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> Entretien avec Louis Janover. Acte IV
dimanche 17 mai 2020 :: Permalien
« Curieusement, quand je rencontre Lautréamont, je l’interroge et je m’interroge à distance sur ce que je garde de lui, alors que la lumière de Nerval éclaire toutes mes rencontres poétiques et que sa poésie me rappelle à lui jusque dans la vie quotidienne. »
Est-ce le surréalisme qui t’a conduit à la poésie du XIXe siècle ? Et plus précisément à Nerval et Lautréamont ?
La démarche s’inscrit en sens inverse ! Le romantisme et ses suites ont orienté ma sensibilité vers le surréalisme. Après Vigny, Musset, Lamartine je suis arrivé à Baudelaire et Verlaine, qui m’ont tout apporté, et au-delà, puis j’ai fait le bond de Rimbaud au surréalisme. Mais c’est à cet endroit que tout s’est décalé et que je n’ai jamais pu combler la distance qui s’est installée dans mes jugements sensibles entre mes lectures et mes passions et la direction prise par le groupe dans le domaine poétique. Les déclarations proclamatoires pour établir la liste des lectures, « Lisez / Ne lisez pas », et une généalogie de la révolte ne coïncident pas forcément avec mes propres orientations.
Curieusement, quand je rencontre Lautréamont, je l’interroge et je m’interroge à distance sur ce que je garde de lui, alors que la lumière de Nerval éclaire toutes mes rencontres poétiques et que sa poésie me rappelle à lui jusque dans la vie quotidienne.
Pour revenir à cette saison, je dois dire que mes réactions rejoignent celles du Grand Jeu et de Fondane et que c’est cette ligne névralgique qui m’a toujours mis en retrait de ce que j’ai pu connaître dans le groupe. Paradoxalement, si par la voie de la poésie je suis venu au surréalisme, cette voie m’écartera dès l’origine du mouvement sans jamais m’en séparer. Lautréamont et Nerval sont en quelque sorte les révélateurs de cette disjonction.
La main de l’avant-garde s’appesantit sur la sensibilité quand on voit André Breton, dans le Second Manifeste, peser les valeurs de l’un et de l’autre dans la balance surréaliste : « On comprend mal que ce qui tout à coup vaut à Rimbaud cet excès d’honneur ne vaille pas à Lautréamont la déification pure et simple. » Cette remarque met bien en lumière la différence entre le Grand Jeu, qui ne revendique en rien la place d’une avant-garde, et le surréalisme déjà enfermé dans le cercle enchanté d’une reconnaissance culturelle fondée sur la subversion – ce qui donne à Lautréamont la place éminente qu’il ne revendique nullement. C’est la théorie qui commence à donner congé à la poésie, et c’est pourquoi nous retrouvons au bout de ce chemin la bifurcation qui nous sépare du chemin tracé par le surréalisme. La réponse de Fondane montre à quel endroit la sensibilité poétique se sépare de l’expression de l’avant-garde, à quel endroit la hiérarchie est justement pour elle petit objet de l’humour noir. « Nous ne nous sentons le goût de déifier qui que ce soit, mais cédons volontiers à M. Breton pour toute canonisation à venir. Unique, si Rimbaud l’est, c’est que malgré toute notre bonne volonté il est et demeure “indéifiable”. »
La dualité Lautréamont/Nerval éclaire ces deux versants de la révolte ; elle nous indique les pôles magnétiques vers lesquels la poésie nous oriente. Nerval représente ce que Roger Gilbert-Lecomte appelle « l’étoile du devenir ». La transparence entre la vie et l’œuvre est unique, sans aucune rhétorique pour nous faire partager l’errance dans la ville et dans la mémoire. Et cette unité décourage tous ceux qui réclament au poète l’explication sans laquelle ils ne peuvent rien en savoir.
Et pour Lautréamont, il nous faut revenir aux hyperboles et à la surenchère de Breton, en en retournant l’argument destiné à placer la référence phare du surréalisme au-dessus de celle du Grand Jeu. Car cette promesse de déification pure et simple faite par Breton au Comte, quel sens a-t-elle, sinon de faire entendre la voix du surréalisme aussi haut que celle de Lautréamont ? Ni Nerval, ni Rimbaud ne sont de taille, et l’on peut dire que Breton a bien compris qu’il avait là le point crucial qui permettait de délimiter le surréalisme d’avant-garde, à ne pas dépasser. Benjamin Fondane sera le seul à sentir la véritable mesure de Lautréamont dans la mouvance surréaliste, et de donner à cette voix sa véritable résonance. Que nous font entendre Les Chants de Maldoror ? « Il y a dans le désespoir de Maldoror un ton, un haussement de voix, une attitude apprêtée et voulue qui font que sa voix nous arrive comme grossie par un méchant microphone, cependant que celle de Rimbaud garde le timbre, les modulations, l’accent, la pureté de la voix humaine quel que soit, par ailleurs, le tourment ou le délire qui la trouble. Lautréamont parle pour le lecteur, déclame ; on y sent sourdre à chaque instant le ton de la prédication, l’enflure romantique et romanesque, le genre maudit, l’assurance de l’homme qui enseigne ce qu’il sait bien ne pas savoir et qui s’attribue une mission parmi les hommes, une mission prophétique. »
Dans Rimbaud le voyou, Benjamin Fondane éclaire les deux faces de Lautréamont, d’un côté, l’exagération dans la représentation du Mal, pour franchir les limites et rapporter à Dieu et à la Morale ce qui leur appartient, de l’autre, l’immoralité du Bien en réponse pour justifier l’exagération. Où est la poésie dans cette double hypertrophie du Moi ? Lautréamont ouvre ainsi la nouvelle ère située « aux confins de la folie romantique », là où commence un nouveau chapitre de l’histoire de la littérature et de l’art, qui se projette sur le surréalisme.
Prenons Artaud ! Il sera présenté comme un élément surajouté à la mouvance des origines, et dont il fallait se libérer pour que le mouvement puisse prendre son essor. Dans les Entretiens, Breton en parle uniquement pour l’écarter par des remarques positives faites pour creuser la distance avec le surréalisme. En fait, Artaud est à la fois inscrit dans la chair du surréalisme et d’autre part il trace un autre sillon, « la transfiguration du possible », par sa seule présence et sans avoir à développer une théorie de rechange. Il en est de même du Grand Jeu et d’autres poètes indéchiffrables sur la grille surréaliste. Tout le surréalisme d’après-guerre consiste à justifier la grande séparation, à en faire l’évidence, ce que Nadeau, ses critiques et ses successeurs vont échouer à comprendre.
Il convient, par opposition au temps de l’avant-garde, de mettre l’accent sur le temps de la poésie ; sur ce parler sensible qui reste en mémoire et se fait entendre après lecture, car cette voix unique nous aiguille toujours vers ce lieu où l’incertaine poésie se clôt sur l’absolue certitude : il y a chez Artaud, chez Laforgue, chez Baudelaire, chez Verlaine, chez Aloysius Bertrand le poème, et il imprime sa marque sur tout ce qui va venir, car il n’est en vérité d’aucun temps et reste à jamais la mesure de l’œuvre. Il nous dit tout, Artaud, avec le « Bulletin de souscription » de Tric Trac du ciel qui est de la tonalité des Adresses surréalistes qui portent son empreinte : « Simplement, un homme s’essaie à sentir, mais ne s’accueille que quand il se retrouve vraiment au plus haut point de lui-même. Il ne renonce ni au sentiment, ni à la liaison supérieure, ni à la domination de l’esprit. Il fait tenir le prix de son sentiment dans la densité poétique qui l’enveloppe, dans la qualité et la force de l’impulsion qui lui sont données. Il a cherché avant tout à se perdre dans ses poèmes et que le lecteur s’y perde avec lui. »
Cette densité, on la retrouve dans l’esprit du Grand Jeu, sans qu’il soit besoin d’une quelconque allégeance pour dire une communauté de pensée qui se lit à chaque instant de ce compte rendu. Nerval a fait de « El desdichado » ce plus haut point de lui-même, et il est là, sans passé, sans présent, sans avenir, le temps éternel de l’œuvre poétique. Aussi dirons-nous que la récitation du poème est toujours résonance d’une voix, et cette voix nous guide infailliblement, elle est le chemin, elle est la voie. « La parole est soudaine, et c’est un Dieu qui tremble » : qui d’autre qu’Apollinaire pouvait nous faire sentir cette crainte et ce tremblement ? Qui d’autre que Roger Gilbert-Lecomte pouvait se fondre dans la vision de Nerval à ce point qui défie le temps, aux antipodes du lieu vers lequel convergent les avant-gardes qui demandent toujours que leur critique du passé leur ouvre un nouveau chemin ?
Un mot sur Sade ! Peut-être convient-il de s’interroger sur les vertus révolutionnaires dont il a été gratifié, sur le point de discorde névralgique entre l’émancipation et son contraire, quand on voit qu’un critique, Patrick Vassort, dans un texte sur « Sade et l’esprit du néolibéralisme », découvre aujourd’hui dans son œuvre l’aspiration à un « “monde parfait” de la production sexuelle avec […] le fantasme et la représentation d’une productivité record, elle-même absolue […] ». Chez lui, le rapport au corps devient tayloriste avant Taylor, car il répond aux exigences de « la recherche névrotique du capital dans sa volonté de production, de reproduction et de développement » ? Sommes-nous si loin de ce degré d’aliénation quand une même logique strictement capitaliste-marchande attend des femmes qu’elles revendiquent leur prolétarisation à l’égal de l’homme comme un progrès par rapport à leur esclavage et réclament la socialisation de leur condition ?