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vendredi 21 février 2020 :: Permalien
Publié sur le blog Verda Mano, novembre 2019.
« On ne défend bien que ce qu’on a appris à aimer, appréhendé par l’esprit et intégré par les sens. (…) Le phénomène d’émerveillement, ce moment où l’on se sent partie d’un ensemble plus grand, participe ainsi du vertige à entrevoir fugacement la nature intime d’un moi relié et non plus en extériorité. »
J’ai lu ce livre juste avant Ne plus se mentir. J’aurais peut-être dû faire l’inverse. Il m’aurait mis du baume au cœur après le coup de massue.
Corinne Morel-Darleux avait envie d’un récit positif, pour faire contre-pieds à tous ces scénarios de fin du monde. Pari gagné avec cet essai poétique et engagé, qui nous invite à faire un pas de côté pour résister à ce monde qui déraille. Il y a de la simplicité dans son récit, de l’espérance, de la résilience, beaucoup de justesse, une certaine forme de légèreté et, oui, de la grâce. En même temps, l’auteure revendique une prise de position radicale, profondément anticapitaliste, collective, solidaire, égalitaire.
Je ne saurais vraiment dire pourquoi, mais ce récit m’a fait du bien. Il a résonné en moi, comme une évidence. Corinne Morel-Darleux a mis des mots sur des ressentis, sur des pensées qui se bousculaient dans ma tête.
Et si l’effondrement était une porte à ouvrir vers un monde plus désirable ?
Aujourd’hui, la société nous pousse à vouloir toujours plus. On se prend à désirer tout ce que nous vante la pub ou ce que possède notre voisin, sans trop chercher à savoir si c’est ce qu’on veut vraiment. Plus on est riches, plus on dépense notre argent en futilités, en plaisirs accessoires, en loisirs, objets et expériences destinées à nous divertir. Après tout, on consacre tellement d’énergie à le gagner, cet argent, qu’il faut bien qu’il nous serve à en profiter au maximum.
« La question de la finalité ne se pose pas : je le veux, je le vaux, moi aussi j’y ai droit. »
On a perdu le goût des temps morts, du silence, du repos. On aurait pu, pourtant, cultiver le plaisir des choses simples, niveler les possessions par le bas et non pas par le haut, éviter que ce mode de vie débridé et polluant devienne le summum à atteindre, le rêve absolu. On aurait pu mettre en place des mécanismes pour éviter les ultra riches, et les ultra pauvres, en répartissant les richesses. Mais on ne l’a pas fait.
Face aux dérèglements, apprendre à vivre avec moins est cependant devenu nécessaire, aussi bien pour réduire autant que possible le réchauffement de la planète et les risques associés, que pour se préparer au jour où nous n’aurons plus choix, faute d’énergie et de ressources pour assouvir notre avidité.
C’est le choix qu’à fait Bernard Moitessier, le navigateur qui, sur le point de gagner le premier Golden Globe, décide d’abandonner la course, cap vers le Pacifique, trop amoureux de la vie en mer mais aussi, comme il le dit, « pour sauver [son] âme » et fuir les absurdités de notre monde. Fuir ses diktats, ses normes, ses valeurs individualistes, et la vision qu’on cherchait à lui imposer de la réussite.
Le parcours et la décision de cet homme, son « refus de parvenir », comme elle le nomme, pour reprendre une expression issue du mouvement libertaire, force l’admiration de Corinne Morel-Darleux. Son histoire sert de fil rouge tout au long de l’ouvrage.
Ce « refus de parvenir » ne traduit pas un manque d’ambition mais l’adoption d’une autre vision de la réussite, bien plus compatible avec le bien-être commun, et, très certainement, avec un certain bonheur. Il s’agit de reprendre la main sur ses désirs, ses besoins, de dessiner sa propre vision de la plénitude. De cesser de nuire.
« Il ne s’agit pas de se dépouiller par goût de l’ascèse ou d’héroïsation de la privation, mais au contraire de se mettre en quête de ses merveilleux insignifiants, ses petits luxes à soi, ceux qui se trouvent à portée de main et ne nuisent pas. »
Qu’importe si nos pas de côté ne changeront pas la face du monde. Ce n’est pas une raison pour les écarter et rester dans l’immobilisme. Les petites victoires qui en découlent sont autant de petites pierres qui pavent le chemin et nous ouvrent la voie pour avancer.
« Se reconnaître cette capacité à la transgression, c’est passer de la soumission à l’action, c’est déjà subvertir le système et mettre un petit coup d’Opinel dans la toile des conventions. »
Se détourner des sentiers battus, oser faire un pas de côté, se détacher de ces normes qui nous poussent à vouloir toujours plus, et viser la frugalité, n’est pas l’apanage des nantis. Ce n’est pas non plus celui des moins bien lotis, qui auraient soi-disant moins à y perdre. C’est un choix, que chacun a le pouvoir d’exercer.
Quelles que soient nos conditions, il y a « toujours une multitude de petits pas de côté à dénicher, toujours un interstice de dissidence à aller chercher, une petite marge de décision à exercer dans chaque mouvement. Y mettre de l’intention change tout : il ne s’agit pas de systématiquement dévier ou tout envoyer valser par principe, dans un esprit de rébellion devenu mécanique, mais simplement de se poser la question. (…) Le processus permet de reprendre la maîtrise de la situation, de ne plus la subir en laissant la passivité guider. Cette délibération intérieure est source de dignité. »
La force de l’engagement individuel, c’est avant tout d’atténuer la dissonance cognitive de chacun, de permettre aux citoyens d’aligner leurs convictions, leurs valeurs avec leurs habitudes. Ces changements favorisent ce que Corinne Morel-Darleux appelle « la dignité du présent » et constituent en eux-mêmes une prise de position forte et nécessaire. Une façon de ne pas s’avouer vaincus, de refuser de baisser les bras. De résister. Et c’est déjà formidable.
« Mais n’y mettons pas trop de portée révolutionnaire. Il s’agit là de comportements qui ont une visée non explicite mais implicite : on ne les adopte pas pour convaincre d’autres et ainsi changer le monde, juste pour être cohérent avec ses propres convictions. Il n’y a pas de quoi en faire la publicité, encore moins un programme politique. »
Mais ne nous leurrons pas, cet engagement ne peut à lui seul constituer le cœur de l’action, quand bien même il se propagerait massivement, s’il ne s’accompagne pas d’un engagement politique fort.
« Le changement par contagion d’exemplarité est une belle histoire, hélas elle ne fonctionne pas. »
Pour que le système change vraiment, nous avons donc besoin de bien plus que des actes isolés.
« Le saut en matière de climat et de biodiversité paraît désormais bien trop grand pour pouvoir être réalisé, à la bonne échelle et à temps, par une somme d’actes individuels, sans s’attaquer aux grandes masses que sont les oligarchies financières, industrielles et politiques qui concentrent à la fois captation des richesses et dégâts sur les écosystèmes. »
Il nous faut faire front commun contre ceux qui détiennent le pouvoir de changer les choses, qui le savent, et qui ne font rien. D’autant que cette mise en avant des éco-gestes et de la responsabilité individuelle est une aubaine pour eux, puisqu’elle contribue à détourner les regards de leurs propres responsabilités, leur laissant le champ libre pour continuer leurs méfaits.
Pour donner toute sa puissance à notre engagement, nous avons besoin de coordonner nos actes pour les transformer en « ilots de résistance » partageant une direction, une stratégie commune, et qui, ensemble, forment des « archipels ».
Nous avons besoin de penser les luttes de façon systémique. S’engager pour l’écologie ne peut se cantonner à une protection de l’environnement. Or, aujourd’hui, les luttes restent dispersées, elles manquent d’une structure, d’une direction commune.
« Dissocier l’écologie d’un positionnement politique clair sur le capitalisme, le libre-échange, la mondialisation et la finance, c’est la priver d’une ancre primordiale et prendre le risque de dérives inquiétantes. L’analyse systémique de l’écosocialisme, qui postule que l’écologie est incompatible avec le capitalisme, consiste précisément à ne pas dissocier les effets sociaux, environnementaux, économiques et démocratiques du système d’organisation productiviste. Sa radicalité, au sens d’une analyse exigeante qui s’obstine jusqu’à pénétrer la racine des causes, est ce qui lui permet de ne pas s’égarer du côté de l’imposture du capitalisme vert, de l’écologie libérale, des accommodements qui consistent à n’agir qu’en surface, sur les conséquences, sans s’attaquer aux causes du problème ni bouleverser le système. »
C’est à cette condition, aussi, que nous pourrons faire en sorte que chacun soit en mesure de s’engager à son échelle. Ce que Corinne Morel-Darleux revendique, c’est le droit à la dignité pour tous. Et ce droit-là, c’est collectivement que nous devons le garantir.
« Pour que la pauvreté subie se transforme en frugalité choisie, il y a besoin de choix individuels, mais aussi d’organisation collective. »
Par exemple, suggère l’auteure, une « garantie minimum de conditions matérielles d’existence décentes » afin que nul n’ait à craindre pour sa subsistance immédiate, mais aussi une réduction du temps de travail afin que chacun puisse garder du temps et de l’énergie pour s’engager dans la vie collective, un accès à l’éducation, à la culture pour tous, une justice sociale, une utilisation socialement utile ET transparente de nos impôts…
Repenser le partage, l’égalité, poser un cadre collectif propice, sont des conditions nécessaires pour que chacun puisse faire le choix de son mode de vie, en conscience.
« Nous avons aujourd’hui besoin d’une nouvelle matrice politique sur laquelle puisse se développer une éthique de l’émancipation tout à la fois d’intérêt individuel, sociétal et terrestre. »
Un projet que les pouvoirs en place n’ont pas grand intérêt à pousser.
Pour peser sur la balance et changer le système, il faut parvenir à rassembler les luttes sous une bannière commune. L’auteure propose pour cela d’adopter une « éthique de l’effondrement » qui s’articulerait autour de trois composantes : le refus de parvenir, le cesser de nuire et la dignité du présent.
Pour y parvenir, l’auteure appelle au récit collectif. Un récit qui diffuserait une culture de résistance, et pourrait accompagner une transformation culturelle. Car la culture et l’art ont un pouvoir et un rayonnement que la science n’a pas : celui de réveiller nos émotions, de parler à notre cœur, de faire vibrer la corde sensible, de toucher autre chose que notre raison pour, peut-être, abaisser les barrières érigées par notre cerveau.
Nous avons beaucoup de mythes et de croyances à déconstruire. Cela implique de remettre en question ce qui nous a été inculqué jusque-là, du moins une bonne partie : le mythe du progrès, la croissance comme objectif suprême, la foi en la technique. Et plus que tout, le mythe selon lequel les hommes et la nature seraient dissociables et opposables, comme si nous n’en faisions pas partie intégrante.
La situation que nous vivons, les perspectives terrifiantes qui s’offrent à nous, n’appellent pas uniquement à repenser un système économique et social mais à changer nos fondations, pour remettre l’éthique et les valeurs humanistes au cœur de nos actions.
Pour impulser cette éthique, nous avons besoin de regarder à l’intérieur de nous-mêmes.
Le risque d’effondrement est là, bien présent. Notre civilisation est de plus en plus vulnérable, de par les risques systémiques qu’elle encourt bien sûr, mais aussi du fait que nous avons perdu un certain nombre de savoir-faire, une connaissance de notre milieu naturel, qui assuraient notre autonomie et qu’il nous faudrait réapprendre.
Face à ce risque, « le pari consiste non pas à croire mais à agir : que l’effondrement arrive ou non, nous avons tout à y gagner. »
Corinne Morel-Darleux se veut optimiste et se plait à espérer que quelque chose de bon puisse émerger de ces bouleversements.
« Certains collapsologues évoquent ainsi un grand déverrouillage qui permettrait à de jeunes pousses, jusqu’ici asphyxiées, de prospérer. D’autres y voient l’opportunité de remplacer ce monde qui ne nous plaît pas. L’incertitude est telle, la prospective si aléatoire, qu’il est également possible que certaines formes de résilience (ou de résurgence), de rebonds dans des directions nouvelles de la société comme de la biodiversité, nous échappent aujourd’hui. »
Quoiqu’il en soit, c’est maintenant, tant que nous en avons encore les moyens et que la situation nous le permet, que nous devons anticiper l’après, organiser des réseaux d’entraide, penser de nouveaux modèles, préparer le terrain, se former, cultiver notre résilience.
« L’hypothèse de l’effondrement vient non pas frapper la lutte d’inanité, ni la repousser à un avenir lointain, mais au contraire nous intimer, de manière plus pressante que jamais, de développer dès aujourd’hui les conditions d’élasticité de notre société. Il nous faut pour cela concilier souplesse, pour l’adaptabilité, et robustesse, pour résister aux chocs. Aménité et radicalité. (…) Nous aurons lancé les bases d’un nouveau rapport au monde, d’une organisation collective et d’une cosmologie embellies, susceptibles de métamorphoser la société. »