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Christophe Naudin dans L’Obs

mercredi 18 novembre 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans L’Obs, le 13 novembre 2020.

« Depuis le 13 novembre 2015, deux visions caricaturales de l’islamisme empêchent de parler intelligemment des attentats »

Rescapé de l’attentat contre le Bataclan, l’historien et professeur d’histoire Christophe Naudin publie son journal. Il nous a parlé du cinquième anniversaire de l’attaque, de sa récupération politique et de Samuel Paty.
« C’est par un bruit de pétards que l’Histoire me percute », écrit Christophe Naudin. Le 13 novembre 2015, il profite du concert des Eagles of Death Metal, jusqu’à ce qu’il remarque un homme « au regard haineux » et « les flammes sortir du canon de sa kalash ». Il trouvera refuge pendant deux heures dans un cagibi, avant d’être exfiltré par le Raid. Sous le coup d’un stress post-traumatique et du deuil de son ami Vincent, avec lequel il s’était déplacé, il va coucher pendant trois ans ses réactions dans un journal intime, qu’il publie ces jours-ci. Le document, bouleversant, est aussi déroutant, ne serait-ce que par sa forme, brute, même s’il est entouré d’un avant-propos et d’une longue postface. Etrange aussi pour le fond, qui ne ressemble à aucun des témoignages de survivants publiés jusqu’ici.

Naudin parle bien de sa reconstruction psychologique et de la façon dont les traumatismes s’enfouissent dans le corps, mais ce n’est pas le centre de son texte. Il y consigne, de manière presque obsessionnelle, tous les attentats de cette période, formant une insoutenable litanie déjà menacé par l’oubli. Surtout, ce spécialiste de l’Islam médiéval et des usages politiques de l’Histoire, se réfugie dans l’analyse. Il commente le brouhaha médiatique autour du terrorisme djihadiste, et souvent le condamne, quelle qu’en soit la provenance politique. Avec les commémorations du 13-Novembre, mais aussi l’assassinat de Samuel Paty, qui exerçait le même métier que lui, il se retrouve à nouveau, malgré lui, au cœur de l’Histoire. Entretien.

BibliObs. Dans votre livre, vous écrivez appréhender le cinquième anniversaire de l’attentat contre le Bataclan. Qu’en est-il ?

Christophe Naudin. Chaque année, à cette période, j’ai des maux de tête, je suis nerveux, stressé et je dors moins bien. Cette fois, il y a eu l’assassinat de Samuel Paty qui a ajouté une forme de stress importante, parachevé par l’annulation des commémorations en raison de la situation sanitaire. J’appréhende beaucoup vendredi et cette impossibilité de se recueillir, de se retrouver surtout, entre victimes, avec mes proches et mes amis, faire la fête après, boire des coups, comme on le fait chaque année. Je vais me retrouver tout seul chez moi. J’ai pris ma journée, car je ne me vois pas retourner devant mes élèves ce jour-là comme si de rien n’était.

Ce « Journal » est un document brut, tel qu’il a été écrit entre 2015 et 2018.

Au départ, j’ai écrit ce journal pour moi, dans le but de me vider. Régulièrement, je l’ai relu, tout en continuant à écrire. J’ai compris progressivement que c’était une démarche d’historien, cette façon de prendre du recul assez rapidement sur ce que j’écrivais. Le fait de relire encore ce journal pour la publication, de le contextualiser, d’écrire une postface m’a aussi permis de réfléchir à ce que ça avait pu m’apporter a posteriori.

Vous vous interrogez beaucoup sur les « sources » qui seront utilisées pour raconter le 13-Novembre. C’est dans ce cadre que vous avez pensé qu’il était fondamental de témoigner ?

Ça fait partie de ma démarche de me livrer comme source. J’ai témoigné dans les médias, j’ai réagi sur les réseaux sociaux et j’ai participé au programme de recherche sur la mémoire du 13-Novembre piloté par l’historien Denis Peschanski et le neuropsychologue Francis Eustache. Le journal était au départ une source personnelle, mais je me suis dit que le publier de manière contextualisée pouvait être intéressant, à la fois pour moi, pour mes proches, plus largement pour ceux que ça intéresse, et, éventuellement, pour les historiens.

C’est moins un journal intime qu’un journal des attentats, que vous consignez minutieusement sur cette période.

Ça m’aidait de savoir qu’il y avait eu tous ces attentats et je sais parfaitement que si je n’avais pas écrit ce journal, comme beaucoup de monde, j’en aurais oublié une grande partie. Ça m’a servi d’aide-mémoire pour me dire qu’il n’y a pas un attentat plus important que les autres. Mais on m’a parfois dit qu’à la lecture, on sentait plus l’historien que la victime.

Vous avez étudié la récupération politique des événements historiques. Vous montrez que ce phénomène s’est enclenché après le 13-Novembre.

J’ai étudié la récupération de Charles Martel par l’extrême droite. C’était très simple. Là, c’est plus intime et plus proche. En gros, après le 13-Novembre, il y a eu d’un côté le discours islamophobe, porté par un prisme politique de plus en plus large, qui se sert des attentats pour dire que la nature même de l’Islam est violente et que les attentats le prouvent. De l’autre côté, sans les mettre dans le même sac, il y a ce que j’appelle les « entrepreneurs de l’islamophobie ». Des gens dont le combat politique sincère est la lutte contre l’islamophobie, qui cherchent à tout prix à « désislamiser » les attentats. Ils expliquent que c’est de la faute de la société, de l’impérialisme, de tout sauf de la religion, parce qu’ils ont peur de l’amalgame avec les musulmans. Ces deux visions caricaturales, mais qui sont quasiment les seules audibles dans une partie des médias aujourd’hui, clivent, empêchent de comprendre, de nuancer.

Une partie de ces discours vient de votre camp politique…

Quand ça vient d’une partie de ma famille politique, et que j’entends des gens que j’aime beaucoup et qui sont de bonne foi tomber là-dedans, c’est très décevant et énervant. De plus, on en voit les conséquences aujourd’hui. Le discours islamophobe a désormais le champ libre dans une bonne partie des médias, avec des récupérations d’attentats qui vont très loin, puisqu’on ne parle même plus d’islamistes, mais de musulmans, de réfugiés… Si les gens de ma famille politique n’avaient pas été dans le déni, dans l’aveuglement, s’ils avaient osé parler de certains sujets sans dire que ça n’existait pas par peur de l’amalgame, nous n’en serions pas là. L’un des exemples flagrants est ce pauvre David Thomson, journaliste qui avait dit presque innocemment sur un plateau de télé en 2014 que des djihadistes menaçaient la France, et sur lequel étaient tombés William Bourdon, Hanane Karimi et Raphaël Liogier. Six mois après, survenaient l’attentat contre Charlie Hebdo et celui contre l’Hyper Cacher. On nous rabâchait aussi que les terroristes étaient des « loups solitaires », des types isolés qui ne savent pas trop ce qu’ils font. Et puis arrive le 13-Novembre, avec une équipe très organisée. A chaque fois, les faits leur donnent tort. Et ils continuent à s’enfoncer dans l’erreur. Parallèlement, les islamophobes amassent.

Vous soulignez notamment que les motivations religieuses des djihadistes ont souvent été minimisées.

Une partie de la gauche ne veut pas voir l’importance de la religion, en mettant en avant la lutte contre l’impérialisme, la discrimination, etc. D’autres disent qu’il ne faut surtout pas parler de la religion, encore une fois parce que ça risque de faire l’amalgame avec les musulmans. Je pense dans les deux cas, c’est se tromper et ne pas comprendre. Ça ne veut pas dire que les motivations des djihadistes sont uniquement religieuses. La lutte contre l’impérialisme est présente chez certains idéologues, tout comme il peut exister un sentiment de rejet, de relégation sociale chez certains terroristes. Mais la religion revient toujours, ainsi que la façon de tuer. L’historien spécialiste des guerres de religions Denis Crouzet explique dans Au péril des guerres de religions que la violence extrême est quasiment spécifique à la violence religieuse. Quand l’Etat islamique décapite des gens, brûle des homosexuels ou détruit des vestiges, c’est un rituel. Si Samuel Paty a été décapité, c’est pour que son corps soit profané. D’autres types de terrorisme ne passent pas par cette mise en scène de la mort. Il ne faut pas négliger non plus la vision eschatologique, à laquelle les idéologues djihadistes croient vraiment. Se reproduit ici une certaine historiographie des Croisades, qui a pu soutenir que les papes n’étaient pas tant motivés par la religion que par le fait de conquérir des terres. Pour moi, les deux ne sont pas incompatibles.

« Daech voudrait à présent s’attaquer aux enseignants », écrivez-vous dès la première page de votre journal, une lecture glaçante à l’heure de l’assassinat de Samuel Paty. Comment y avez-vous réagi ?

Dans le bouquin, plus ça avance dans le temps, moins je réagis aux attentats. Mais là, je suis un peu revenu en arrière, parce que ce n’est pas loin des commémorations, parce qu’évidemment il était prof d’histoire, et parce que je l’ai « prédit » comme ont dit certains de vos confrères. La réalité concrète m’est revenue en pleine figure. Quelque chose que je craignais, que je savais fortement possible, est réellement arrivé, et dans les conditions que l’on sait. Ça m’a choqué, et tous les symptômes dont je parlais, quand je somatise avant le 13 novembre, ont été décuplés.

Que pensez-vous du débat sur la formation des enseignants ?

On a trop entendu, y compris de gens avec de bonnes intentions, que Samuel Paty n’aurait pas été décapité s’il avait été mieux formé. Je trouve ça honteux. Je pense qu’il était très bien formé, et même s’il ne l’avait pas été, il a été tué pour ce qu’il représente et pour le choix qu’il a fait de montrer une caricature du Prophète. Je ne dis pas qu’il ne faut pas que les professeurs ne soient pas formés, on peut s’améliorer là-dessus, mais on pourrait être des spécialistes de la laïcité qu’on se ferait décapiter quand même. Oui, il est possible d’enseigner la laïcité à l’école.

Qu’avez-vous pensé de l’hommage à Samuel Paty dans les écoles ?

C’est un gâchis total, un sabotage. A la base, ce devait être une demi-journée. Dans notre établissement, nous avions prévu deux heures pour nous réunir entre enseignants et autres personnels, pour nous recueillir et discuter de ce qu’on allait faire avec les élèves. Ensuite, on aurait récupéré les classes en binôme et écouté les élèves, en finissant par la minute de silence en hommage à Samuel Paty. Le ministère a réduit l’hommage à une minute de silence, deux jours avant la rentrée seulement. Il y a là du mépris pour tout ce que les enseignants ont préparé, mais il y a surtout du mépris pour Samuel Paty. Et pour nous, retrouver les élèves en leur parlant de la minute de silence à faire deux heures plus tard, c’est aberrant. On savait qu’ils avaient besoin de s’exprimer. La minute de silence ne leur donnait pas un espace de parole suffisant. Finalement, dans mon établissement, on a fait le mardi ce qui était prévu le lundi. Ça s’est bien passé.

Vous racontez comment vous montrez les caricatures aux élèves. Est-ce que l’assassinat de Samuel Paty vous donne envie de revenir là-dessus ?

Je sais que je ne vais pas m’autocensurer. J’ai déjà montré des caricatures cette année, à mes élèves de 4e, avec lesquels j’ai travaillé sur le fonctionnement de la justice par le biais du procès des attentats de janvier 2015. Ça permettait à la fois de parler de Charlie Hebdo, de la liberté d’expression et de l’antisémitisme avec l’Hyper Cacher. Je leur ai montré la couverture « Tout ça pour ça » de Charlie, publiée quand le procès s’est ouvert. Les élèves n’ont pas réagi plus que ça. Les années précédentes, je montrais d’autres caricatures, toujours dans le contexte du cours sur la liberté d’expression, et éventuellement quand on parle du blasphème. Ce n’était pas dans le seul but de montrer des caricatures, mais ce sont des documents que j’apprends à décrypter, au même titre que des cartes ou des textes. On entend beaucoup de politiques marteler qu’il faut montrer les caricatures, comme si on allait forcer les élèves à les regarder façon Orange mécanique. Il ne faut pas arrêter de les montrer, mais il faut le faire pour de bonnes raisons.

Est-ce que vous dites à vos élèves que vous êtes un survivant de l’attentat contre le Bataclan ? En d’autres termes, votre expérience est-elle une source pour vos élèves ?
Je ne l’ai pas caché à mes élèves pendant les trois ans qui ont suivi l’attentat. Ils ont eu des gestes très positifs, des attentions, beaucoup de pudeur et d’empathie. Depuis, si ce n’est pour les frères et sœurs d’élèves que j’ai déjà eus et qui sont au courant, je ne le mentionne pas. Depuis deux semaines et mes quelques apparitions télévisuelles, certains élèves sont venus me voir, notamment le jour de l’hommage à Samuel Paty. Mais en cours, personne ne m’a posé de question directe sur mon expérience. Les élèves cloisonnent d’eux-mêmes.

Vous racontez votre attachement à Charlie Hebdo, puis votre désintérêt. A un moment, vous envisagez même d’écrire à Riss…

J’ai lu Une minute quarante-neuf secondes de Riss, un livre très impressionnant et dans lequel il y a de très beaux passages, sur lui-même, sur ses amis morts dans l’attentat. Il y a aussi des passages violents sur les « collabos » – c’est le terme qu’il emploie. J’ai toujours adoré Charlie Hebdo, j’ai été abonné pendant plus de dix ans, j’ai rencontré plusieurs fois les membres de sa rédaction, notamment ceux qui ont été tués. J’aimais ce qu’ils faisaient, ça me faisait rire et j’étais souvent d’accord politiquement. Je ne supportais pas quand une partie de ma famille politique les considérait comme racistes et les mettait dans le même sac que les Zemmour et compagnie. En revanche, j’accroche moins à la version post-attentats. La ligne défendue est trop dans la rancune et avec un discours parfois politique, sur l’islam et pas l’islamisme, qui peut me gêner. Mais la colère, voire la haine, qu’ils éprouvent envers certains intellectuels ou journalistes, sans forcément la partager, je peux la comprendre.

Vous vous êtes constitué partie civile pour le procès des attentats de novembre qui doit débuter en janvier 2021. Qu’en attendez-vous ?

Les peines encourues par Salah Abdeslam et les autres ne m’intéressent pas. J’ai envie d’entendre la reconstitution des faits et la parole des victimes. Et le fait que ça va être filmé en fera une archive très intéressante dans quelques années, comme le procès Barbie par exemple.

Amandine Schmitt