Le blog des éditions Libertalia

Louise Bryant et Voline dans La Révolution prolétarienne

mardi 27 mars 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

À propos des livres parus à l’occasion du centenaire d’Octobre 17, dans La Révolution prolétarienne, mars 2018.

Un centenaire pour rien ?

Depuis la fin de l’année 2017, il est possible de tenter un bilan des livres parus à l’occasion du centenaire de la révolution russe de 1917 – bilan, disons-le toute de suite, qui ne prétendra ni à l’exhaustivité ni à l’objectivité. Surtout que, dans ce domaine, les prétendus spécialistes universitaires de la question ne se privent pas de faire de leurs présupposés politiques des vérités scientifiques sans craindre des amalgames que l’on aurait espéré révolus [1].

Si l’on s’en tient à la sélection du catalogue annuel d’une excellente librairie, on trouve 14 titres à la page « octobre 17, URSS » publiés par 12 éditeurs différents [2]. Seules deux maisons, Libertalia et les nuits rouges, proposent deux ouvrages à ce sujet : La Révolution russe de Voline et Six mois rouges en Russie de Louise Bryant, pour l’un, L’Agonie de la Révolution d’Emma Goldman et Petrograd rouge – la révolution dans les usines de Steven A. Smith pour l’autre. Il faut aussi remarquer que les rééditions dominent largement les ouvrages inédits, de même que les éditeurs indépendants (Agone, L’Échappée, La Lenteur, les nuits rouges, Libertalia, Nada, etc.) sur les grands groupes d’édition (La Découverte, Le Seuil, etc.).

La surprise de la production de ces éditeurs indépendants vient de la réédition du célébrissime Dix jours qui ébranlèrent le monde de John Reed (1887-1920) par Nada, une maison explicitement libertaire. En effet, ce témoignage engagé, voire de parti pris, écrit à chaud a été tiré à des millions d’exemplaires et traduit dans le monde entier, façonnant sur le long terme, et à divers moments clés, ce que l’on peut appeler le « mythe d’Octobre » pour la plus grande gloire de Lénine et des coryphées du bolchevisme. D’autres éditeurs en proposent d’ailleurs une édition de poche dans diverses traductions. Mais celle proposée par Nada est de loin la meilleure et toute lecture de John Reed sur 1917 devra en passer par là tant elle enrichit le texte par l’ajout d’inédits, d’une intéressante préface, d’une iconographie remarquable et d’un précieux appareil critique. Seule ombre au tableau de ce remarquable travail éditorial : l’absence d’un index des lieux et des noms propres qui aurait été d’une grande utilité pour une somme de plus de 700 pages. Sur le fond, par contre, nulle surprise : on y retrouvera l’efficacité de la plume du journaliste américain et un engagement sans faille en faveur du bolchevisme perçu par l’auteur comme le seul à même de conduire une révolution victorieuse. C’est d’ailleurs cet exclusivisme qui frappe à la lecture : en dehors des bolcheviks, il n’y a point de salut, pourrait-on dire ! Sur la question de la liberté d’expression, l’auteur, tant idéologiquement comme représentant de la gauche américaine que professionnellement comme journaliste en est, bien entendu, un chaud partisan. Mais, dès le « coup d’État », dixit Rosa Luxemburg, d’octobre 17, les revendications des opposants aux bolcheviks sur ce thème sont déconsidérées comme « bourgeoises » et faisant le jeu de la « réaction » - quels que soient ceux qui s’en réclament. On note aussi l’absence quasi-totale des anarchistes dans son récit. Pourtant Reed connaissait des libertaires aux États-Unis et avait côtoyé Emma Goldman, mais en Russie il ne manifeste nul intérêt pour ce courant. Quant à savoir ce que Reed aurait pensé de l’évolution du régime, il est bien sûr impossible d’en préjuger. Un siècle après, le livre reste comme un modèle de journalisme engagé, plus apte à dénoncer les fausses nouvelles de la presse bourgeoise que de s’interroger sur le modèle de société mis en œuvre par les bolcheviks. Le témoignage de son ex-compagne Louise Bryant (1885-1936), paru en 1918 aux États-Unis et traduit en français l’an dernier, n’a bien sûr pas le même statut dans l’élaboration du mythe, mais possède, peu ou prou, les mêmes caractéristiques que le livre de Reed : empathie pour la révolution russe limitée aux seuls bolcheviks (et leurs alliés de la période considérée), sens du récit et qualités d’écriture. Il s’y ajoute une grande attention et de beaux portraits de grandes figures révolutionnaires féminines comme Alexandra Kollontaï, Maria Spiridonova ou Catherine Breshkovski ou d’anonymes comme les femmes du Bataillon de la mort précipités dans le maelstrom de la révolution.

Autre découverte aussi tardive que passionnante, celle du témoignage d’Emma Goldmann (1869-1940) paru à New York en 1924, My Further Disillusionment in Russia, traduit sous le titre de L’Agonie de la Révolution. On y suit le parcours de l’anarchiste américaine d’origine russe de son expulsion des États-Unis en janvier 1920 à destination de la jeune Union soviétique jusqu’à son départ pour la Finlande en décembre 1921, toujours avec son ex-compagnon Alexandre Berkman. D’abord inconditionnelle d’un régime qu’elle a ardemment défendu aux États-Unis, elle est reçue comme une hôte de marque qui a ses entrées auprès des dirigeants bolcheviks. On lui confie même, avec Berkman, la mission de constituer un fond pour le futur musée de la Révolution. Mais, rapidement, des doutes, puis des interrogations fondamentales la taraudent qui prennent définitivement corps avec la répression de l’insurrection de Cronstadt et l’amènent à un rejet sans appel du régime. Désormais, comme elle l’écrit, elle se refuse à contribuer « à la perpétuation du mythe selon lequel bolchéviques et révolution seraient synonymes », considérant que « rien n’est plus éloigné de la vérité ». Et c’est parce qu’elle est « une révolutionnaire » qu’elle « refuse de [s]se ranger aux côtés de la classe dirigeante, qui, en Russie, s’appelle Parti communiste ». Cela avait le mérite d’être clair !

Dans la veine de la critique anarchiste précoce du régime bolchevik, Libertalia a aussi repris le livre de Voline (1882-1945), déjà mentionné plus haut. Il s’agit de la contribution de l’auteur de La Révolution inconnue à l’Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure publiée en 1934 dans un livre collectif, La Véritable Révolution sociale, jamais réédité depuis. On peut la considérer comme la première ébauche de son œuvre majeure qui a le double mérite de poser la révolution russe comme un processus historique de long terme tout en en proposant une vision libertaire, par en bas, aux antipodes d’une conception avant-gardiste, centraliste, partidaire. Elle ne remplace pas la lecture de La Révolution inconnue, mais pourrait servir de première approche à des lecteurs intimidés par son imposant volume tout en contribuant à populariser ses thèses auprès d’un public plus nombreux. Il faut noter que, dans sa courte bibliographie, Voline mentionnait le livre de Victor Serge, L’an I de la révolution russe, écrit entre 1925 et 1928 et paru à Paris en 1930. Ce dernier a fait aussi l’objet d’une réédition (Agone, 2017), complétée par La ville en danger et du dernier article de Serge dans La Révolution prolétarienne en 1947, « Trente ans après ». Voici ce qu’en disait Voline peu de temps après sa première édition : « Séjournant depuis longtemps en Russie, connaissant la langue, ayant été en relation non seulement avec presque tous les bolcheviks éminents, mais aussi avec des anarchistes, lui-même ancien anarchiste (aujourd’hui trotskiste en disgrâce et déporté), l’auteur puise, néanmoins, sa documentation uniquement aux sources bolchevistes. […] Naturellement, ceci diminue de beaucoup sa valeur. » On gardera à l’esprit ces remarques en lisant ou relisant ce gros livre qui n’est malheureusement pas le meilleur d’un auteur dont la grandeur et l’importance sont pourtant incontestables.

Autre réédition dans un tout autre genre : celle du livre de Malcolm Menzies, Makhno une épopée. Publié en 1972 chez Belfond, alors que l’on ne disposait que de fort peu de publications sur le mouvement makhnoviste, le livre prend un tout autre sens dans le contexte actuel où il est repris dans une collection littéraire. En effet, d’un point de vue historique et documentaire, le lecteur peut se reporter aux travaux d’Alexandre Skirda à qui l’on doit une biographie de Nestor Makhno (1889-1934) traduite en plusieurs langues comme l’édition et la traduction de ses écrits [3]. Ceux-ci s’ajoutent aux autres études et traductions du même auteur, indispensables à toute histoire de la révolution russe et rééditées récemment [4]. Le livre de Malcolm Menzies est plutôt l’évocation du personnage de Makhno par un jeune écrivain anglais à une époque où tout, ou presque, restait à découvrir mais où subsistaient encore quelques témoins (Ida Mett, Nicolas Lazarevitch, les fils de Voline, Louis Lecoin, etc.). En écrivant ce livre, il fit, comme il le dit lui-même son « initiation à l’anarchisme », révélant dans ces pages « l’ardeur de [s]a jeunesse » et sa « passion pour un homme plutôt qu’un épisode de l’Histoire » ainsi qu’un « manque d’orthodoxie » qui en fait, avec son style, un véritable écrivain [5].

Last but not least, il faut ajouter à cette sélection, la réédition d’un ouvrage important sur Lénine et la politique de son parti vis-à-vis des paysans, Lénine face aux moujiks de Chantal de Crisenoy. Issue d’un travail universitaire, cette étude en a conservé le sérieux sans s’encombrer des scories et travers académiques habituels. Elle examine les analyses de Lénine sur le développement du capitalisme en Russie et la place de la paysannerie, avant de livrer une étude précise de la politique paysanne des bolcheviks au pouvoir qui aboutit à faire de la lutte contre les paysans « la question capitale de la révolution ». Sa conclusion, imparable, définit le léninisme comme « un jacobinisme radical » et fait un sort à la « fausse excuse » de la « conjoncture » pour expliquer « les pratiques dictatoriales du parti ». In fine, s’interrogeant sur les tentatives de « sauver Lénine », elle s’interroge : « n’est-ce pas alors avant toute chose préserver le rôle dominant des intellectuels, leur droit, leur devoir même, à diriger ouvriers et paysans ? » En l’occurrence, poser la question, c’est y répondre !

Quelques-uns de ces livres permettraient d’en finir avec le mythe d’Octobre et l’identification de la révolution avec le léninisme-bolchevisme à condition qu’ils puissent toucher un public significatif dans les milieux dits de la gauche radicale. C’est à ce prix que ce centenaire aurait pu avoir son utilité. Malheureusement, globalement, le sujet n’intéresse que fort modestement les nouvelles générations militantes alors même que la question russe et celle du stalinisme avaient paru à juste titre incontournables aux précédentes. Faute de prendre le problème à bras-le-corps, on assiste plutôt à une lente décomposition des esprits, entre thèses déconstructionnistes délirantes et réhabilitation par la bande des théories étatistes et centralistes du changement social. Bref, un centenaire pour rien ?

Louis Sarlin

[1Lire, par exemple, l’entretien avec Eric Aunoble, « Que lire ? » dans CQFD, n° 158, octobre 1917. Ce dernier considère qu’« un certain discours anti-bolchevik a triomphé, y compris à gauche et à l’extrême gauche, ce qui est le signe d’un recul de la conscience non seulement politique, mais aussi historique » (sic), car, « des éléments de la critique de gauche […] (vont) irriguer une critique fondamentalement réactionnaire » (resic).

[2Quilombo 15 ans 2002-2017, p. 15.

[3Alexandre Skirda, Nestor Makhno – Le cosaque libertaire (1888-1934), Éditions de Paris/Max Chaleil, 1999 ; Nestor Makhno, Mémoires et écrits 1917-1932, Ivrea, 2009.

[4Alexandre Skirda, Les anarchistes russes, les soviets et la révolution de 1917, Spartacus, 2016 ; Kronstadt 1921 - Soviets libres contre dictature de parti, Spartacus, 2017.

[5De Malcolm Menzies, on lira aussi sa tragique évocation de la bande à Bonnot, En exil chez les hommes (Rue des Cascades, 2007) et celle d’une colonie anarchiste individualiste oubliée au Costa Rica, Mastatal (Plein Chant, 2009). Sur Makhno une épopée, on se reportera pour en savoir plus le bel article que lui a consacré le site de critique bibliographique À contretemps, « Makhno, un homme parmi les hommes » :
http://acontretemps.org/spip.php?article645