 15 ce matin parce qu’on n’arrivait pas à faire face, s’amuse Nicolas Norrito. Mais j’invite les gens à passer nous voir en boutique ou à regarder notre catalogue en ligne. Acheter chez nous c’est contribuer à notre indépendance et à notre irrévérence, à faire vivre une maison d’édition critique et libertaire qui œuvre en faveur de l’émancipation. »
Il y a d’autres effets moins heureux. « On reçoit des insultes sur les réseaux sociaux et des appels malveillants. Il n’y a pas encore de passages à l’acte physique mais ils pourraient être imminents », témoigne Nicolas Norrito. « Nous n’avons pas peur, nous avons fait le choix d’être des figures publiques mais on est assez inquiets. Va-t-on être interdit ou agressé physiquement par des flics si le RN remporte la prochaine présidentielle ? » s’interroge celui qui est impliqué dans la lutte antifasciste depuis trente ans. « Pour la première fois, je me demande si je ne vais pas devoir déménager ou changer de pays. »
Maxime Macé et Pierre Plottu