Le blog des éditions Libertalia

Fous de pouvoir

vendredi 23 mai 2014 :: Permalien

Macbeth, à La Cartoucherie, Paris.
Le Roi Lear, au théâtre de la Ville, Paris.

Fous de pouvoir

Macbeth (1606) est une pièce difficile ; le rôle de Lady Macbeth, en particulier, considéré comme l’un des plus périlleux du répertoire occidental. Mais il en faut davantage pour inquiéter Ariane Mnouchkine. Shakespeare, elle connaît bien, elle le traduit et le met en scène depuis les débuts du théâtre du Soleil. En cinquante ans sur les planches, sa troupe coopérative aura triomphé dans Le Songe d’une nuit d’été (1968), Richard II (1981), La Nuit des rois (1982) et Henry IV (1984).

Macbeth [Serge Nicolaï], c’est ce général victorieux, cousin du roi d’Écosse Duncan et chef de son armée, qui sombre progressivement dans la folie sanguinaire à la suite d’une prédiction de trois sorcières affirmant qu’il deviendra roi. « Le beau est immonde et l’immonde est beau, disent les sœurs fatales, glissons dans le brouillard et l’air infect. » Et de fait, Macbeth et sa lady s’enfoncent dans l’obscurité en assassinant successivement Duncan, le général Banquo, puis la famille de Macduff. Lady Macbeth [Nirupama Nityanandan] n’en finit plus de se laver les mains pour dissiper le sang des crimes commis, jusqu’à sombrer dans la démence.

La mise en scène proposée par Ariane Mnouchkine est résolument contemporaine. Foin des costumes d’époque, Macbeth le victorieux est suivi d’une nuée de journalistes et dans le ciel tonitruent les hélicoptères. Les tableaux se succèdent à un rythme effréné et plus de 40 comédiens nous emportent dans un tourbillon scénique. On est happé durant quatre heures, envoûtés par le foisonnement instrumental de Jean-Jacques Lemêtre et les accents sud-américains des acteurs. Les approximations du jeu s’évaporent : on ne vient pas à la Cartoucherie pour Shakespeare, on vient pour l’audace de Mnouchkine.

* * *

À quelques kilomètres de là, au théâtre de la Ville, le directeur du TNP de Villeurbanne, Christian Schiaretti, met en scène Le Roi Lear (1603), une autre tragédie en cinq actes. Où il est à nouveau question de pouvoir, de trahison et de folie.

Lear [Serge Merlin], souverain de Grande-Bretagne, souhaite partager son royaume entre ses trois filles mais demande des gages de leur amour. Goneril (l’aînée) et Régane (la cadette) excellent dans l’obséquiosité et la flagornerie, tandis que Cordélia [Pauline Bayle], la préférée, refuse de le flatter et clame qu’elle devra un jour la moitié de son amour à son futur époux. Meurtri par cette réserve qu’il perçoit comme un affront, il la déshérite et ordonne son bannissement. Lear émet une condition au partage de son royaume : Goneril et Régane devront l’entretenir avec son escorte de cent chevaliers. Mais rapidement, les filles perfides refusent d’accueillir le vieux roi et sa suite. Rongé par l’ingratitude de sa descendance, aveuglé par la colère, Lear erre dans la lande dévastée par la tempête et perd les esprits. Sur la route, il s’entiche de « Tom », un vagabond céleste couvert de terre, et l’appelle « mon philosophe ». Ce Tom n’est autre qu’Edgar, fils de Gloucester [Christophe Maltot, remarquable]. Trahi par son frère illégitime Edmond [Marc Zinga], il entend retrouver ses droits et rendre justice au roi.

Ce théâtre-là est d’une facture assez classique. La mise en scène de Christian Schiaretti recourt à peu d’artifices. La traduction poétique d’Yves Bonnefoy est servie par la voix rocailleuse et l’emphase de Serge Merlin. Un spectacle accessible, populaire et palpitant qui donne envie d’aller plus loin dans la redécouverte de l’œuvre de Shakespeare.

N.N.

Paris, bivouac des révolutions dans Les Lettres françaises

mardi 20 mai 2014 :: Permalien

Chronique de Paris, bivouac des révolutions parue dans Les Lettres françaises n° 115, mai 2014.

Retour sur la Commune de Paris

La Commune de Paris a trouvé beaucoup d’auteurs français pour écrire sur ce qui fut le dernier grand épisode révolutionnaire du XIXe siècle. Le livre de l’historien anglais Robert Tombs témoigne que le regard des chercheurs étrangers a aussi beaucoup à nous apporter.

« La vie sous la Commune de Paris fut souvent dépeinte aussi bien comme une fête que comme un chaos, ce qui est peut-être deux façons de décrire les mêmes réalités. » L’assertion de Robert Tombs, extraite de son ouvrage récemment traduit, Paris, bivouac des révolutions. La Commune de 1871, est un peu une forme de profession de foi historienne. La présentation de la Commune de Paris que fait l’historien britannique veut saisir les nombreux aspects de l’événement révolutionnaire, les différences de points de vue à travers une posture de retrait critique, sans se montrer partisan ou péremptoire. Et refuser l’attitude partisane et péremptoire, c’est d’abord se pencher en profondeur sur le point de vue des acteurs, ici les communards. Face à la multiplicité des commentaires a posteriori, Tombs refuse de « rejeter comme non-pertinent ce que la population vivante faisait et pensait vraiment sur le moment, et négliger son labeur, ses incertitudes et ses peurs, revient à la traiter avec “l’immense condescendance de la postérité” ». Si la « saga des communards » perd un peu de son éclat sous la plume de Tombs, l’histoire y gagne assurément en vérité et précisions.

Cette démarche, au plus près du point de vue des acteurs, de leurs actes et paroles donne lieu donc à de nombreux éclaircissements historiques aux apports indéniables. On pense notamment à d’excellents passages où la clarté du propos s’appuie sur une très ample érudition. Ainsi les difficultés de l’organisation de la défense de Paris et les efforts de militarisation de la Garde nationale sont montrés et analysés en détail ; certains lieux communs sur l’impéritie des dirigeants militaires de la Commune sont rendus caduques. L’auteur démontre que, comparés aux milices ouvrières de la République espagnole ou aux soldats de l’Armée rouge, les gardes nationaux se sont montrés bien supérieurs en terme de discipline et d’efficacité.

De même, la partie sur le rôle des femmes relativise de manière convaincante certaines interprétations trop rapides sur l’émancipation féminine sous la Commune : s’il y eut bien quelques femmes pour se battre sur les barricades, le fameux bataillon de femmes de la Place Blanche fut un mythe. Le rôle des femmes, bien réel, fut en fait assez traditionnel : cantinière, infirmières ou à la confection d’uniformes, les femmes restaient affectées aux mêmes tâches que de coutume. La question du droit de vote des femmes n’a d’ailleurs pas été évoquée, ni par les hommes de la Commune, ni même par les communardes réunies autour de l’Union des femmes.

Le passage sur les mesures sociales décidées par la Commune est moins convaincant. Tombs cherche à relativiser le « socialisme » des communards en minimisant la portée de ces mesures. Il rappelle le refus de s’en prendre à la propriété privée et les limites du décret du 16 avril de réquisition des entreprises abandonnées par leurs patrons : les communards n’ont jamais cherché à socialiser l’ensemble du secteur productif, mais plutôt à sanctionner des patrons « déserteurs » et antipatriotes. Une interprétation sans doute assez juste, mais qu’il faudrait approfondir par une comparaison avec les autres révolutions. La grande majorité des révolutions – et la Révolution d’Octobre notamment – n’a pas cherché dans un premier temps à bouleverser brutalement les rapports économiques et sociaux, bien au contraire. Prenant le pouvoir généralement dans un contexte de guerre et d’affaiblissement économique, les révolutionnaires ont eu comme priorité le succès militaire, le fonctionnement de l’État et l’approvisionnement de la population, notamment urbaine. Et les communards n’ont pas dérogé à la règle, ce qui est le signe de leur réalisme, réalisme par ailleurs bien identifié par Tombs.

Robert Tombs insiste fortement sur l’exceptionnalité de la Commune de Paris, liée à une conjoncture unique qui explique son déclenchement : il met en valeur la guerre contre la Prusse, l’effondrement du Second Empire, le chiasme entre une France rurale et conservatrice et une capitale depuis longtemps républicaine et radicale, un héritage historique qui place depuis 1789 Paris à la tête des vagues révolutionnaires etc. C’est sans doute là une manière stimulante de dépasser la dichotomie jadis posée par Jacques Rougerie de la Commune comme « aube » ou comme « crépuscule ». Mais l’inscription de la Commune dans le temps long des révolutions populaires modernes s’efface alors, et sa signification s’estompe quelque peu. Voilà un reproche qu’on peut faire à ce qui n’en reste pas moins un bel ouvrage digne d’être remarqué et discuté.

Baptiste Eychart

Une révolution pour horizon dans Le Monde diplomatique

samedi 3 mai 2014 :: Permalien

Une révolution pour horizon dans Le Monde diplomatique d’avril 2014.

Une révolution pour horizon

Ouvrier du bâtiment autodidacte, José Peirats (1908-1989) adhère à la Confédération nationale du travail (CNT) à 14 ans, collabore à sa presse, combat dans l’ex-colonne Durruti et devient secrétaire général de la CNT en exil en 1947. En 1950, l’organisation lui demande d’écrire l’histoire de l’anarcho-syndicalisme en Espagne des origines à la fin de la guerre civile, La CNT en la revolución española (trois volumes), dans un contexte où la version stalinienne des événements domine le camp antifranquiste. L’auteur décide ensuite d’en proposer une synthèse, Los Anarquistas en la guerra civil española, dont la traduction française paraît en 1989. C’est une nouvelle édition de ce livre de référence, complétée d’une préface et d’un appareil critique inédits, qui est publiée aujourd’hui. Peirats y fait œuvre d’historien sur la longue durée, tout en assumant pleinement son opposition à la collaboration de la CNT avec l’Etat républicain.

Charles Jacquier

Histoire désinvolte du surréalisme dans la revue Phoenix

samedi 3 mai 2014 :: Permalien

Histoire désinvolte du surréalisme, Raoul Vaneigem - illustration de Bruno Bartkowiak

Chronique de l’Histoire désinvolte du surréalisme dans la dernière livraison de la revue Phoenix.

Histoire désinvolte du surréalisme

Écrit selon l’auteur en quinze jours et paru au début des années 1970 sous la signature de Jules-François Dupuis, le nom du concierge de l’immeuble où mourut Lautréamont, puis réédité en 1988, ce livre reparaît aujourd’hui sous le nom de son auteur.

Né en Belgique en 1934, membre de l’Internationale situationniste jusqu’en 1970, auteur du célèbre Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations qui, en 1967, annonçait à sa manière les événements d’une année suivante agitée, son œuvre compte une bonne trentaine de livres. Pour une part, ils prolongent ses réflexions sur les possibilités de renverser l’ordre marchand grâce à un hédonisme radical ; pour l’autre, plus érudite, ils s’intéressent aux hérésies religieuses et aux résistances au christianisme jusqu’au XVIIIe siècle.

Plus qu’une véritable histoire du surréalisme, c’est un essai sur le surréalisme dans l’histoire dont, malgré sa partialité revendiquée, les jugements sonnent souvent juste, et pas seulement pour dénoncer des personnalités dont l’usure du temps a démontré la vacuité, si tant est qu’il en était besoin, qu’il s’agisse d’un Salvador Dali ou d’un Louis Aragon… Les grandes lignes du mouvement y sont dessinées depuis ses origines dans la suite, et le refus, de Dada jusqu’à sa « reconversion mystique » d’après-guerre à cause « d’un désespoir en l’histoire que justifiaient les échecs répétés du mouvement ouvrier ». Sur son rapport au parti communiste et à l’idéologie révolutionnaire, Vaneigem dit l’essentiel en quelques mots : « une des fautes majeures du surréalisme […] c’est d’avoir abandonné le projet révolutionnaire global au bolchevisme qui n’avait jamais fait que l’abandonner purement et simplement, dans la logique des textes de Lénine. » De même, parmi les protagonistes de cette histoire, il souligne « l’importance de Benjamin Péret », « l’élément le plus indépendant et le plus libertaire du mouvement ».

Tout cela est souvent juste et bien dit, mais, pourtant, lu, ou relu, aujourd’hui le lecteur reste dans l’expectative. En effet, à propos des diverses récupérations dont le surréalisme a été l’objet, Vaneigem écrit lui-même qu’« il importait moins de les signaler que de montrer que le surréalisme les contenait dès le début comme le bolchevisme contenait la “fatalité de l’Etat stalinien. » L’occasion était donc toute trouvée pour mettre en parallèle le succès spectaculaire du surréalisme avec celui du situationnisme. Dommage qu’elle ait été manquée !

C.J.

La Vipère ne mord pas

lundi 21 avril 2014 :: Permalien

En une petite dizaine d’années, Thomas Ostermeier (né en 1968) est devenu l’un des grands habitués des scènes françaises. Il faut dire que le jeune directeur de la Schaubühne de Berlin excelle dans l’art de revisiter Ibsen et Shakespeare. Il y a deux ans, il avait proposé une époustouflante mise en scène de Mass für Mass (Mesure pour mesure, Shakespeare), à la manière d’un opéra rock insolent et audacieux.

Ces dernières semaines, Ostermeier était de retour au théâtre des Gémeaux, à Sceaux, un lieu qu’il affectionne pour y avoir monté cinq pièces depuis 2004, dont Hedda Gabler. Pour l’occasion, il s’est confronté à une tragédie psychologique de Lillian Hellman (1905-1984), The Little Foxes (étrangement traduite La Vipère), peu jouée en France, mais qui fut un grand succès à Broadway en 1939.

Bien que moins désuète que l’adaptation cinématographique (1941) de William Wyler, avec Bette Davis dans le rôle principal, cette adaptation déçoit.

Posons le cadre. L’histoire se déroule dans le Sud des États-Unis au début du XXe siècle. Regina Giddens (magnifique Nina Hoss), femme du banquier Horace (Thomas Bading) s’ennuie dans sa province monotone et rêve de vivre grand train à New York. Profitant de l’hospitalisation de son mari, elle décide d’investir à l’étranger dans une entreprise forcément florissante montée par ses deux frères Oscar et Ben, cyniques et repoussantes caricatures de la bourgeoisie d’affaires. Pour parvenir à ses fins, elle organise le retour de son mari convalescent au domicile familial et s’appuie sur la naïveté et l’amour de leur fille Alexandra. Horace, qui n’est pas né de la dernière pluie, refuse de prêter à sa femme les fonds nécessaires et la punit ainsi de son avidité. À la manière d’une héroïne tragique, la vipère Regina échafaude des plans pour se débarrasser de son époux avec lequel elle ne partage plus la couche depuis dix ans, et jouir enfin de sa liberté en un élan féministe et aristocratique désespéré.

La mise en scène épurée (un plateau tournant, un grand escalier, un piano, trois fauteuils, une table en fond de cour), le jeu subtil des neuf acteurs de la troupe d’Ostermeier, les longs silences oppressants de deux minutes ou la musique de Jimmy Hendrix ne parviennent pas à effacer un troublant sentiment d’ennui et de gêne. Oui, Lillian Hellman, dramaturge communiste américaine issue d’une famille de banquiers, compagne de Dashiell Hammett, connaissait son sujet et détestait la bourgeoisie, l’argent et le pouvoir. Mais sa pièce sonne faux, ses personnages sont caricaturaux. Seule la brave Birdie (Ursula Lardi), portée sur la boisson, épousée pour ses terres par l’un des frères Hubbard, trouve grâce aux yeux d’Horace.

Peut-être aurait-il fallu resserrer le nombre de personnages et réécrire davantage encore cette pièce. Finalement, en dépit de quelques formules-choc (« Le cynisme est une manière désagréable de dire la vérité »), en exhumant cette pièce de Lillian Hellman, on ne comprend pas où Thomas Ostermeier, metteur en scène critique à l’endroit du capitalisme, entend nous mener.

N.N.