Éditions Libertalia
> Blog & revue de presse
> Entretien avec Véronique Decker dans L’Anticapitaliste
jeudi 24 août 2017 :: Permalien
Entretien publié dans L’Anticapitaliste, numéro d’été 2017.
Directrice d’école à Bobigny (93), Véronique Decker vient de publier un nouveau livre revenant sur son expérience quotidienne et son engagement au service des élèves. Avec elle, nous revenons aussi sur les premières annonces du nouveau gouvernement en matière d’éducation.
Ton dernier livre s’appelle L’École du peuple. Quelle filiation avec le travail du célèbre pédagogue Célestin Freinet qui a popularisé cette formule ?
On fait croire aux enseignantEs et aux parents que l’éducation est un geste technique, dont il faudrait discuter les outils avant toute chose : lecture globale ou syllabique, maths modernes ou arithmétique à l’ancienne, classes bilangues ou pas… J’ai voulu redire, après le texte de Freinet, que l’éducation est d’abord et avant tout un choix politique et que chaque geste pédagogique a un contenu qui n’est jamais neutre.
Il s’agit de savoir ce qu’on transmet à la génération qui nous suit, et le contenu est important, mais la manière de le transmettre a une importance tout aussi prégnante. Freinet est d’abord un praticien, et le travail intellectuel qui a abouti à ce qu’on appelle aujourd’hui la « pédagogie Freinet » est un travail collaboratif co-construit avec des milliers d’enseignantEs de tous les pays regroupés en association tout au long du XXe et du XXIe siècle.
Après ton premier ouvrage Trop classe !, tu reviens à travers de courts chapitres sur ton quotidien de directrice d’école à Bobigny (93). L’expérience plutôt que les discours théoriques ?
J’ai voulu parler du contenu de l’école, mais sans faire de grands textes théoriques, dont je ne serai par ailleurs sans doute pas capable. Chaque histoire est très courte à lire, mais elle est là pour donner à réfléchir, au-delà de l’histoire en elle-même. C’était déjà le cas dans Trop classe !, mais dans ce nouveau livre, je m’interroge également sur des thèmes comme l’émancipation, l’entourage social de l’école, les « réseaux prioritaires », la médecine scolaire…
Comme tous les militants Freinet, mes analyses partent de mon expérience et agissent sur le terrain. La pédagogie Freinet n’est pas un travail fait pour les « beaux parleurs », c’est un chemin pratique de réflexion autour de l’émancipation : comment faire pour transmettre des savoirs en permettant aux élèves de devenir non pas acteurs d’une pièce qu’ils n’auraient pas écrite, mais auteurs d’une progression vers des savoirs toujours plus complexes.
Le nouveau pouvoir est en place. Parmi les mesures phares annoncées, les classes de CP à 12 élèves en éducation prioritaire. Quelle en est ton appréciation ?
Une mauvaise bonne idée, car ce qui n’est pas dit, c’est que les CP à 12 se font à moyens constants et que les enseignants des CP seront pris dans les autres classes, dans les moyens de remplacements, dans les enseignants d’aide… Ce qui n’est pas dit, c’est que les salles de classe pour mettre ces CP à 12 n’existent pas. Il y a des villes qui imaginent que deux classes vont pouvoir travailler dans la même salle avec juste un paravent au milieu… Ce qui n’est pas dit c’est qu’aucun dispositif de formation n’est prévu pour les enseignantEs qui vont prendre ces classes. Il ne suffit pas d’être avec 12 enfants pour leur apprendre à lire. Par ailleurs, tout ne se joue pas à six ans, et de loin. À trois ans, les enfants commencent déjà à apprendre les fonctions des écrits, et en CM2 on continue à leur apprendre à lire des textes plus complexes et au collège, au lycée, l’apprentissage continue… Lire, c’est un chemin qui va de Petit Ours Brun à la lecture de Marx et de Platon par exemple.
Les rythmes scolaires bougent encore avec le dernier décret gouvernemental. Quel est ton avis sur cette question du point de vue de l’intérêt des élèves/enfants ?
Cette réforme a été mal nommée : elle n’apporte en rien une meilleure appréciation des rythmes des enfants dans le cadre de l’école. La chrono-biologiste Claire Lecomte le dit clairement. C’est d’abord une réforme visant à la municipalisation des écoles primaires, tentant de donner aux villes des responsabilités éducatives accrues. Cela a aggravé considérablement les inégalités entre les villes qui proposent escalade et violoncelle, et celles qui laissent les enfants taper le foot au fond de la cour avec des animateurs sous-qualifiés, précaires et payés quelques heures au Smic…
Enfin, que révèlent selon toi les dernières annonces du ministre Blanquer concernant la prochaine rentrée scolaire (cours d’attention, rentrée en chanson…). Une « politique gadget » ou une orientation de fond plus dangereuse ?
Les gadgets sont là pour faire le buzz sur des débats sans enjeu. Pourquoi pas de la musique pour le jour de la rentrée ? Mais comment faire chanter ensemble des enfants qui n’ont jamais répété depuis plusieurs semaines dans un spectacle qui serait donné aux nouveaux accompagnés par leurs parents ? On voit bien que c’est complètement irréfléchi. Pourquoi pas donner un livre de fables de La Fontaine aux enfants ? Sauf que la plupart l’ont déjà lu, ont déjà appris des fables, que toutes les écoles l’ont et que probablement, ce ne sera pas le livre le plus lu cet été par les enfants… Pourquoi pas faire des cours d’attention, de concentration, de méditation ? Beaucoup d’écoles déjà savent les bénéfices qu’on peut tirer du yoga, de la relaxation, pour être calme et attentif. Le souci, c’est que le stress vient souvent de la surcharge des classes due aux enseignantEs non remplacés, dont nous sommes obligés de répartir les élèves n’importe comment, y compris dans des classes dans lesquelles il n’y a pas de travail à leur niveau. Le souci, c’est que le stress vient également du faible niveau de formation de plus en plus d’enseignantEs contractuels (embauchés sur CV, sans aucun cours de didactique ni de pédagogie), ou débutants à qui on donne une classe à mi-temps avant même que leur demi-année de formation ne débute.
Mais l’important, c’est la dégradation rapide et manifeste du service public d’éducation : places à l’université tirées au sort faute de pouvoir accueillir tous ceux qui veulent, collèges surpeuplés à plus de 700 élèves dans le 93, primaires remplies au maximum, maternelles ne pouvant plus accueillir les enfants, enseignantEs, auxiliaires et agentEs jamais remplacés… alors que dans le même temps, le privé se goinfre des financements des fondations et des parents, en surfant sur l’inquiétude du déclassement social porté par toutes les familles.
Les syndicats enseignants du 93 en sont à déposer le jour de la prérentrée une plainte en justice contre l’État en raison de l’absence de médecins scolaires. Les visites obligatoires ne sont plus assurées, les suivis d’élèves handicapés ou malades ne peuvent être mis en œuvre.
La droite se saisit sans cesse de l’imaginaire de l’« école de la République » : blouses, bons points, notes, et jeunes choristes bien alignés. Il est temps que la gauche se saisisse de tout ce que l’école publique porte de progrès social partagé : élever les enfants ensemble dans une même école est un combat qui réduit les inégalités entre les enfances. Ce qui doit nous mobiliser, c’est l’idée de l’émancipation, l’idée de permettre à tous les enfants de connaître des lieux, de rencontrer des gens, d’apprendre des savoirs que leurs parents ne leur auraient pas transmis. La construction patiente de cette intelligence partagée est indispensable à l’idée même de la révolution, car on ne saurait changer le monde et maintenir les progrès avec les populations sans une éducation de qualité leur permettant de réfléchir, de critiquer, d’élaborer.
Propos recueillis par Manu Bichindaritz et Raphaël Greggan