Le blog des éditions Libertalia

Carnets d’Iran 1&2

lundi 13 juillet 2009 :: Permalien

Téhéran : le feu sous la cendre ?

Samedi 11 juillet
Je suis arrivé en pleine nuit à l’aéroport Iman-Khomeini, situé à une cinquantaine de kilomètres de Téhéran. Je n’ai pas eu la moindre difficulté à entrer sur le territoire iranien. Mon visa était en règle. En revanche, je devais être le seul touriste dans l’avion. Mes voisins de vol m’ont questionné sur les raisons qui me poussaient à me rendre dans un pays en proie à tant d’agitation. Je leur ai répondu qu’étant enseignant en histoire, je m’intéressais à la culture perse, une façon polie de mettre fin aux débats. Après un trajet « sportif » en taxi, j’ai rejoint à l’aube mon hôtel, dans la vieille ville, au cœur du quartier d’Amir-Kabir, celui des garages et des pièces détachées pour auto. Au terme de quelques heures de sommeil, je suis allé visiter le grand bazar et la mosquée Khomeini, ex-mosquée du Shah. Le grand bazar est pittoresque et comme son nom l’indique, il est immense. Il compte une dizaine de kilomètres d’allées et de boutiques entremêlées. Ses commerçants passent pour les plus conservateurs du pays. En 1980 et 1981, ils ont fourni le gros des troupes aux oulémas qui s’opposaient au parti communiste Toudeh. Pendant quelques heures, j’ai marché dans Téhéran, une ville polluée, plutôt laide, au trafic automobile incessant, sous une chaleur accablante. Je suis passé devant l’ancienne ambassade des États-Unis, on ne la visite pas, elle abrite l’une des milices chargées de défendre le régime islamique. Mais on peut regarder les nombreuses fresques qui ornent l’enceinte : statue de la liberté défigurée, portraits du Guide suprême, slogans en anglais et en parsi fustigeant le « grand Satan », main crochue aux couleurs d’Israël et des États-Unis… À l’angle, une boutique vend des portraits de martyrs, des cassettes et les œuvres complètes de Khomeini. C’est au sous-sol de cette ambassade qu’a été préparé le coup d’État qui renversa Mohammad Mossadegh en août 1953. Mossadegh avait nationalisé l’industrie pétrolière alors concédée à l’Anglo-Iranian Oil Company, la future British Petroleum. La CIA a liquidé ce leader tiers-mondiste et a obtenu du Shah, en retour, le droit d’exploiter 40 % des réserves pétrolifères du pays. C’est également dans cette ambassade, en 1980 et 1981, qu’une cinquantaine de diplomates américains ont été retenus durant 444 jours par des étudiants islamistes.
Le soir, mes voisins de vol m’ont appelé puis sont passés me chercher pour me faire découvrir « leur » ville. Ils résident dans le nord de Téhéran, la partie la plus récente, la plus opulente, et pour tout dire, la plus agréable. L’un tient une bijouterie, l’autre vit la moitié du temps à Dubaï. Ils arborent des montres Rolex, conduisent une belle voiture, et ne semblent guère en phase avec le régime. La veille, dans l’avion, je les ai vus descendre plusieurs petites bouteilles de vin juste avant d’atterrir. Nous mangeons au bord d’une fontaine, dans un restaurant fréquenté par la classe moyenne.

Dimanche 12 juillet
Il fait une telle chaleur que j’hésite à sortir, mais finalement, je reprends mon trek urbain et parcours plusieurs kilomètres au milieu des gaz d’échappement. Après bien des péripéties, j’arrive enfin place Enghelab (« place de la révolution »). C’est d’ici que sont parties toutes les manifestations contestant la réélection truquée d’Ahmadinejad le 12 juin. Elle se situe tout près de l’université, le cœur de la contestation. Mais aujourd’hui, il n’y a pas foule. L’ordre règne à Téhéran. La dernière manifestation en date, celle de jeudi dernier, le 9 juillet, a rassemblé quelques centaines d’étudiants qui ont été une nouvelle fois réprimés par la police et par les bassidjis, les miliciens volontaires au service du régime. Entre la place Enghelab et la place Azadi (« place de la liberté »), à plusieurs reprises, des centaines de milliers de personnes ont défilé pour réclamer un autre Iran, plus démocratique, plus libéral en matière de mœurs. (J’y reviendrai ultérieurement quand j’évoquerai la place des femmes dans cette société et le rayonnement de l’Iran en tant que puissance régionale). En choisissant la répression plutôt que le dialogue, en brisant la contestation (500 emprisonnés, des dizaines de tués et disparus), le Guide suprême Ali Khamenei (successeur de Khomeini décédé en 1989, les portraits des deux sont présents partout) a creusé davantage encore le fossé qui sépare les deux Iran : le camp des conservateurs et des traditionalistes face au camp réformateur, largement soutenu par une jeunesse qui représente l’essentiel de la population (70 % des 70 millions d’Iraniens ont moins de 30 ans). Avant de rentrer, je visite les librairies proches de l’université : j’identifie quelques brûlots anti-israéliens et anti-américains, mais également Duras, Marx, Beckett, Nietzsche et même un poster d’Albert Camus. Le feu couve sous la cendre à Téhéran.

N.N.