Éditions Libertalia
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mardi 22 mars 2016 :: Permalien
Paru dans Alternative libertaire, mars 2016.
Depuis son livre Putain d’usine, en 2002, Jean-Pierre Levaray a rejoint la valeureuse cohorte des écrivains prolétariens, dans laquelle l’ont jadis précédé de nobles plumes comme Marguerite Audoux, Georges Navel, Henri Poulaille ou, plus récemment, Mehdi Charef (Le Thé au harem d’Archi Ahmed, en 1985), Maxime Vivas (Paris-Brune, 1997) ou encore Hubert Truxler, alias Marcel Durand (Grain de sable sous le capot, 1990).
C’est justement Hubert Truxler, ancien ouvrier de Peugeot-Sochaux, qui a préfacé le dernier ouvrage de Levaray, Je vous écris de l’usine, compilation de ses chroniques parues chaque mois, de 2005 à 2015, dans le journal CQFD. C’était, confie Truxler, le premier papier qu’il lisait en ouvrant le journal, parce que « pour écrire sur l’usine, il faut la vivre de l’intérieur, la renifler avec ses tripes ».
Ouvrier dans une usine d’engrais au Grand-Quevilly (Seine-Maritime), syndicaliste CGT, militant à la Fédération anarchiste, Levaray est prolixe – près d’une vingtaine de livres ou de collaborations à son actif –, d’une écriture souple, sans pathos ni fioritures. Les mille et une anecdotes qu’il rapporte sont généralement suffisamment fortes, en elles-mêmes, pour marquer les esprits. Il raconte les rares bons moments, avec les copains ; les collègues parfois combattifs, souvent blasés ; le chef pompier teigneux, genre sous-off 1912 ; la secrétaire pimpante qui échappe à un plan social puis qui, esseulée, ses collègues parties, le regrette amèrement ; le vieux militant communiste mais « pas stalinien pratiquant », qui meurt asphyxié d’avoir, toute sa vie, respiré des poussières nocives.
Toute la faune de l’usine est là, sa vie rythmée par les aléas d’un site industriel classé Seveso 2 qui vieillit, se déglingue, dont on redoute la fermeture mais qui, finalement, ne ferme pas. En revanche, la sous-traitance s’y multiplie. « Du coup, explique l’auteur, suivant la boîte qui te paie, tu as une couleur différente. Il n’y a quasiment plus de bleus de couleur bleue […]. Nous travaillons désormais dans une usine multicolore, mais ça n’a rien d’antiraciste, c’est juste que les bleus sont orange, gris, noirs, rouges, verts, j’en passe et des meilleurs. Différenciés, pour nous diviser. »
Pendant quelques années, l’auteur a accepté une corvée : représenter la CGT au conseil d’administration de l’entreprise. Les réunions qu’il endure au siège, à la Défense, apportent elles aussi leur lot d’anecdotes, pathétiques ou drolatiques. Le directeur général de l’usine, un maniaque au look de gestapiste, déverse un jour sa bile contre la CGT et les « pratiques gauchistes » des ouvriers de la boîte. Comme Levaray reste impassible, n’affichant qu’un sourire narquois, l’énergumène accroche illico un autre souffre-douleur : « Vous ne me servez à rien, crache-t-il au malheureux gugusse de la CFDT, pétrifié par cette attaque inattendue. Non, je n’ai plus besoin de vous. Vous n’avez même pas empêché que la grève ait lieu. […] A quoi servez-vous ? » L’auteur aurait pu ricaner. Il ne le fait pas, au contraire. Il souffre de cette humiliation publique du syndicat jaune par son maître. Ce n’est pas là la moindre expression de son humanisme.
Guillaume Davranche
vendredi 11 mars 2016 :: Permalien
Paru dans Le Matricule des anges, n° 171, mars 2016.
Ni Dieu, ni maître, mais un patron, ou plutôt une patronne : l’usine. Une mangeuse de vie, une broyeuse d’humanité. Cette ogresse-là, Jean-Pierre Levaray l’a côtoyée, défiée, haïe, et malgré tout aimée puisqu’elle est à la fois la matrice et la matière de ses livres. Embauché à 18 ans, maintenant à la retraite, il fut ouvrier pendant plus de quarante ans dans la même usine d’engrais chimiques près de Rouen, un de ces monstres à bout de souffle que l’on fait tourner quand même, classé Seveso 2, c’est-à-dire à hauts risques.
Ouvrier, militant, Jean-Pierre Levaray est habité par une rage de témoigner, de se revendiquer de la classe ouvrière alors qu’on ne cesse d’entendre dire qu’elle n’existe plus. La bonne blague ! Jean-Pierre Lavaray qui a beaucoup lu Annie Ernaux raconte à la première personne, un je collectif, les accidents, la trouille, l’injustice, le désarroi mais aussi l’élan politique, solidaire, quelque chose de l’amitié. Il faut lire et faire lire Putain d’usine (L’Insomniaque, 2002 ; Agone, 2008), un récit d’autant plus poignant que le genre se fait rare en littérature.
Aujourd’hui, il publie Je vous écris de l’usine. Un recueil de textes publiés chaque mois et pendant dix ans dans CQFD, « mensuel de critique et d’expérimentation sociales ». Dix années de luttes, d’espoirs et de désespoirs sont ainsi retracées « à hauteur d’homme » comme dirait Marc Bernard. S’écoulent ainsi entre rires et révoltes des chroniques miroir de notre société, de notre folle mascarade politique. Décembre 2006 : « Quatre heures du matin, plus qu’une heure à tenir et la nuit sera terminée. » Janvier 2010 : « Dans l’usine c’est un mélange de tristesse et de colère. C’est le cinquième accident mortel pour cette année sur l’ensemble des sites français du groupe Total. » Juillet 2015 : « L’usine me sort par les yeux. Il est temps que je prenne la tangente. »
Le prochain ouvrage de Jean-Pierre Levaray paraîtra fin mai aux Éditions libertaires : Pour en finir avec l’usine. Est-ce possible ?
mercredi 9 mars 2016 :: Permalien
Trop classe ! dans Le Parisien du 2 mars 2016.
Dans la foule des quelque 10 000 instits de Seine-Saint-Denis, elle ne passe pas inaperçue. Véronique Decker est du genre à ruer dans les brancards. Après plus de trente ans de carrière, cette enseignante a décidé de raconter sa vie de maîtresse dans un livre Trop classe !, qui sort ce jeudi aux Editions Libertalia.
Elle esquive « le pathos et les gémissements » de rigueur sous la plume d’un « prof de banlieue ». La sienne est enthousiaste. « J’ai toujours beaucoup aimé enseigner dans le 9-3 ». Le décor est planté dès les premières lignes. « Je suis venue d’ailleurs mais j’ai choisi de rester ici, d’y vivre, d’y travailler et je voudrais témoigner des plaisirs d’enseigner que j’ai rencontrés. »
Pourtant, difficile de passer à côté des constats accablants qu’elle dresse dans ce livre. Véronique Decker est directrice de l’école Marie-Curie, à Bobigny, « au pied des tours et au cœur des problèmes » de la cité Karl-Marx, entre une avenue du même nom et le boulevard Lénine. « Tout cela, au début, me parlait d’un avenir social radieux », plaisante-t-elle. Ironie du sort, son école, avec la rénovation urbaine, a dû adopter une nouvelle adresse : « Émile Zola ». Il n’y avait pas besoin d’un tel nom pour se sentir, parfois, « directement renvoyé dans le XIXe siècle. »
Directrice d’une école à la pédagogie expérimentale
Dans son école, Véronique Decker a mis en place la pédagogie Freinet. Une méthode où les élèves apprennent « chacun à leur rythme », par « le tâtonnement expérimental » et dans la « coopération ». Par exemple, chaque classe se réunit une fois par semaine en « conseil » pour gérer des projets, des conflits ou encore l’argent de la « coopérative scolaire ». Le « grand conseil des délégués » réunit deux élèves de chaque classe qui viennent avec des propositions de projets collectifs et des critiques. « Une vraie petite République des enfants », décrit la directrice.
Scolariser les enfants des bidonvilles
Dans ses classes, elle a dû scolariser les enfants des bidonvilles du coin. « Je n’ai pas choisi d’avoir des enfants roms dans mon école, précise-t-elle. Les campements se sont construits à Bobigny, plus qu’à Neuilly… » Normalement, la vie comme la racontait Zola, c’était fini, mais ces élèves sont arrivés « avec leur lot de misère, de rats qui mordent les bébés, de Cosette et de Fantine. »
Il y a eu Melisa, brûlée vive dans l’incendie du bidonville des Coquetiers, en février 2014, une expulsion, puis d’autres. À chacune, elle s’est battue « car ce n’est pas la peine d’enseigner la morale si l’on est indifférent aux drames de l’existence ». Véronique Decker a ouvert son école la nuit pour héberger des familles, appeler les médias. Salvi, 10 ans, a tout raconté devant les caméras : la traversée de l’Europe dans les bras de ses parents, l’enfance dans ces camps démantelés, une fois, deux fois, trois fois… Tenter en toutes circonstances de venir tout de même à l’école. Il y a eu des petites victoires et surtout, des échecs dramatiques.
« Je vais partir car ici les reculs sociaux sont d’une violence extrême », écrit-elle dans le dernier chapitre. À 58 ans, « et 167 trimestres », elle demande sa mutation dans une petite ville du Limousin. L’instit syndiquée en profite pour dénoncer « dix ans de régressions au sein de l’Éducation nationale : on manque de tout, de livres, d’enseignants, de subventions, de formation… » Et même, ces quatre ans de rénovation urbaine, « de bruit et de poussière » qui lui ont « abîmé la santé » sans rien réparer du tout, « comme si c’étaient les immeubles qui avaient des problèmes et pas les habitants ! » Alors, elle passe la main avec ce dernier message aux jeunes enseignants : « Syndiquez-vous, ne lâchez rien, formez des générations capables, enfin, de changer le monde ! »
Floriane Louison
mercredi 9 mars 2016 :: Permalien
Par Luc Cédelle, dans Le Monde-La Lettre de l’éducation du 7 mars 2016.
Véronique Decker, directrice d’école dans une commune de Seine-Saint-Denis, est un personnage attachant, à la fois totalement non représentatif et absolument représentatif. De la directrice ou de la maîtresse « moyenne », au cas où cet adjectif aurait un sens, elle ne saurait être représentative. Elle réunit en effet une série d’attributs qui, additionnés, font d’elle une super-minoritaire : pédagogie Freinet + militante Sud-éducation + exerçant en milieu réellement difficile + engagée dans la défense du droit à la scolarité des enfants roms. En même temps, sans avoir pris pour cela d’autre décision que celle de rester à son poste et d’agir au mieux, elle concentre sur ses épaules la quintessence des problèmes auxquels l’Éducation nationale doit faire face là où rien n’est acquis d’avance. Enfin, elle incarne aussi à merveille la figure du fonctionnaire à l’exact inverse de la caricature, c’est-à-dire passionnément épris de sa mission et rétif à la hiérarchie lorsque celle-ci manque de courage. Tournées avec faconde et humour (bien que certaines soient tristes à pleurer), ses chroniques de la vie quotidienne de son école sont absolument à lire si l’on veut comprendre quelque chose aux problématiques de l’enseignement dans les quartiers populaires les moins bien lotis.
Luc Cédelle
jeudi 3 mars 2016 :: Permalien
Je vous écris de l’usine dans Le Monde diplomatique (mars 2016).
Auteur de Putain d’usine (2002), qui rencontra un écho exceptionnel pour un témoignage ouvrier, Jean-Pierre Levaray a collaboré durant dix ans au mensuel CQFD. Il y a tenu jusqu’à son départ à la retraite, après quarante ans de travail dans l’industrie chimique, une chronique intitulée « Je vous écris de l’usine ». Il reprend ici l’intégralité de ces articles, qui permettent de comprendre le blues de la classe ouvrière et rendent de leur dignité aux sans-grade. Se mêlent le récit des jours et des nuits à l’usine, dans la réalité la plus prosaïque du travail posté ; les combats syndicaux, les grèves locales ou nationales ; les portraits, souvent bienveillants, parfois cruels, des collègues de travail et ceux, plus acides, de la hiérarchie et des cadres dirigeants ; la maladie omniprésente, et parfois le décès, des copains de boulot, à cause des ravages de l’amiante ; en 2001 la catastrophe d’AZF à Toulouse et ses suites, dans une usine similaire du même groupe ; et les manœuvres de Total pour se dédouaner face à l’opinion et à la justice. [CJ]
C.J.