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Femmes pirates dans Libération

mercredi 26 février 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Libération, le 22 juillet 2019.

Mary Read et Anne Bonny, corsaires au temps des corsets

Libres et courageuses, les deux flibustières déguisées en homme se sont faites connaître au moment de leur arrestation par les Anglais au large de la Caraïbe au début du xviiie siècle. Et tant pis si leur présence à bord des navires était théoriquement interdite par le code des pirates…
Râtelier édenté, jambe de bois et œil bandé : la figure du pirate sans foi ni loi, du gueux à la barbe hirsute, sabre dressé, a façonné́ l’imaginaire populaire. Tout comme le Jolly Roger, l’étendard noir à tête de mort, hissé pour signifier à l’ennemi que son temps est compté. Surprise : parmi cette frange insoumise des gens de mer se cachent parfois des femmes. Mais leurs tribulations sont vite reléguées aux oubliettes de l’histoire. Au mieux ont-elles droit à une mention dans les livres pour enfants ou servent-elles dans les films de faire-valoir glamour à leurs pairs masculins. Ces flibustières se travestissent pour assurer leur survie. Car, à l’époque, leur présence à bord est prohibée par le code des pirates. Elles sont suspectées de porter la guigne, d’inciter à la bagarre. Qui trahit la règle est promis à l’appétit des requins infestant les eaux du Ponant.
Deux femmes pourtant, deux stars méconnues aujourd’hui, vont faire parler d’elles au début du XVIIIe siècle : Mary Read et Anne Bonny, capturées le 21 octobre 1720 avec l’équipage du flamboyant John Rackham, alias « Calico Jack ». L’âge d’or de la piraterie touche alors à sa fin dans la Caraïbe, devenue l’un des eldorados du commerce colonial à la période moderne. Depuis plusieurs mois, Rackham pille avec méthode, au large de la Jamaïque, des esquifs de pêcheurs, des goélettes employées au négoce dans les Indes occidentales. Tout est bon à prendre : matelots pour grossir la horde, poisson séché, viande boucanée, matériel de navigation, tabac, épices et, bien sûr, coffres renfermant les livres sterling qui alimentent le butin commun. Sir Nicholas Lawes, le gouverneur de l’île, est plus qu’exaspéré́ de ces exactions. Il arme un navire et nomme à son commandement le capitaine Jonathan Barnet, qui fait cap sur la pointe Negril, où Rackham a largué l’ancre pour une journée de relâche. Quand Barnet apparaît à l’horizon, les bandits tentent de fuir. Mais quelques barriques de rhum sommairement raffiné ont sans doute émoussé́ leur hardiesse légendaire. Les soldats de Barnet lancent l’abordage, seuls trois pirates, puis deux, résistent, hurlant aux couards réfugiés sous le pont de ne pas déposer les armes. Ce sont Mary Read et Anne Bonny, qui combattent comme des diables glabres.

« Vies errantes »
Malgré son acharnement, le duo réfractaire est emmené avec ses compagnons dans les geôles de Santiago de la Vega, l’ancienne Spanish Town. Les autorités découvrent, médusées, que le redouté Rackham s’est autorisé à enrôler des dames. Leur cas sera traité à part. Le 16 novembre 1720, le pirate comparaît avec huit membres de son équipage devant la cour d’amirauté. Ils plaident non coupables, assurant que « leur entreprise ne visait que les Espagnols, et avancent d’autres arguments résumés dans le compte rendu du procès par les termes “autres vaines et lamentables excuses du même genre” », retrace Marie-Ève Sténuit, historienne de l’art et archéologue sous-marin, dans Femmes pirates, les écumeuses des mers [1].
Las ! Les vilains sont condamnés à la pendaison. Avant d’être conduit au gibet, Calico Jack demande à voir une dernière fois sa belle, Anne Bonny. « Mais il n’en reçut d’autre consolation que celle de s’entendre dire qu’elle était fâchée de le voir ainsi mais que s’il s’était battu comme un homme, il n’aurait pas été pendu comme un chien », raconte Daniel Defoe, sous le pseudonyme du capitaine Charles Johnson, dans Histoire générale des plus fameux pirates, publié à Londres entre 1724 et 1728. L’auteur de Robinson Crusoé fait référence sur la courte historiographie dédiée à nos deux piratesses.
En cette fin novembre 1720, Anne Bonny et Mary Read bénéficient de la clémence de la couronne anglaise, pour une même raison : elles sont enceintes. L’exploration des nouveaux mondes a bousculé nombre de concepts philosophiques et politiques. Mais un interdit prévaut dans l’univers puritain anglo-saxon du début du XVIIIe siècle : hors de question de condamner l’enfant à naître, sa mère fût-elle une pécheresse. Mary Read n’a pas le temps de donner la vie, elle trépasse dans sa cellule « d’une fièvre maligne », dit Defoe. Anne Bonny, elle, « demeura en prison jusqu’à son accouchement et bénéficia ensuite d’autres sursis à son exécution. Ce qu’il est advenu d’elle, nous ne pourrions le dire. Nous savons seulement qu’elle ne fut pas pendue », précisent les écrits du capitaine Johnson. C’est leur condition, et leur conditionnement de genre, qui permirent aux aventurières de déjouer le sort réservé aux forbans. « Les étranges péripéties de leurs vies errantes sont telles qu’on pourrait être tenté de juger que leur histoire n’est que fable ou roman », avertit Defoe, avant d’en promettre l’incontestable « véracité ».
Toutes deux enfants illégitimes, Bonny et Read sont issues de milieux sociaux différents. Mary Read naît en Angleterre. Sa mère, veuve de marin, élève un garçon en vivant chez sa belle-famille. Mais très vite, « elle fut grosse à nouveau – sans mari, cette fois », souligne Defoe. Elle part à la campagne pour accoucher d’une fille, loin des regards. Son fils meurt. Sans le sou, elle a l’idée de déguiser la petite Mary avec des hauts-de-chausses, l’ancêtre du pantalon, afin de la faire passer pour son frère défunt et d’obtenir une rente de sa belle-mère. La grand-mère, qui ne se doute de rien, lui alloue une couronne par semaine. Lorsque la bienfaitrice meurt, Mary, âgée de 13 ans, a été élevée en garçon. Elle est placée comme valet, avant de s’engager dans la marine britannique, puis dans l’infanterie en Flandres. Passée dans la cavalerie, elle tombe amoureuse d’un soldat. Elle lui dévoile son identité et finit par l’épouser. Ils ouvrent l’auberge des Trois Fers à cheval près de Bréda. Mais le mari est emporté par la maladie et l’affaire périclite.

Caractère volcanique
Mary Read renfile ses habits d’homme et monte sur un navire à destination des Indes occidentales. Il est rançonné par des pirates, auxquels elle se rallie. Membre de plusieurs équipages en mer des Caraïbes, elle s’embarque enfin avec Rackham, dont le bras droit est réputé pour son caractère volcanique. Il s’agit d’Anne Bonny qui, voulant séduire Read, ne tarde pas à découvrir que sa chemise raidie par le sel cache une autre vérité.
Anne Bonny a grandi en Irlande, près de Cork. Son père, William Cormac, notaire, a pris la fâcheuse habitude de délaisser le lit conjugal pour la couche de la servante. Anne naît de ces amours clandestines et le scandale enfle. Cormac « ne tarda pas à s’en repentir, car il perdit peu à peu sa clientèle, jusqu’à ne plus pouvoir demeurer dans cette ville », rapporte Daniel Defoe. Le notable franchit l’Atlantique avec maîtresse et rejeton et s’installe en Jamaïque, où il réussit comme planteur. Anne, une fois pubère, n’a aucune intention de se cantonner au rôle de bon parti. Elle fréquente les tavernes et épouse le premier marin venu, James Bonny, au grand dam de son paternel qui la déshérite. Les noceurs rallient New Providence, aux Bahamas. Mais Anne collectionne les amants et croise la route de Rackham, avec qui elle s’enfuit. La scandaleuse navigue habillée en homme. Avant d’être rattrapée en octobre 1720, elle n’aurait posé pied à terre qu’à une occasion : à Cuba, chez des amis de Calico Jack, pour donner naissance à leur premier enfant. Avant de l’abandonner, ne pouvant résister à l’appel du large et du lucre.

« Yucca juteux »
La luxure aurait également été un puissant moteur pour Bonny, séduite par l’insaisissable pirate Read. Dans Louves de mer, l’écrivaine cubaine Zoé Valdés [2] se plaît à narrer cette sororité devenue licencieuse au fil des rendez-vous nocturnes sur le pont. Elle raconte ainsi leur union à la sauvette : « Enlacées dans une étreinte nostalgique, le dos brillant et fin, tranchant sur la peau bronzée de leur bras, Anne Bonny et Mary Read vibrèrent sous le manteau du crépuscule de poix, convaincues qu’elles auraient tout intérêt à garder le secret, et se promirent de ne pas se trahir, ni même de s’appeler en leur for intérieur Anne ou Mary, non, pour rien au monde elles ne cesseraient d’être Bonny et Read. » Dommage que cette première scène de tribadisme ne se solde quelques pages plus tard, dans le roman de Valdés, par un plan à trois convenu, où le « yucca juteux » de Rackham permet au « désir éphémère » de muer en « désir éternel ». Comme si la liberté chèrement acquise par les piratesses ne pouvait exister qu’à l’aune des normes patriarcales. En les imaginant amantes, le livre de Valdés va pourtant plus loin que la plupart des récits sur Bonny et Read. Mais le texte n’échappe pas, dans une certaine mesure, aux discriminations de genre qu’eurent à endurer les femmes pirates, et qui expliquent en grande partie leur visibilité aléatoire dans l’histoire de la flibuste.
Laissons donc la morale de l’histoire à Philippe Mortimer, qui signe pour les éditions Libertalia la traduction du passage consacré à nos écumeuses dans l’ouvrage originel de Defoe [3] : « Ce qui les unit, dans leur brève odyssée commune, c’est ce courage, cette valeur au combat, ce sens de l’honneur, si nettement supérieurs à ceux de leurs compagnons, et dont on feignit de s’étonner à l’époque comme d’une monstruosité. Et en effet on voyait alors peu de femmes dans les métiers d’armes, mais on trouvait déjà beaucoup de lâcheté parmi les hommes de tout emploi. »

Maïté Darnault

[1Femmes pirates, les écumeuses des mers de Marie-Ève Sténuit, éditions du Trésor, 2015.

[2Louves de mer de Zoé Valdés, Gallimard, 2005.

[3Femmes pirates : Anne Bonny et Mary Read, de Daniel Defoe, illustré par Tanxxx, éditions Libertalia, 2015.