Le blog des éditions Libertalia

Hommage de Serge Quadruppani à son ami Valerio Evangelisti

mardi 10 mai 2022 :: Permalien

Publié sur lundimatin#336, 30 avril 2022.

Avec Valerio Evangelisti,
nous ne sommes rien,
soyons tout !

On ne saurait aborder l’œuvre de Valerio Evangelisti, mort lundi dernier, qu’en affrontant d’abord ce qui en constitue à la fois sa part maudite et la plus visible, la plus connue : Eymerich, ce personnage historique, Inquisiteur général d’Aragon en 1357, « prédicateur de vérité », « docteur de premier ordre », devenu personnage de fiction, ancêtre de deux figures archétypiques de notre modernité, le flic et le scientifique. Eymerich, dit le Saint Mauvais, sévit à son époque mais voyage dans le temps. Ses aventures sont consignées dans une saga en douze volumes, au succès international, publiés ou republiés d’abord par Rivages/Fantasy, puis par La Volte, dans une traduction assurée entre autres par le soussigné pour les premiers volumes et par l’excellent Daniel Barbéri pour les suivants.

Mêlant diverses littératures de genre, horreur, SF, polar, aventure, chacun des épisodes de la saga est construit sur l’entrelacement de trois fils temporels, le Moyen Âge de l’Eymerich historique, un présent ou un passé récent et un futur dystopique. Les quatrièmes de couverture qui tentent de restituer la richesse de ces multiples récits se répondant d’un volume à l’autre composent une sorte de poème baroque qui donne le vertige : « Quel rapport existe-t-il entre l’enquête que mène Eymerich sur la résurgence de l’hérésie cathare en Savoie, les manipulations génétiques de chercheurs déments au milieu des années 1930, et les charniers de Timisoara en Roumanie ? » « 1358, Castres. Nicolas Eymerich mène une terrible vindicte contre la secte des masc, buveurs de sang. XXe siècle, États-Unis. Le Ku Klux Klan, la CIA et l’OAS sont impliqués par un biologiste fanatique dans des expériences sur des gens de couleur. Une histoire américaine se dessine, de J. F. Kennedy au président Doyle, lequel doit faire face à une effroyable pandémie rongeant les fondations mêmes des États-Unis ». « 2068. L’Euroforce et les néonazis de la Rache s’affrontent, soldats fabriqués avec des morceaux de cadavre face aux humains génétiquement modifiés. » « 1328, Gérone. Nicolas [Eymerich], enfant fragile et peureux, se place sous la protection du père Dalmau Monder. An 3000. Lune. Lilith mène une vengeance seule contre les psychiatres qui régentent son monde sous prétexte de le sauver. » « Par-delà les siècles. Irak. Des soldats qui n’ont plus rien d’humain s’affrontent en une guerre apocalyptique autour de Ninive » « 1361. À Saragosse, quiconque entre en possession d’un mystérieux ouvrage est assassiné par des créatures à tête de chien. Libéria, des siècles plus tard. Des mercenaires de l’Euroforce, alliés aux chemises noires de la RACHE, provoquent l’exode massif d’enfants de sable vers l’empire du Bouganda. » « 1365, accompagnant le roi Pierre IV en Sardaigne, Eymerich doit enquêter au cœur d’un très ancien culte païen. Milieu du XXe siècle, le psychanalyste Wilhelm Reich démontre l’existence d’une force issue de la libido. Proche avenir. La mort rouge a ravagé la planète. Au sein des fédérations de fortune constituant l’Amérique, tout contact entre hommes et femmes est prohibé. »

Avec une créativité digne des grands feuilletonistes du XIXe, Valerio Evangelisti a fait vivre un personnage de littérature populaire qui s’est trouvé des millions de fans, alors même que ce héros fort peu recommandable n’hésite jamais à faire appliquer la torture (tout en s’efforçant, en ancêtre de ces scientifiques adeptes de la vivisection, de n’y trouver aucun plaisir conscient). Dans un texte de 2004, où je confiais quelques-unes des raisons pour lesquelles je considérais Valerio comme un ami, j’écrivais les paragraphes qui suivent :

« S’il est mon ami c’est aussi parce qu’il est Eymerich. À lire certaines interviews de lui, on ne peut que sourire de cette déclaration de l’individu qui, pour l’État italien s’appelle Valerio Evangelisti : “J’ai modelé Eymerich sur la part la plus obscure de ma personnalité.” Voilà une ruse que je n’oserai dire démoniaque mais qui partage tout de même avec celles du Malin (et de la société du spectacle) la capacité à inverser le réel. En réalité, un minimum d’investigations me permet d’affirmer que l’inquisiteur Eymerich est réapparu dans la deuxième moitié du XXe siècle sous la forme d’un personnage dont on retrouve la trace tour à tour sous les traits d’un étudiant à l’université de Bologne, d’un enseignant d’histoire, d’un militant en uniforme sandiniste au Nicaragua et d’un auteur à succès européen. J’entends avec délices le concert d’exclamations horrifiées des tenants de la political correctness : comment, non content de soutenir que Valerio est Eymerich, il affirme son amitié pour cet infâme inquisiteur qui prend un plaisir trouble à torturer l’hérétique, tout particulièrement du genre féminin ? Je me contenterais volontiers de répondre par le délicieux ricanement du corbeau qui annonçait mon feuilleton radiophonique préféré si je n’étais pas convaincu que la plupart des si nombreux lecteurs de Valerio sont en mesure de comprendre où je veux en venir. Dans son introduction à La Psychologie de masse du fascisme, Reich écrit : “Mon expérience en matière d’analyse m’a installé dans la conviction qu’il n’y a pas un seul homme vivant qui ne porte dans sa structure caractérielle les éléments de la sensibilité et de la pensée fasciste.” Pour garder à cette phrase toute son actualité, à l’heure où l’un des héritiers du fascisme historique, vice-Premier ministre et manipulateur des bouchers de Gênes, défend sur le vote des immigrés des positions progressistes que même la gauche n’avait pas osé avancer, il convient de donner au terme « fasciste » l’acception plus large de “partisan de ce monde froid” dont parle Valerio Evangelisti : défenseurs de la raison économique, intégristes évangélistes américains ou islamistes, fallacistes [de Oriana Fallaci, auteure ex-de gauche devenue aboyeuse du Grand Remplacement, NDA] et autres ayatollahs de Wall Street. Et un minimum d’honnêteté nous obligerait à reconnaître que le monde dont rêve l’inquisiteur, univers glacé enfin débarrassé de la fatigue des sentiments, exerce sur chacun de nous une certaine fascination : nous avons tous un bout d’Eymerich en nous. Mais ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. On combat d’autant mieux une réalité qu’on la connaît intimement. L’épistémologue Feyerabend soutient que l’origine de l’esprit scientifique est à chercher, au moins en partie, dans la démarche intellectuelle de l’Inquisition qui, au Moyen Âge condamnait à mort des coqs pour leurs comportements ou leur morphologie anormaux. C’est, mutatis mutandis, cette même volonté de faire dire sa vérité à l’Univers, au besoin en le torturant, qui a donné à la science les outils dont la bourgeoisie s’est emparée pour s’approprier le monde et le transformer à son image (en dépôt d’ordures). Et les présupposés idéologiques du manipulateur d’éprouvettes déterminent autant le résultat des recherches que les dogmes religieux commandant aux tenailles rougies. Mais de même que, dans le monde réellement inversé du Spectacle, le vrai est un moment du faux, le faux peut aussi être un moment du vrai, et la vision partiale, mutilée, que la science contemporaine nous offre du monde, peut aussi être utilisée, replacée dans une démarche plus vaste et plus humaine. La description des formes les plus atroces de la domination peut aussi être “incitation à la rébellion”. Valerio Evangelisti est en train de construire un des grands récits de ce tournant du siècle, saga renouvelant toute la littérature de genre, tressant le fil d’un Moyen Âge qui évoque d’autres Moyens Âges à venir, d’un présent qui résonne du passé et d’un avenir qui fait hoqueter l’histoire. Une de ces œuvres multigenres et protéiformes qui reprennent les formules de la littérature populaire pour les dépasser et les arracher à leur récupération commerciale. Ce que démontre l’expérience de notre auteur, c’est que les traits autoritaires que nous portons en nous, nos folies et nos agressivités les plus secrètes, passées par l’alambic de la créativité, peuvent donner l’élixir d’une création libératrice. Voilà la leçon générale qu’on tire, a contrario, de ce catalogue de tous les dangers que représente l’œuvre de celui qui, au XXe siècle a pris (quelle ironie !) le nom d’Evangelisti. Voilà quelle est la Nouvelle, le sacrilège évangile qu’il nous apporte. Si un jour l’humanité réussit à se débarrasser du capitalisme sans sombrer dans le néant, elle ne le fera qu’en libérant, chez la plupart de ses membres, y compris ceux qui semblaient dominés par la mentalité “fasciste”, le petit enfant qui savait aimer, à travers sa mère au nom de lumière, le principe féminin pourchassé à travers les siècles. Il faudra pour cela que se développe un mouvement des mouvements capables d’intégrer dans ses armes de construction massives l’amour et l’amitié. On aura compris que, sous le visage sarcastique et doux de Valerio, c’est Eymerich, le fils de Luz, qui projette vers notre époque son côté lumineux. »

Ce n’est pas pour rien si, dans les hommages publiés en Italie, y compris par ses lecteurs et amis, il était dénommé « Magister », comme son personnage fétiche. Valerio Evangelisti avait porté au plus point un art qui est au fondement de la littérature, comme de la démarche révolutionnaire : l’art de se mettre à la place de l’autre.

Historien de formation, ayant débuté dans le livre par des ouvrage qui restituaient des moments du passé italien des années 1960-1970 à l’intérieur du « Projet Mémoire », il a aussi beaucoup écrit sur les splendeurs et les ambiguïtés des mouvements d’émancipation, qu’il s’agisse de l’histoire des ouvriers agricoles dans l’Italie du Nord, des pirates de l’île de la Tortue ou de la montée du syndicalisme dans ses rapports avec la mafia sur les ports états-uniens au début du XXe siècle. On comprend mieux ce qui se passe depuis les origines, entre les États-Unis et le Mexique, quand on a lu La Coulée de feu. De même, pour saisir comment fut réduit, écrasé, domestiqué, l’immense potentiel révolutionnaires des Etats-Unis, et comprendre les liens symbiotiques et contradictoires entre les États-Unis et l’Italie, on lira avec grand profit Nous ne sommes rien, soyons tout, et Briseurs de Grève, dont le titre original est comme un contre-point ironique au titre français : One Big Union. Nous en publions ci-après des bonnes feuilles, avec l’aimable autorisation des éditions Libertalia.

La plupart du temps, Valerio a su traiter ces thèmes, en nous intéressant à l’histoire de personnages qui sont des purs salauds : ce qu’on appelle en anglais des batards, et des bastardi en italien. Saisir la logique du bâtard, c’est-à-dire de l’être qui, par sa condition, aurait dû être du côté de la libération mais a choisi le camp des oppresseurs, c’est une des lignes directrices de son travail, dans le champ qu’il s’est choisi pour combattre ce qu’il a théorisé comme « la colonisation de l’imaginaire ». « Le néolibéralisme », écrivait-il déjà dans un livre paru il y a plus de vingt ans « a été en mesure, à travers un usage quasi-scientifique des mass-médias, de pénétrer nos cerveaux et de les vider jusque dans les recoins les plus reculés de tout contenu non fonctionnel. En quelques années, il a mené un assaut sans précédent à la sphère de l’imaginaire, l’infectant de non-valeurs, de fausses certitudes, de distorsions optiques inspirées par une logique mortifère, qui voit le plus fort avoir non seulement le droit de vaincre la lutte pour la vie, mais aussi le droit accessoire de piétiner le vaincu, en ignorant son humanité ». Pour se battre contre la logique mortifère du néolibéralisme, la ligne de front passait à ses yeux par la littérature populaire, ce qu’on appelle la « littérature de genre ». Dans le livre dont j’ai cité plus haut un extrait, Valerio raconte avec une certaine tendresse l’histoire d’un fantassin de cette bataille, un obscur auteur des années 1930 du siècle dernier, dénommé Luigi Motta, auteurs d’un flot de romans aux titres suggestifs tels que Les Flagellateurs de l’Océan Indien ou Le Fils de Bufallo Bill. « Histoires de pirates, de cow-boys, de révoltes et de vengeances. »

« Motta, raconte-t-il, eut le sort d’être, entre autres, un rebelle et un antifasciste convaincu. Alors que la très grande majorité des intellectuels italiens de prestige adhéraient avec plus ou moins d’enthousiasme au régime fasciste (pour s’en détacher au moment des lois raciales, s’ils étaient juifs, ou bien changer de bord quand l’écroulement du fascisme apparut imminent), alors que seule une poignée d’universitaires refusait le serment de fidélité à Mussolini, Luigi Motta, le scribouillard, tint bon. Ce qui lui valut des persécutions, des années de prison et l’impossibilité de continuer à publier. Quand, après la libération, il put reprendre sa propre activité, il était vieux et les temps avaient changé […]. Sous les feux de la rampe, il y avait ceux qui avaient au moment voulu plié l’échine, pour se transformer en antifascistes de la dernière minute : les Montanelli, les Malaparte, les Piovene. Motta mourut dans l’anonymat. »

Il n’est pas bien difficile d’imaginer que Valerio s’identifiait à ce Motta, alors même qu’il connaissait le succès, et que bientôt, sa série sur Nostradamus (que je n’ai pas lue) allait devenir un nouveau best-seller. À nous, qui avons vu, en France, toute l’intelligentsia médiatique dériver trente ans durant vers la réaction la plus abjecte, assurés que nous sommes qu’elle irait promptement à la soupe, si par hasard la présidentielle était remportée par la fasciste aux dépens du fascisateur, et que si le résultat inverse et le plus probable, s’imposait, cette camarilla culturelle continuerait de nous accoutumer au pire au nom du moindre mal, à nous donc, qui aimons comme Valerio la littérature de genre, son honnête contrat avec le lecteur (on va vous divertir sans vous parler de notre nombril), les possibilités qu’elle nous donne de combattre les mauvais rêves du capital (apologie de la concurrence, du virilisme, passions conformes et moraline), il ne nous est pas difficile non plus de nous identifier nous aussi à Motta.

Et nous ne sommes pas prêts d’oublier les combats que Valerio a mené jusqu’à la fin, avec sa revue papier Carmilla, devenue ensuite le site Carmillaonline.com, sous-titrée « littérature, imaginaire et culture d’opposition » : toutes les luttes d’émancipations prolétariennes, l’opposition aux guerres impérialistes, le combat de la vallée de Susa contre le train à grande vitesse, le soutien à Cesare Battisti, et tant d’autres combats qu’éclaire le soleil de l’avenir.

Serge Quadruppani