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lundi 23 juin 2014 :: Permalien
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque publié sur le blog de la revue Dissidences.
Cette somme sur la Commune de Paris est, après les travaux de Jacques Rougerie (qualifié d’historien « républicain » de la Commune, et à qui le livre est d’ailleurs dédié), une incontestable référence sur cet événement capital pour les mouvements de gauche se réclamant de la révolution et du socialisme. Initialement publié en 1999 en langue anglaise, Paris, bivouac des révolutions (titre repris d’un article de Jules Vallès) est traduit par José Chatroussat, l’auteur profitant de l’occasion pour reprendre et enrichir son texte. Il s’agit d’une vulgarisation synthétique majeure, qui cherche à proposer une vision totale, englobante des événements, et s’avère souvent passionnante.
Après un exposé chronologique de l’épisode de la Commune, Robert Tombs s’intéresse d’abord au contexte ayant produit cette explosion parisienne. Pour cela, il insiste sur l’importance de la politisation de Paris, marquée par l’empreinte culturelle de l’histoire révolutionnaire (« Les Parisiens savaient que la révolution était possible et savaient comment la mettre en œuvre », p. 50), et dont la population est alors surtout composée de travailleurs (aux deux tiers dans l’industrie et le commerce), avec une majorité d’immigrants récents. D’autant que face à l’haussmanisation de la capitale surgit un désir de reprendre le contrôle sur la vie et la ville.
Pour autant, il n’y avait pas, selon Robert Tombs, de situation prérévolutionnaire dans les années 1868-1870. Il insiste en particulier sur le rapport de force entre police et émeutiers, favorable à la première, et sur l’échec de l’insurrection blanquiste d’août 1870. Loin d’un automatisme à connotation téléologique, il insiste sur l’histoire comme bifurcation, et à ce titre, c’est la guerre contre la Prusse qui va accoucher de la Commune. Le récit de Robert Tombs permet à cet égard un rappel très utile du déroulement du siège de Paris, épreuve ayant grossi les inégalités sociales (sur le ravitaillement en particulier). La menace des armées prussiennes contribua surtout à l’essor de la Garde nationale : « Ainsi, la guerre créa des organisations locales, démocratiques et armées à une échelle sans précédent » (p. 104). Après l’armistice et les élections d’une Assemblée nationale réactionnaire refusant tout compromis avec Paris, c’est elle et son Comité central, de plus en plus composés de révolutionnaires, qui prirent une importance accrue. Ces minorités révolutionnaires avaient d’ailleurs déjà pris de l’importance à l’occasion des municipales de la fin de 1870, contribuant à un activisme à la base (boucheries et cantines municipales, laïcisation des écoles, création de coopératives, de Bourses du travail…) repris ensuite par la Commune.
C’est sur le déroulement de cette dernière que Robert Tombs apporte les réflexions les plus notables. Concernant les organes politiques de la Commune – un terme proposé par Émile Eudes fin mars, référence à la fois à la revendication d’autogouvernement et à la Commune insurrectionnelle de 1792 –, il insiste sur les tâtonnements dont ils furent l’objet [1], tiraillés par ailleurs entre plusieurs tendances, dont les principales furent, grossièrement, celle des « proudhoniens », plus démocratiques, et des « blanquistes », plus autoritaires. À cet égard, Robert Tombs revoit à la baisse les ambitions de la Commune, qu’il juge plus politique qu’économique. Concernant l’administration, pour laquelle la Commune était particulièrement soucieuse de son fonctionnement rigoureux, le salaire moyen des fonctionnaires, si souvent mis en exergue, était plutôt celui d’un bon artisan ou d’un colonel, tandis que les seuls fonctionnaires réellement élus furent ceux de la Garde nationale. Les moyens de production furent quant à eux relativement peu transformés, les petites entreprises, majoritaires, étant respectées, tandis que les réquisitions ou les créations de coopératives demeuraient limitées. Il n’en reste pas moins que « la proportion de dirigeants ouvriers – environ la moitié des membres de la Commune – n’a probablement jamais été égalée dans aucun autre gouvernement révolutionnaire en Europe » (p. 238). C’est finalement sur le plan culturel que les acquis sont parmi les plus affirmés, que ce soit la laïcisation (l’anticléricalisme, endossé surtout par les blanquistes, ne bénéficiant pas toujours du soutien populaire) ou la liberté laissée à la Fédération des artistes menée par Gustave Courbet. Par contre, l’engagement des femmes fut plus restreint qu’on ne le croit, leur investissement s’exerçant surtout à la base, les combattantes étant de rares exceptions [2]. On notera également des développements intéressants sur les motivations de l’activisme révolutionnaire, qui s’explique aussi bien par la volonté de survivre dans l’adversité (la Garde nationale assurant une solde), le sentiment de groupe, les amitiés [3], en plus du sentiment grisant pour les dominés d’inversion de l’ordre social.
Robert Tombs ne néglige pas de se pencher sur les adversaires ou le marais des hésitants. Assez logiquement, ce sont surtout les classes moyennes, effrayées pour leurs propriétés, qui furent les plus hostiles, le soutien tacite du reste de la population parisienne (dont un tiers avait tout de même quitté la ville) diminuant parallèlement au recul militaire. Ce dernier s’explique en particulier par l’échec des efforts de militarisation manifestés par Cluseret, la Garde nationale souffrant de graves lacunes et d’inefficacités dangereuses ; ce qui n’empêche pas Robert Tombs de souligner ses atouts, au risque de comparaisons trop peu argumentées avec l’Armée rouge ou l’Espagne républicaine [4]. Au final, il y a surtout un décalage considérable entre les deux violences alors en conflit. La Commune manifesta en effet une réelle réticence à l’égard de toute politique de terreur, les actes de ce type étant rares, brefs et isolés, ne mettant pas en cause la responsabilité des dirigeants (à l’exception des blanquistes), là où Versailles exerça un véritable exorcisme de la révolution, s’inscrivant dans un cycle long visant à diminuer la violence publique tout en diabolisant les violences populaires, comme pour mieux affirmer le monopole étatique de cette violence. La défaite de la Commune, si elle signifia l’érosion du poids de Paris en France, permit paradoxalement l’affirmation de la République. Bien des anciens communards réintégrèrent d’ailleurs par la suite le jeu républicain, ce qui amène Robert Tombs à valoriser la dimension patriotique de leur engagement…
Toutefois, en relativisant la profondeur révolutionnaire de la Commune de Paris, et en privilégiant plutôt les changements du temps long, Robert Tombs tend à effacer en partie la singularité propre de cette insurrection [5]. Car finalement, cette révolution composite est tout à la fois crépuscule, aurore et zénith, et si la réalité est souvent fort éloigné des mythes [6], il est clair que ce sont eux qui ont considérablement forgé les réflexions politiques et les conceptions pratiques des révolutionnaires ultérieurs, à commencer par les bolcheviques [7].
Jean-Guillaume Lanuque
[1] « La succession rapide de deux commissions exécutives et ensuite l’étape radicale conduisant à la création d’un Comité de salut public montraient le désir perpétuel, mais vain, de créer une autorité efficace capable de trancher par-delà les rivalités et les délais administratifs, et d’accomplir un miracle politique et stratégique par leur volonté et leur ferveur révolutionnaire » (p. 174).
[2] Sur les femmes pendant la Commune, on peut se reporter à un ouvrage déjà fort ancien, mais pour l’instant encore inégalé, celui d’Édith Thomas, Les Pétroleuses, Paris, Gallimard, collection « La suite des temps », 1963/1980.
[3] « Nous devrions considérer les fédérés non pas comme un ensemble de catégories – « ouvriers », « socialistes », ni même comme des échantillons aléatoires de ces groupes, mais comme des milliers de petits groupes de voisins, d’amis et de camarades » (p. 267). Cette influence de la micro-histoire offrant toutefois le risque d’échapper à une appréhension et une compréhension plus globales.
[4] « En comparaison de l’Armée rouge, dans un état d’ébriété et de chaos absolu [sic] pendant la guerre civile en Russie, ou de l’état d’insubordination parfois extrême des milices républicaines pendant la guerre civile espagnole, les fédérés apparaissent comme des parangons d’autodiscipline et d’efficacité. » (p. 324).
[5] Il va même jusqu’à considérer que le catholicisme représentait pour les femmes un espace de liberté, négligeant la dimension d’aliénation qu’elle véhicule inévitablement (p. 292).
[6] Sur les mythes de la Commune, auxquelles Robert Tombs consacre sa dernière partie, voir Éric Fournier, La Commune n’est pas morte. Les usages politiques du passé de 1871 à nos jours, Paris, Libertalia, 2013, chroniqué sur ce même blog : http://dissidences.hypotheses.org/3235
[7] Ainsi que l’écrit Jean-Clément Martin dans Violence et révolution. Essai sur la naissance d’un mythe national (Paris, Seuil, collection « L’Univers historique », 2006, prochainement chroniqué sur notre blog), « la réalité des faits compte moins que leur résonance et la signification qui leur est ajoutée » (p. 62).