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Entretien avec Raoul Vaneigem pour Ballast

jeudi 20 juin 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien avec Raoul Vaneigem, pour Ballast, 7 juin 2019.

Auteur d’une quarantaine d’ouvrages, le philosophe et médiéviste belge n’en démord pas : il ne tient qu’à nous de changer la donne. Figure de l’Internationale situationniste (IS) — qui, de 1957 à 1972, s’opposa au règne de la marchandise et du « travail aliénant » pour mieux louer « l’autogestion généralisée » —, Vaneigem s’est tenu, sa vie durant, à distance des grands médias. Celui qui publia il y a quelques décennies de cela un appel à la grève sauvage et au sabotage sous le nom de Ratgeb observe aujourd’hui le soulèvement des gilets jaunes et les ZAD avec un enthousiasme non dissimulé ; hors de l’Europe, c’est au Chiapas et au Rojava qu’il perçoit les formes d’une alternative émancipatrice. Persuadé que les urnes ne sont d’aucun secours, son dernier livre enfonce le clou ; la frappe est optimiste : tourner la page de l’Homo œconomicus et défendre l’ensemble du vivant, cela se peut encore. Nous nous sommes entretenus avec lui.

Vous avez écrit, au début des années 2000, que les mots « communisme », « socialisme » et « anarchisme » ne sont plus que des « emballages vides et définitivement obsolètes ». Ces trois noms ont pourtant permis aux humains de rendre pensable l’émancipation et la fin de l’exploitation. Par quoi les remplacer ?
En 2000, cela faisait pas mal de temps que l’idéologie, dont Marx dénonçait le caractère mensonger, avait vidé de sa substance des concepts qui, issus de la conscience prolétarienne et forgés par la volonté d’émancipation, n’étaient plus que les oriflammes brandis par les protagonistes d’une bureaucratie syndicale et politique. Les luttes de pouvoir avaient très vite supplanté la défense du monde ouvrier. On sait comment le combat pour le prolétariat a viré à une dictature exercée contre lui et en son nom. Le communisme et le socialisme en ont fait la preuve. L’anarchisme de la révolution espagnole n’y a pas échappé – je pense aux factions de la CNT et de la FAI complices de la Généralité catalane. Communisme, socialisme, anarchisme étaient des concepts confortablement délabrés quand le consumérisme a réduit à néant jusqu’à leur couverture idéologique. L’activité politique est devenue un clientélisme, les idées n’ont plus été que ces articles dont les prospectus de supermarché stimulent la vente promotionnelle. Les techniques publicitaires l’ont emporté sur la terminologie politique, emmêlant, comme on sait, gauche et droite. Quand on voit d’un côté le ridicule d’élections accaparées par une démocratie totalitaire qui prend les gens pour des imbéciles, et d’autre part le Mouvement des gilets jaunes qui se moque des étiquettes idéologiques, religieuses, politiques, refuse les chefs et les représentants non mandatés par la démocratie directe des assemblées et affirme sa détermination de faire progresser le sens humain, on a raison de se dire que tout ce fatras idéologique, qui a fait couler tant de sang, obtenant au mieux des acquis sociaux désormais envoyés à la casse, décidément, oui, nous n’en avons plus rien à foutre !

Votre dernier livre se conclut sur les gilets jaunes. Ce mouvement vous est apparu comme un « bonheur » et un « immense soulagement ». Que charrie cet enthousiasme ?
Il n’exprime rien de plus et rien de moins que ce que je précise dans l’Appel à la vie : « Cela fait, depuis le Mouvement des occupations de mai 1968, que je passe – y compris aux yeux de mes amis – pour un indéracinable optimiste, à qui ses propres rengaines ont tourné la tête. Faites-moi l’amitié de penser que je me fous superbement d’avoir eu raison, alors qu’un mouvement de révolte (et pas encore de révolution, loin s’en faut) affermit la confiance que j’ai toujours accordée à ce mot de liberté, si galvaudé, si corrompu, si « substantifiquement » pourri. Pourquoi mon attachement viscéral à la liberté s’encombrerait-il de raison et de déraison, de victoires et de défaites, d’espoirs et de déconvenues, alors qu’il s’agit seulement pour moi de l’arracher à chaque instant aux libertés du commerce et de la prédation, qui la tuent, et de la restituer à la vie dont elle se nourrit ? »
Ce moment, j’en rêve depuis ma lointaine adolescence. Il a inspiré, il y a plus de cinquante ans, le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations. On ne m’ôtera pas le bonheur de saluer ces Gilets jaunes, qui n’ont guère eu besoin de lire le Traité pour illustrer sa mise en œuvre poétique. Comment ne pas les remercier, au nom de l’humanité qu’ils ont résolu d’affranchir de toute barbarie ?

À la démocratie parlementaire, vous opposez la démocratie directe fondée sur des assemblées auto-organisées. On pense forcément à Murray Bookchin – même si l’IS l’avait qualifié de « crétin confusionniste » en 1967 ! Mais deux points, au moins, vous séparent : le principe majoritaire et la notion de pouvoir, que vous rejetez en bloc. Bookchin, lui, affirmait que la loi majoritaire seule permet la démocratie et que la recherche du consensus induit un « autoritarisme insidieux » et des « manipulations grossières » ; il estimait également que chercher à abolir le pouvoir est aussi « absurde » que l’idée d’en finir avec la gravité : il faut seulement lui « donner une forme institutionnelle concrète d’émancipation ». Comment s’entend votre refus ?
Ce fut une erreur de sous-estimer Bookchin et l’importance de l’écologie. Ce ne fut pas ma seule erreur ni la seule de l’IS. Mais cette erreur a une cause. Elle réside dans la confusion (dont le Traité n’est pas exempt) entre l’intellectualité et la prise de conscience du moi et du monde, entre l’intelligence de la tête et l’intelligence sensible du corps. Les récents événements aident à clarifier la notion d’intellectualité.
Les Gilets jaunes qui scandent obstinément à la face de l’État « on est là, on est là » font frémir les élites intellectuelles de tous bords, celles qui, progressistes ou conservatrices, s’attribuent la mission de penser pour les autres. Quoi d’étonnant si les sectateurs du gauchisme et de la critique-critique se sont empressés de les railler du haut de leur condescendance !
Qu’est-ce que ces rustauds qui battent le pavé ? Ils ont la tête vide, pas de programme, pas de pensée. Holà ! Ces ouvriers, paysans, petits commerçants, artisans, entrepreneurs, retraités, enseignants, chômeurs, travailleurs harassés par la quête d’un salaire, déshérités sans abri, écoliers sans école, automobilistes à taxes et à péages, avocats, chercheurs scientifiques, sont tous et toutes simplement révoltés par l’injustice et par l’arrogance des morts-vivants qui nous gouvernent. Hommes et femmes de tout âge ont brusquement cessé de s’agglutiner en une masse grégaire, ils ont quitté les bêlants troupeaux de la majorité silencieuse. Ce ne sont pas des gens de rien, ce sont des gens réduits à rien et ils en prennent conscience, et ils ont un projet : instaurer la prééminence de la dignité humaine en brisant le système de profit qui dévaste la vie et la planète.
Leur terrain, c’est la réalité vécue, la réalité d’un salaire, d’une maigre allocation, d’une retraite insuffisante, d’une existence de plus en plus précaire, où la part de vraie vie se raréfie. Elle se heurte, cette réalité, à une gymnastique de chiffres pratiquée en haut lieu. Si la subtilité des calculs a de quoi égarer l’entendement, en revanche le résultat final est d’une simplicité exemplaire et alarmante : contentez-vous de l’aumône consentie par les pouvoirs publics (que vous financez) et empressez-vous de mourir, en citoyens respectueux des statistiques comptabilisant le nombre excessif de vieux, de vieilles et autres maillons qui fragilisent la chaîne du rentable.
Cet écart entre la vie et sa représentation abstraite permet de mieux comprendre aujourd’hui ce qu’est l’intellectualité. Loin de constituer un élément inhérent à la nature de l’Homme, elle est un effet de sa dénaturation. Elle résulte d’un phénomène historique, le passage d’une société, fondée sur une économie de cueillette, à un système, principalement agraire, pratiquant l’exploitation de la nature et de l’homme par l’homme.
L’apparition de cités-États et le développement de sociétés structurées en classe dominante et classe dominée a soumis le corps à la même division. Le caractère hiérarchique du corps social, composé de maîtres et d’esclaves, va de conserve, au fil des siècles, avec une scissiparité qui affecte le corps de l’homme et de la femme. La tête – le chef – est appelée à gouverner le reste du corps, L’Esprit, céleste et terrestre, dompte, contrôle, réprime les pulsions vitales de même que le prêtre et le prince imposent leur autorité à l’esclave. La tête assume la fonction intellectuelle – privilège des maîtres – qui dicte ses lois à la fonction manuelle, activité réservée aux esclaves. Nous en sommes encore à payer les frais de cette unité perdue, de cette rupture qui livre le corps individuel et charnel à une guerre endémique avec lui-même.
Nul n’échappe à cette aliénation. Depuis que la nature, réduite à un objet marchand est devenue (à l’instar de la femme) un élément hostile, effrayant, méprisable, nous sommes tous en proie à cette malédiction que seule est capable d’éradiquer une évolution renaturée, une humanité en symbiose avec toutes les formes de vie. Avis à celles et ceux qui en ont assez des fadaises de l’écologisme !
Il s’est trouvé, dans un passé récent, des ouvriéristes assez sots ou assez retors pour glorifier le statut de prolétaire, comme s’il n’était pas marqué au sceau d’une indignité dont seule une société sans classe permettrait de s’émanciper.
Qui voit-on s’infatuer aujourd’hui de cette fonction intellectuelle qui est une des raisons majeures de la misère existentielle et de l’incompréhension de soi et du monde ? Des renifleurs aux aguets d’un pouvoir à exercer, des candidats à un poste de chefaillon, des aspirants au rôle de gourou.
Quand un mouvement revendique un refus radical des chefs et des représentants non mandatés par les individus qui composent une assemblée de démocratie directe, il n’a que faire de ces intellectuels fiers de leur intellectualité. Il ne tombe pas dans le piège de l’anti-intellectualisme professé par les intellectuels du populisme fascisant (« quand j’entends le mot culture, je sors mon revolver » ne fait que traduire le parti-pris intellectuel de l’obscurantisme et de l’ignorance militante, si prisés par l’intégrisme religieux comme par le camp des néo-nazis.
Ce n’est pas de la dénonciation des chefs grenouillant dans les assemblées d’autogestion que nous avons besoin, c’est de la prééminence accordée à la solidarité, au sens humain, à la prise de conscience de notre force potentielle et de notre imagination créatrice. Certes, la mise en œuvre délibérée d’un projet plus vaste est encore tâtonnante et confuse, mais au moins est-elle déjà l’expression d’une saine et tranquille colère qui décrète : plus personne ne me donnera des ordres, plus personne ne m’aboiera dessus !
Quant à la question de la majorité et de la minorité, je me suis plus d’une fois expliqué à ce sujet. Selon moi, le vote en assemblée autogérée ne peut se réduire à du quantitatif, à du mécanique. La loi du nombre s’accorde mal avec la qualité du choix. Pourquoi une minorité devrait-elle s’incliner devant une majorité ? N’est-ce pas retomber dans la vieille dualité de la force et de la faiblesse ? Passe pour les situations où l’urgence prescrit d’éviter les discussions et tergiversations sans fin, mais même s’il s’agit de décider d’une broutille sans conséquence dommageable, la concertation, la palabre, la conciliation, l’harmonisation des points de vue, autrement dit le dépassement des contraires, sont indéniablement préférables à la relation de pouvoir qu’implique la dictature des chiffres. Essayons de n’avoir pas à « travailler dans l’urgence. »
A fortiori, j’estime que, serait-elle adoptée à une large majorité, une décision inhumaine – un châtiment, une peine de mort par exemple – est irrecevable. Ce ne sont pas des Hommes qu’il faut mettre hors d’état de nuire, c’est un système, ce sont les machines de l’exploitation et du profit. Le sens humain d’un seul l’emportera toujours sur la barbarie de beaucoup.

Quiconque s’identifie à un territoire ou à une langue, écrivez-vous, se dépouille de sa vitalité et de son humanité. Mais être hors-sol et sans langue maternelle, n’est-ce pas là le destin des seuls robots ?
Curieuse alternative qu’avoir à choisir soit l’appartenance à une entité géographique, soit l’errance de l’exilé. Pour ma part, ma patrie c’est la terre. M’identifier à l’être humain en devenir – ce que je m’efforce d’être – me dispense de verser dans le nationalisme, le régionalisme, le communautarisme ethnique, religieux, idéologique, de succomber à ces préjugés archaïques et morbides que perpétue la robotisation traditionnelle des comportements. Vous invoquez l’internationalisme mafieux de la mondialisation. Je mise sur une internationale du genre humain et j’ai sous les yeux la pertinacité d’une insurrection pacifique qui la concrétise.

Vous appelez à ne plus collaborer avec l’État, en ce qu’il n’est que le valet « des banques et des entreprises multinationales ». En clair : à ne plus payer ses impôts. Beaucoup continuent de penser, au sein du mouvement anticapitaliste, que ce que Bourdieu nommait « la main gauche » de l’État – les services publics, par exemple – mérite encore d’être sauvé. Nous devons donc lui trancher les deux mains sans plus hésiter ?
Sauver les acquis sociaux ? Ils sont déjà perdus. Trains, écoles, hôpitaux, retraites sont poussés à la casse par le bulldozer de l’État. La liquidation continue. La machine du profit, dont l’État n’est qu’un banal engrenage, ne fera pas marche arrière. Les conditions idéales seraient pour lui d’entretenir une atmosphère de guerre civile, de quoi effrayer les esprits et rentabiliser le chaos. Les mains de l’État ne manipulent que l’argent, la matraque et le mensonge. Comment ne pas faire plutôt confiance aux mains qui dans les carrefours, les maisons du peuple, les assemblées de démocratie directe, s’activent à la reconstruction du bien public ?

Vous êtes favorable à une « allocation mensuelle » – ce que d’autres appellent le revenu de base ou le revenu universel. Sans État, de quelle façon l’instituer ?
Le principe d’accorder à tous et toutes de quoi ne pas sombrer sous le seuil de la misère partait d’une bonne intention. Je l’ai abandonné devant l’évidence. C’était là s’illusionner sur l’intelligence qui à l’époque n’avait pas déserté la tête des gouvernants. Un certain Tobin avait proposé d’effectuer sur la bulle financière, menacée d’apoplexie, une ponction salutaire de quelque 0,001 % qui eût permis d’éviter l’implosion financière et d’investir le montant de la taxe dans la préservation des acquis sociaux. Le décervelage accéléré des « élites » étatiques exclut désormais une mesure que, au reste, les derniers résidus du socialisme n’avaient pas osé adopter.
L’État n’est plus désormais qu’un Leviathan réduit à la fonction grand-guignolesque de gendarme. Tout reprend racine à la base. C’est là que nous allons apprendre à nous prémunir contre les retombées de la grande Baliverne étatique et le dessein de nous entraîner dans son effondrement. Si l’on voit sortir de leurs trous tant de sociologues, de politologues, de nullités philosophiques, n’est-ce pas que le bateau coule ?
Tout est à rebâtir, voire à réinventer : enseignement, thérapies, sciences, culture, énergie, permaculture, transports. Que les débats, les palabres, les réflexions se situent sur ce terrain-là, non dans les sphères éthérées de la spéculation économique, idéologique, intellectuelle !
N’est-ce pas à nous de réinventer une monnaie d’échange et une banque solidaire qui, en préparant la disparition de l’argent, permettraient d’assurer à chacune et à chacun un minimum vital ?

Vous mettez en avant le Chiapas zapatiste et le Rojava communaliste. Ces deux expériences se fondent, en partie, sur une armée : l’EZLN et les YPG/J. Comment votre appel à « fonder des territoires » affranchis du pouvoir central et du marché mondial appréhende-t-il la question cruciale de l’autodéfense, puisque l’État enverra, tôt ou tard, ses flics ou son armée ?
Il va de soi que chaque situation présente une spécificité qui exige un traitement approprié. Notre-Dame-des-Landes n’est pas le Rojava. L’EZLN n’est pas un produit d’exportation. À chaque territoire en voie de libération ses propres formes de lutte. Les décisions appartiennent à celles et ceux qui sont sur le terrain.
Cependant, il est bon de le rappeler : la façon d’appréhender les êtres et les choses varie selon la perspective adoptée. L’orientation donnée à la lutte exerce une influence considérable sur sa nature et sur ses conséquences. Le comportement diffère du tout au tout si l’on combat militairement la barbarie avec les armes de la barbarie ou si l’on oppose comme un fait accompli ce droit irrépressible à la vie, qui parfois régresse mais n’est jamais vaincu et recommence sans cesse.
La première option est celle de la guérilla. Le gauchisme paramilitaire a démontré par ses défaites qu’entrer sur le terrain de l’ennemi c’était se plier à sa stratégie et subir sa loi. La victoire des affrontements prétendument émancipateurs a fait pire encore. Le pouvoir insurrectionnel a tourné ses fusils contre celles et ceux qui lui avaient permis de triompher.
Dans L’État n’est plus rien, soyons tout, j’ai hasardé la formule « Ni guerriers ni martyrs ». Elle n’apporte aucune réponse, elle pose seulement la question : comment faire de la volonté de vivre et de sa conscience humaine une arme qui ne tue pas, une arme absolue ?
L’énergie que les casseurs militants gaspillent en feux de poubelles et bris de vitrines ne serait-elle pas plus judicieuse dans la défense des Zad en lutte contre l’implantation de nuisances et d’inutilités rentables ? Une interrogation similaire vaut pour les manifestants qui épisodiquement promènent l’illusion d’obtenir des mesures en faveur du climat. Qu’attendre d’États qui sont les commis voyageurs de l’économie polluante ? La présence massive des protestataires serait mieux venue là où cette économie empoisonne une région, un territoire. La rencontre d’une violence aveugle et d’une volonté paisible mais résolue n’aurait-elle pas quelque chance de fonder une manière de pacifisme insurrectionnel dont l’obstination briserait peu à peu le joug de l’État de profit ?

Vous avez plus d’une fois avancé que « la transgression est un hommage à l’interdit ». Que la « casse » ne sert pas l’affranchissement ; pire, qu’elle « restaure » l’ordre. Le soulèvement des Gilets jaunes a transformé de nombreuses personnes « non-violentes » en sympathisantes des Black Blocs : seule la « casse », disent-elles en substance, a permis de faire réagir le pouvoir ; seul le feu est parvenu à faire trembler Macron. Est-ce faux ?
La belle victoire que de faire trembler un technocrate qui a le cerveau d’un tiroir-caisse ! L’État n’a rien cédé, il ne le peut, il ne le veut. Sa seule réaction a consisté à surévaluer les violences, à recourir au matraquage physique et médiatique pour détourner l’attention des véritables casseurs, ceux qui ruinent le bien public. Comme je l’ai dit plus haut, les bris de vitrines, si chers aux journalistes, sont l’expression d’une colère aveugle. La colère se justifie, l’aveuglement non ! La valse à mille temps des pavés et des lacrymogènes fait du surplace. Les instances gouvernementales y trouvent leur compte.
Ce qui va l’emporter c’est le développement de la conscience humaine, c’est la résolution de plus en plus ferme, malgré la lassitude et les doutes comptabilisés par la peur et par la veulerie médiatiques. La puissance de cette détermination ne cessera de s’accroître parce qu’elle ne se soucie ni de victoire ni de défaite. Parce que, sans chefs ni représentants récupérateurs, elle est là et assume à elle seule – et pour toutes et tous – la liberté d’accéder à une vie authentique.
Soyez-en assurés : la démocratie est dans la rue, pas dans les urnes.

En 2003, avec Le Chevalier, la Dame, le Diable et la mort, vous consacriez de belles pages à la question animale. Elle s’est, depuis, imposée de façon presque quotidienne dans le « débat public ». Vous parliez récemment d’une « nouvelle civilisation » à créer : pourra-t-elle tourner la page des massacres journaliers d’animaux sur lesquels s’érigent encore nos sociétés ?
Les biotopes dévastés, les pesticides, le massacre des abeilles, des oiseaux, des insectes, la faune marine étouffée par le déversement des plastiques, l’élevage concentrationnaire des bêtes, l’empoisonnement de la terre, de l’air, de l’eau, autant de crimes que l’économie de profit perpétue impunément, en toute légalité préfabriquée. Aux indignés qui clament « il faut sauver l’humanité du désastre » ils opposent le spectacle des promesses intenables. Ils réitèrent cyniquement le caractère irrévocable de leur décret : il faut sauver l’économie, la rentabilité, l’argent et payer, pour ce noble idéal, le prix de la misère et du sang.
Leur monde n’est pas le nôtre. Ils le savent, ils s’en moquent. À nous de décider de notre vie et de notre environnement. À nous de nous moquer de leurs contraintes bureaucratiques, juridiques, policières, en brisant leur emprise à la base, là où nous sommes, là où elle nous étouffe. Comme disaient les sans-culottes de 1789 : « Vous vous foutez de nous ? Vous ne vous en foutrez plus longtemps ! »
Nous nous acheminons vers un style de vie fondé sur une nouvelle alliance avec le milieu naturel. C’est dans une telle perspective que le sort des bêtes sera abordé, non dans un esprit caritatif ou compassionnel mais sous l’angle d’une réhabilitation : celle de l’animalité qui nous constitue et que nous exploitons, torturons, réprimons de la même façon que nous maltraitons, réprimons, maltraitons ces frères inférieurs qui sont aussi nos frères intérieurs.

Vous invitez toutefois, dans votre dernier livre, à « rétablir la prééminence de l’humain ». Comment assumer la singularité de l’Homo Sapiens tout en lui rappelant, à l’heure de l’anthropocène, qu’il devrait en rabattre puisqu’il ne représente que 0,01 % de la biomasse ?
Il serait grand temps que le ya basta, il y en a marre, c’en est assez ! s’applique à ce dogme fabriqué par un système d’exploitation qui, en faisant la part belle aux maîtres, propageait la croyance en la débilité et en la faiblesse native de l’être humain. On n’a cessé de le rabattre, ce pauvre hère. Il n’a été pendant longtemps qu’une déjection des Dieux, triturée au gré de leurs caprices. On l’a affublé d’une malédiction ontologique, d’une malformation naturelle, d’un état de puérilité permanente, qui nécessitait la tutelle d’un maître. Il finit aujourd’hui dans une poubelle, où il est réduit à un objet, à un chiffre, à une statistique, à une valeur marchande.
Tout sauf à lui reconnaître une créativité, une richesse potentielle, une subjectivité qui aspire à s’exprimer librement. Vous continuez à prêcher l’angoisse des espaces infinis du janséniste Pascal, alors qu’une révolution de la vie quotidienne privilégie l’individu et l’initie à une solidarité capable de le libérer du calcul égoïste et de l’individualisme où l’enfermait la société grégaire. Alors que des hommes et des femmes jettent les bases d’une société égalitaire et fraternelle, le sermon qu’inlassablement rabâchent les propagandistes de la servitude volontaire trouve donc encore des porte-voix !
Les seuls espaces infinis qui me passionnent sont ceux que l’immensité d’une vie à découvrir et à créer ouvre devant nous. On criait hier « À la niche les glapisseurs de rois et de curés ! » Ce sont les mêmes, aujourd’hui reconvertis. À la niche les glapisseurs de marché !