Le blog des éditions Libertalia

Carnets d’Iran 3

mardi 14 juillet 2009 :: Permalien

L’oasis seldjoukide.

Lundi 13 juillet
Me voici à Kashan, une petite ville sise à 250 kilomètres au sud-est de la capitale. Je ne suis pas mécontent d’avoir quitté Téhéran. Mon hôtel était peu engageant et j’avais du mal à supporter la pollution engendrée par les quelque deux millions de voitures qui circulent quotidiennement. Hier soir, mes compagnons iraniens croisés la veille et l’avant-veille sont revenus me chercher et m’ont emmené manger une pizza dans la ville haute. Ambiance décontractée, jeune et mixte, coca et « ice-cream ». Sur le chemin du retour, nous sommes passés devant un édifice orné d’une fresque présentant une étoile de David écrasée dont s’échappe une colombe de la paix, le tout sur fond de mosquée al-aqsa. Dans cette représentation, l’antisionisme se confond avec un antisémitisme obscène. Cela m’a glacé le sang, mais je fais une distinction entre le sommet de l’État et la population, particulièrement affable et accueillante. Ce sont encore des représentations de ce sommet de l’État que j’ai observé ce matin dans le métro, à la station Imam-Khomeini : fresques, portraits, gravures. Un pouvoir omniprésent et omnipotent, dégoulinant. Cela m’a laissé le même sentiment que lorsque je prenais le métro à Moscou. Je hais par-dessus tout les totalitarismes, que leur déclinaison soit fasciste, communiste ou théocratique.
Après quatre heures de bus dans le désert du Dasht-e Kavir, je suis arrivé à Kashan. Cette cité fortifiée joua un rôle important pendant la période seldjoukide (1051-1220). Elle possède de belles maisons de patriciens et un vaste bazar. L’atmosphère sereine contraste singulièrement avec le tumulte de Téhéran, mon hôtel est joliment décoré, mais je ne vais pas y rester. Je vais plutôt m’arrêter quelques jours à Ispahan, encore plus au sud.

N.N.

Carnets d’Iran 1&2

lundi 13 juillet 2009 :: Permalien

Téhéran : le feu sous la cendre ?

Samedi 11 juillet
Je suis arrivé en pleine nuit à l’aéroport Iman-Khomeini, situé à une cinquantaine de kilomètres de Téhéran. Je n’ai pas eu la moindre difficulté à entrer sur le territoire iranien. Mon visa était en règle. En revanche, je devais être le seul touriste dans l’avion. Mes voisins de vol m’ont questionné sur les raisons qui me poussaient à me rendre dans un pays en proie à tant d’agitation. Je leur ai répondu qu’étant enseignant en histoire, je m’intéressais à la culture perse, une façon polie de mettre fin aux débats. Après un trajet « sportif » en taxi, j’ai rejoint à l’aube mon hôtel, dans la vieille ville, au cœur du quartier d’Amir-Kabir, celui des garages et des pièces détachées pour auto. Au terme de quelques heures de sommeil, je suis allé visiter le grand bazar et la mosquée Khomeini, ex-mosquée du Shah. Le grand bazar est pittoresque et comme son nom l’indique, il est immense. Il compte une dizaine de kilomètres d’allées et de boutiques entremêlées. Ses commerçants passent pour les plus conservateurs du pays. En 1980 et 1981, ils ont fourni le gros des troupes aux oulémas qui s’opposaient au parti communiste Toudeh. Pendant quelques heures, j’ai marché dans Téhéran, une ville polluée, plutôt laide, au trafic automobile incessant, sous une chaleur accablante. Je suis passé devant l’ancienne ambassade des États-Unis, on ne la visite pas, elle abrite l’une des milices chargées de défendre le régime islamique. Mais on peut regarder les nombreuses fresques qui ornent l’enceinte : statue de la liberté défigurée, portraits du Guide suprême, slogans en anglais et en parsi fustigeant le « grand Satan », main crochue aux couleurs d’Israël et des États-Unis… À l’angle, une boutique vend des portraits de martyrs, des cassettes et les œuvres complètes de Khomeini. C’est au sous-sol de cette ambassade qu’a été préparé le coup d’État qui renversa Mohammad Mossadegh en août 1953. Mossadegh avait nationalisé l’industrie pétrolière alors concédée à l’Anglo-Iranian Oil Company, la future British Petroleum. La CIA a liquidé ce leader tiers-mondiste et a obtenu du Shah, en retour, le droit d’exploiter 40 % des réserves pétrolifères du pays. C’est également dans cette ambassade, en 1980 et 1981, qu’une cinquantaine de diplomates américains ont été retenus durant 444 jours par des étudiants islamistes.
Le soir, mes voisins de vol m’ont appelé puis sont passés me chercher pour me faire découvrir « leur » ville. Ils résident dans le nord de Téhéran, la partie la plus récente, la plus opulente, et pour tout dire, la plus agréable. L’un tient une bijouterie, l’autre vit la moitié du temps à Dubaï. Ils arborent des montres Rolex, conduisent une belle voiture, et ne semblent guère en phase avec le régime. La veille, dans l’avion, je les ai vus descendre plusieurs petites bouteilles de vin juste avant d’atterrir. Nous mangeons au bord d’une fontaine, dans un restaurant fréquenté par la classe moyenne.

Dimanche 12 juillet
Il fait une telle chaleur que j’hésite à sortir, mais finalement, je reprends mon trek urbain et parcours plusieurs kilomètres au milieu des gaz d’échappement. Après bien des péripéties, j’arrive enfin place Enghelab (« place de la révolution »). C’est d’ici que sont parties toutes les manifestations contestant la réélection truquée d’Ahmadinejad le 12 juin. Elle se situe tout près de l’université, le cœur de la contestation. Mais aujourd’hui, il n’y a pas foule. L’ordre règne à Téhéran. La dernière manifestation en date, celle de jeudi dernier, le 9 juillet, a rassemblé quelques centaines d’étudiants qui ont été une nouvelle fois réprimés par la police et par les bassidjis, les miliciens volontaires au service du régime. Entre la place Enghelab et la place Azadi (« place de la liberté »), à plusieurs reprises, des centaines de milliers de personnes ont défilé pour réclamer un autre Iran, plus démocratique, plus libéral en matière de mœurs. (J’y reviendrai ultérieurement quand j’évoquerai la place des femmes dans cette société et le rayonnement de l’Iran en tant que puissance régionale). En choisissant la répression plutôt que le dialogue, en brisant la contestation (500 emprisonnés, des dizaines de tués et disparus), le Guide suprême Ali Khamenei (successeur de Khomeini décédé en 1989, les portraits des deux sont présents partout) a creusé davantage encore le fossé qui sépare les deux Iran : le camp des conservateurs et des traditionalistes face au camp réformateur, largement soutenu par une jeunesse qui représente l’essentiel de la population (70 % des 70 millions d’Iraniens ont moins de 30 ans). Avant de rentrer, je visite les librairies proches de l’université : j’identifie quelques brûlots anti-israéliens et anti-américains, mais également Duras, Marx, Beckett, Nietzsche et même un poster d’Albert Camus. Le feu couve sous la cendre à Téhéran.

N.N.

La Véritable Histoire de John Dillinger

vendredi 15 mai 2009 :: Permalien

On connaissait déjà Bonny Parker et Clyde Barrow, le couple légendaire abattu en 1934. Mais leur exact contemporain John Dillinger, autre mythe populaire aux États-Unis, restait jusqu’ici mystérieux pour la vieille Europe. Grâce au remarquable travail de Miriana Mislov (scénariste) et de Thierry Guitard (dessinateur de Rock’n’folk et du New Yorker, il a illustré trois livres avec Libertalia), cette lacune est enfin comblée. Durant trois ans, les deux auteurs ont travaillé d’arrache-pied pour éclairer et illustrer la vie de ce Robin des Bois des années trente, celles qui font suite au krach de 1929. Né en 1903, chef de gang et bankrobber, Dillinger posait à sa façon la même question que Brecht : « Qu’est-ce qui est le plus criminel ? Créer une banque ou la braquer ? » Après nombre de vols dans l’Indiana et l’Illinois, il est arrêté et enfermé à la prison de Crown Point, qu’il appelle « Clown Point ». Il s’en évade à l’aide d’un pistolet en bois qui ressemble à un Colt 45. En ridiculisant ainsi les flics et les puissants, en volant les riches en cette période de grande dépression, Dillinger acquiert une immense popularité, mais devient l’ennemi public no 1 pour Hoover, le directeur du FBI, qui s’emploiera à le traquer et à le faire abattre sans sommation, le 22 juillet 1934 à Chicago. La mort de Dillinger reste sujette à controverse. En effet, le cadavre retrouvé ne correspond pas à son signalement. D’aucuns disent qu’il serait mort en 1976, après avoir largement profité de la vie. Les héros du peuple sont immortels, n’est-ce pas ? Dans ce travail unique en son genre, on comprend que les auteurs s’en sont donné à cœur joie : empathie avec le personnage, clins d’œil à l’histoire d’en bas et aux bandits sociaux chers à E. Hobsbawm, magnifiques reproductions d’affiches de cinéma ou d’avis de recherche, le tout en quadrichromie… Une publication à ne pas rater, en attendant la sortie du film Public Enemies, de Michael Mann, avec Johnny Depp dans le rôle de Dillinger.

La Véritable Histoire de John Dillinger, ennemi public n° 1.
Miriana Mislov et Thierry Guitard. Denoël Graphic, 208 pages, 23 €.

Entretien avec Éric Hazan

samedi 9 mai 2009 :: Permalien

Voici une interview d’Éric Hazan, l’éditeur de La Fabrique, à paraître dans Barricata 19 (juin 2009). Où l’on parle de livres et des libertés publiques.

Le dossier de ce numéro du fanzine porte sur « la guerre en cours ». Tu fais partie des propagateurs de ce concept. On a légitimement souhaité t’interviewer. Première question, liée à l’actualité : jeudi dernier (le 9 avril), tu as été entendu par la Sous-direction antiterroriste (SDAT). Peux-tu nous raconter cette audition ?

J’ai été convoqué au téléphone par un officier de la PJ, dans leurs nouveaux locaux à Levallois-Perret, dans une rue où il y a Thales et Lagardère Active. C’est une rue qu’il faudra bien un jour dynamiter, je le crains. J’ai été interrogé dans une cellule de garde à vue. Je ne sais pas si c’est dans leurs habitudes ou si c’était pour me mettre en condition. Il y avait une menotte par terre, qu’ils ne m’ont pas mise. Le gars était très courtois, à la limite respectueux même. Ses questions, posées très poliment, étaient destinées à asseoir l’idée qu’il y a un amalgame entre Julien Coupat, le sabotage des caténaires et L’Insurrection qui vient. Cela m’a obligé à refuser de répondre à certaines questions. Je n’ai pas accepté de faire l’exégèse de passages de L’Insurrection qui vient. Ça non. Il a assez vite accepté que le livre avait été écrit par un comité invisible qui souhaitait garder l’anonymat. Je lui ai expliqué que cela n’avait rien d’exceptionnel dans l’histoire de l’édition. J’étais obligé, à chaque fois, de distinguer Julien et L’Insurrection, d’éviter l’amalgame. Finalement, l’officier m’a sorti le procès-verbal de l’émission d’Ardisson à laquelle le père de Julien a participé. J’ai dit que c’était révélateur du sérieux de l’instruction menée : une émission d’Ardisson dans un dossier ! C’est la preuve qu’il s’agit d’une instruction à charge et qu’il n’y a pas de sérieux là-dedans. C’est n’importe quoi. On a reçu beaucoup de messages de soutien à la suite de cet entretien.

C’est une audition qui a duré longtemps ?

Trois heures et demie. Encore une fois, le garçon, intelligemment, ne s’est pas posé en position d’hostilité, ni de complicité. Il trouvait plutôt cette affaire « embêtante ».

Pas de jugement de valeur ou de discussion de la ligne éditoriale ?

Non, aucun jugement de valeur et aucune discussion sur La Fabrique. Pas de commentaires. J’étais interrogé en tant que témoin. Témoin de quoi ? Je n’ai pas compris ce que je faisais là-bas puisque je n’ai pas assisté aux faits reprochés. Disons que cet entretien était très courtois et vaguement pervers. Les questions devaient être proposées par le juge d’instruction, dont la police est le bras armé en pareil cas. C’est d’ailleurs un juge d’instruction qui est vraiment du côté des armes.

Six mois après, on en est où de toute l’affaire Tarnac ?

La singularité, c’est qu’un livre a été versé intégralement au dossier de l’instruction. C’est sans précédent. Pendant la guerre d’Algérie, on saisissait les livres. Mais les versait-on au dossier de l’instruction ? Ce n’est pas sûr. Il faut remonter beaucoup plus loin pour trouver un pareil fait. C’est un peu ça qui a suscité une telle émotion dans notre milieu de l’édition, des auteurs, des intellectuels. On ressent un réel soutien qui dépasse le cercle des amis proches, je pense ce n’est pas de la sympathie pour la cause de l’émancipation que nous défendons. Les gens réagissent moins par sympathie envers nous que par horreur de ce qui peut se passer, par rejet de la remise en cause des idées dont cette affaire est le premier pas. Il y a une criminalisation des idées. La démocratie libérale dans laquelle nous vivons depuis la Libération ne nous y avait pas habitués. C’est un des indices pour affirmer ce que je pense depuis quelques années : on vit la fin des débris de l’ère de la démocratie libérale. Ce n’est pas lié à la crise, qui est un événement créé. Il y a un vrai changement de mentalités à cet égard. La démocratie libérale, c’était quelque chose d’ambigu entre un respect relatif des libertés individuelles pour la majorité des gens, il ne fallait pas être trop bronzé ni trop barbu néanmoins, et une relative protection sociale généralisée qui permettait le règne du marché. Aujourd’hui, on est plutôt dans un régime bureaucratique entrepreneurial où les seules valeurs de l’oligarchie gouvernante sont comptables (recettes/dépenses). La France entière est gouvernée comme une entreprise. Un exemple : les directeurs des chaînes de télévision sont nommés par l’actionnaire principal. La France est considérée comme une société par actions. C’est clair à tous les niveaux. Depuis la structure de l’État jusqu’à chacun d’entre nous qui doit être considéré comme l’entrepreneur de lui-même. L’idéologie entrepreneuriale, ce n’est plus du tout la démocratie libérale. Dans l’entreprise, il n’y a pas de formes, de solidarités, de protection : il y a un bilan actif/passif. Sarkozy n’a fait qu’accélérer le changement, cela se traduit dans le vocabulaire. Quand j’ai écrit LQR, la propagande du quotidien, publié en 2006, donc écrit en 2004-2005, la figure majeure de rhétorique de la domination, c’était l’euphémisme. Cela n’est plus vrai, le livre est dépassé. Dans l’entrepreneurial, pas besoin de l’euphémisme, le cynisme est suffisant. Pas besoin de phrases contournées, on est dans le bilan et l’efficacité.

La « guerre en cours », ça signifie quoi par rapport à cette gestion managériale de l’État ?

Il me semble que ça lui donne un côté plus clair. Tant que les débris de la démocratie libérale flottaient, avec son hypocrisie sur la protection et la solidarité, on pouvait encore douter que la guerre civile existe. Je me rappelle parfaitement que lorsque j’ai publié Chronique de la guerre civile à La Fabrique, en 2003, quand je disais ces mots, ce titre, je voyais souvent dans l’œil de l’interlocuteur une espèce d’interrogation : « De quoi il nous parle ? Quelle guerre ? » Aujourd’hui, c’est devenu évident. Et Tiqqun m’avait précédé, avec « Introduction à la guerre civile », rédigée avant le 11-Septembre dans le titre que nous sommes en train de publier : Considérations sur la guerre en cours. Aujourd’hui, c’est évident. Qu’il s’agisse de Strasbourg, des séquestrations de patrons, des manifestations des universitaires, le pays est en ébullition. On le sent très bien, et l’oligarchie au pouvoir le sent aussi, peut-être même mieux que nous. L’affaire Tarnac, c’est un moment de la guerre civile, c’est un test pour voir comment on peut faire exploser, mettre hors d’état de nuire une zone d’hostilité. Une zone, parce que ces gens qu’on a mis en prison ne constituaient pas un groupe (comme le groupe surréaliste par exemple) ni une « nébuleuse », comme l’ont dit les journalistes policiers. Le pouvoir a détecté une zone d’hostilité comme il y en a beaucoup. Il se trouve que celle-là, je la connaissais. Ils ont cherché à faire exploser une telle zone par un « coup de filet », puis on les a presque tous libérés. Ils sont dehors, mais pas libres. Il faut voir quelles contraintes extraordinaires représentent la liberté conditionnelle : ils sont dans l’impossibilité de se voir, de parler à d’autres gens, ils sont limités dans leurs mouvements. Benjamin, qui dirigeait l’épicerie est à Avranches, chez sa mère, sans autorisation de repartir à Tarnac. Ces gens-là sont neutralisés. L’État a envoyé un projectile pour casser les liens, les neutraliser tout en les faisant sortir de prison. C’est une tactique de contrôle et de neutralisation sinistre de la population.

Est-ce que l’État n’a pas échoué ? Les masques sont tombés et les liens se sont resserrés entre militants libertaires et autonomes, voire plus largement.

L’opération test a réussi dans la neutralisation pratique de certains camarades. Mais au-delà, c’était un coup foireux. L’État voulait voir comment les gens réagiraient. Là, ils n’ont pas été déçus, la réaction est énorme. Aujourd’hui, ils sont coincés, ils sont sur la crête très inconfortable entre à droite le ridicule et à gauche l’odieux. S’ils pouvaient effacer toute l’opération, ils reviendraient en arrière. C’est une opération très contre-productive.

On peut évoquer ton parcours ? Peut-on éclairer la production éditoriale de La Fabrique à la lumière de ton passé politique ?

Je ne sais pas si c’est intéressant. J’ai beaucoup montré mon cul ces temps derniers, dans des portraits. Je l’ai fait parce qu’il fallait le faire, mais là, entre camarades, je ne préfère pas, si ça ne t’ennuie pas.

Est-ce que tu peux parler de La Fabrique, qui a eu dix ans l’automne dernier. À quel moment as-tu décidé de créer cette maison d’édition. Pourquoi le choix d’un tel nom ? Quels types de livres ?

L’idée a germé quand j’ai vendu les éditions Hazan, que je dirigeais. On était au bord du gouffre. J’avais le choix entre la vente de la maison ou le dépôt de bilan. J’ai préféré vendre. Je suis resté un an de plus dans le groupe Hachette, puis j’ai décidé de créer une nouvelle maison avec un groupe d’amis. Il y avait Sophie Wahnich, Alain Brossat et Stéphanie Grégoire. C’est elle qui a trouvé ce nom. Cela nous a bien plu parce que c’est connoté XIXe siècle, et puis une fabrique, c’est plus grand qu’un atelier et plus petit qu’une usine. Cela continue à nous paraître juste : on est dans cet atelier de Belleville et on fabrique des livres. On a commencé dans mon appartement. La première année, on a fait quatre livres.

Lesquels ?

À l’automne 1998, on a fait Aux bords du politique de Rancière et Le Corps de l’ennemi de Brossat. Au printemps 1999, on a sorti L’Édition sans éditeurs de Schiffrin et Israël - Palestine, l’égalité ou rien d’Edward Saïd, que j’ai traduit avec Dominique Eddé.

Des textes très forts dès le départ…

On nous a demandé, lors du dixième anniversaire, comment nous définissions notre ligne éditoriale. Il y a une sorte de génie tutélaire pour chaque axe éditorial de La Fabrique : Rancière pour la philosophie, Saïd avec la Palestine, Schiffrin pour ce qui est du livre.

Et Brossat ?

Il a été très important aux débuts de la Fabrique. Il a apporté beaucoup d’idées. Pour les livres sur l’histoire, c’est presque une rencontre avec moi-même.

Ceux qui portent sur Paris ?

Est-ce qu’on en a publié beaucoup ? On a publié beaucoup de textes du XIXe siècle, d’autres du XVIIIe, notamment les discours choisis de Robespierre. Cela m’a toujours passionné. Et en ce qui concerne la société française, si on peut encore utiliser ce mot, car s’il y a la guerre, il n’y a plus de société.…

La publication des discours de Robespierre a été accueillie comment ? Je ne m’en souviens pas.

C’était en 2000 et il n’y a jamais eu d’accueil de ce livre dans la presse. En revanche, des libraires l’ont soutenu et on l’a réimprimé.

C’était audacieux de rééditer Robespierre quelques années après Le Passé d’une illusion… Est-ce que tu ne prenais pas le risque d’inscrire la maison d’édition dans la lignée de Mathiez et Soboul ?

Ah non ! D’abord, Soboul et Mathiez, c’est tout à fait différent. Mathiez était un grand historien tandis que Soboul était un marxiste mécaniste. Mathiez a été au parti communiste très brièvement. Il aurait été antistalinien. Comme nous vivons, depuis deux cent quinze ans, gouvernés sans interruption par des thermidoriens, l’image de Robespierre a toujours été calomniée et caricaturée, même par Michelet. Néanmoins, chez Michelet, il n’y a pas la même vision de Robespierre en 1791 (il le caricature avec ses lunettes vertes et sa voix de fausset, il en fait un pédant odieux et ridicule qui cite tout le temps Rousseau) et en 1793-1794. Là, il reconnaît la grandeur du personnage. Les discours, aujourd’hui plus que jamais, ont gardé une force explosive extraordinaire. On lirait un discours de Robespierre à l’Assemblée, les gens se retrouveraient sur le cul. Ce n’est pas seulement bien écrit. Il s’attaque aux colonies, à l’esclavage, au suffrage censitaire. Autre personnage très injustement calomnié, sur lequel j’aimerais travailler et faire un livre, c’est Marat. C’était un personnage considérable. L’historiographie thermidorienne en a fait un monstre assoiffé de sang. Depuis bientôt cent ans, l’histoire de la Révolution française a été successivement aux mains des marxistes mécanistes, qui en ont donné une version caricaturale, puis le balancier est parti dans l’autre sens et elle est aux mains, désormais, des élèves de Furet. Mais Furet était intelligent, tandis que ses élèves sont des crétins. C’est la pensée Furet aux mains des crétins qui est aujourd’hui dominante sur la Révolution française. Mais ce n’est pas fini. Ce serait une grosse d’erreur d’imaginer la Révolution française comme un gros machin poussiéreux.

Et Blanqui ?

Blanqui détestait Robespierre pour la même raison qu’un autre historien, moins fréquentable, Edgar Quinet. Pour eux, à leur époque, l’ennemi, c’était le jésuite. Or le culte de l’Être suprême et la lutte molle contre l’Église catholique, ça ne plaisait pas à Blanqui, personnage au demeurant magnifique. Ses écrits sont presque tous des écrits d’action, de circonstance, et c’est très inspirant. C’était un homme partisan de la discipline militaire. Il détermine au centimètre près la façon dont une colonne doit marcher, comment la barricade doit être construite. En revanche, il le dit à maintes reprises, une fois l’insurrection victorieuse, c’est au peuple de s’organiser. Ce n’est pas du tout une vision bureaucratique. Pour gagner, il faut être organisé, puis ce sont les gens qui décideront.

D’où te vient cette passion de Paris et du XIXe siècle ?

Paris, c’est ma ville, j’y suis né, j’y ai toujours vécu. C’est un terrain de bataille qu’il ne faut pas abandonner. Paris au sens large. Il est clair désormais que si Paris veut continuer à être un champ de bataille, il doit s’étendre au-delà du périphérique. Et comment s’étendre au-delà du périphérique ? Sur quel mode ? Paris, c’est ma ville que j’aime et c’est un champ de bataille. C’est une de mes divergences avec Julien Coupat qui considère, lui, que le pouvoir explosif de la métropole est perdu, qu’il faut réfléchir autrement. Alors pourquoi le XIXe siècle ? Je pense que pour y voir clair dans le XXIe siècle, le XIXe est plus intéressant que le XXe. Le communisme est une idée qu’il convient de ne pas laisser aux mains de l’ennemi. Il faut revenir à l’enracinement du communisme dans le XIXe si on veut rebondir par-dessus tous les errements du XXe à son sujet. Revenir au XIXe siècle comme tremplin.

On s’était arrêté à l’histoire de La Fabrique domiciliée dans ton appartement, en 1999.

Oui. Ensuite on s’est installé rue Saint-Roch, dans les beaux quartiers, entre l’église Saint-Roch et les Tuileries. C’était le trajet de la batterie d’artillerie installée par Bonaparte pour réduire l’émeute royaliste du 13 vendémiaire an IV, sur les marches de l’église, là où a été blessé César Birotteau. On était au 5e étage sans ascenseur. On était bien, mais on ne pouvait pas recevoir d’auteurs cacochymes. On était toujours deux, plus les mêmes. J’étais avec Maria Muhle, une jeune philosophe allemande, qui fait toujours partie du comité éditorial. Il y a quatre ans qu’on est à Belleville dans ces quarante mètres carrés, qui nous permettent d’avoir un troisième poste de travail. On a progressivement augmenté la production. On tourne aujourd’hui à douze bouquins par ans, et je pense qu’on restera là parce que pour passer au stade au-dessus, il faudrait embaucher, déménager, donc s’endetter. Or on équilibre les comptes. On ne veut pas investir pour produire davantage. Il faudrait aller voir des banquiers, et ça, je ne veux en entendre parler pour rien au monde ! Dans ma vie précédente, aux éditions Hazan, j’ai eu des dettes avec les banques, c’est insupportable. Pas un sou de dette !

Combien avez-vous de titres au catalogue ?

On doit être à près de 100. Depuis quelques mois, on vend davantage de livres et ce n’est pas lié à L’Insurrection qui vient.

C’est aussi lié au dixième anniversaire des éditions. Et puis vous avez fait bouger les lignes dans le monde intellectuel et chez les libraires. Quand je dis vous, je pense à La Fabrique et à Agone.

Il y a aussi la volonté de s’instruire, de sortir des informations de RMC, du cercle biaisé et étroit des informations données par les journaux.

Quels sont les livres du catalogue La Fabrique dont tu es le plus fier, et qui n’ont pas eu nécessairement un succès commercial ?

Parmi les derniers titres, on est très fier d’avoir publié Les Filles voilées parlent. On est nombreux à penser que la fracture qui traverse la gauche concernant le voile et l’Islam est quelque chose dont il faut parler. Ce livre n’a eu à peu près aucune presse. Voilà typiquement le genre de livre qu’on est fier d’avoir fait avec un résultat moyen.

Parmi les livres sur la Palestine ?

J’y pensais justement. On a sorti Exil et Souveraineté, d’Amnon Raz-Krakotzkin, un livre sur les fondements idéologiques du sionisme. C’est un livre fondateur qui n’a eu aucun succès, un désastre. En revanche, Boire la mer à Gaza de Amira Hass a très bien marché et a contribué à nous situer, à nous placer par rapport à ceux qui défendent une paix juste. Les livres de Warschawski marchent bien. Programmer le désastre fonctionne bien, malgré l’absence de presse, là encore.

Est-ce que tu écris en ce moment ?

Non. J’ai été amené à faire pas mal d’articles et j’ai été beaucoup sollicité. Disons que tant que Julien Coupat sera en prison, je n’aurai pas l’esprit libre. C’est un peu sentimental, mais c’est ce que je ressens, vraiment.

Tu vas le voir souvent ?

En ce moment, toutes les semaines. Il lit beaucoup, il réfléchit.

Qu’est-ce que tu aimerais publier ?

Au fond, ce qu’on a envie de faire, on le fait. Si le comité éditorial n’est pas d’accord avec ce que je propose, je reviens à la charge. La seule chose sur laquelle je freine, ce sont les grosses traductions d’auteurs inconnus en France, sans actualité particulière.

Dernière question, Éric. Quels sont les livres qui ont compté dans ta vie ?

Le Neveu de Rameau, La Chartreuse de Parme, Les Misérables, Nadja, les Souvenirs de Nadedja Mandelstam, La Promenade au phare de Virginia Woolf, Austerlitz de Sebald. Pour les livres plus théoriques, de Platon à Rancière, je ne saurais pas choisir.

Un anarchiste espagnol

mardi 14 avril 2009 :: Permalien

C’est une bien triste nouvelle que m’annonce le copain des éditions Rue des Cascades.
Diego Camacho, plus connu sous le pseudonyme d’Abel Paz, vient de mourir.
Historien de la Révolution espagnole, il avait participé tout jeune aux occupations et collectivisations menées par la CNT en Catalogne, en 1936-1937.
Il nous reste ses livres, qui ont fait vibrer tout militant libertaire : Barcelone 1936 (La Digitale) et Durruti (les éditions de Paris).

N.N.