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L’Homme sans horizon dans Chroniques noir et rouge

mardi 7 avril 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans Chroniques noir et rouge, numéro 1, mars 2020.

Il est loisible d’affirmer que le degré de liberté dont dispose un individu quelconque à une époque donnée se mesure à sa capacité à voir, par-delà ses préoccupations coutumières, un horizon, lointain ou non, mais vers lequel vont ses pensées les plus audacieuses et ses désirs les moins faciles à satisfaire. Cet horizon, ouverture vers le possible, qui après avoir été occultée par bien des écrans métaphysiques imposés par les religions toujours obscurantistes, a pu être désignée, à la suite de Thomas More, comme une utopie. Sous le voile de la fable, il s’est ainsi agi de dessiner les contours d’une société plus juste, de façon à interroger les consciences et à exalter les énergies collectives pour qu’elles fassent brèche dans l’accablante continuité historique. La fin du XVIIIe siècle et surtout les premières décades du XIXe siècle, avec Saint-Simon, Owen, Cabet et surtout Fourier ont diversement offert matière à rêver comment refonder une communauté humaine délivrée de ses habituels fléaux, à rêver certes, mais hélas sans clairement concevoir comment réaliser des projets parfois splendides. Aussi enchantées furent-elles, les fins manquèrent de moyens tout aussi enchanteurs pour déchirer le voile d’illusions autrement plus aliénantes dont disposent l’État et le capitalisme. La saisie et l’exercice d’autres moyens de mettre bas tout régime d’exploitation et de domination ont fait, on le sait, la force du mouvement ouvrier, tandis que la théorie et la critique de ces moyens oscillant entre la conquête du pouvoir politique et le bouleversement des conditions socio-économiques permettaient à ceux-ci de se réfléchir et de s’affiner dans une conscience de classe s’invitant dans le jeu dialectique entre sujet et objet : et de là les infortunes diverses depuis les désaccords entre Marx et Proudhon puis entre celui-là et Bakounine, qui n’ont pu que se figer en idéologies aussi pauvres en raison qu’en imagination, et parmi celles relevant du marxisme, un marxisme-léninisme de sinistre mémoire.

L’Histoire n’a d’intérêt que considérée en tant qu’histoire des révolutions. Moments de grand chambardement où lorsque tout (ou presque) déraille hors des voies admises ; le temps vécu bondit hors de sa morose quotidienneté sous l’impulsion de la fête révolutionnaire et se reconnait dans la reviviscence du mythe de l’âge d’or. L’image archaïque du paradis, trace immémoriale sans doute des sociétés antérieures à la division du travail, à l’invention de la propriété et des pouvoirs hiérarchisés, se renoue dans celle du « temps des cerises » qui assigne au devenir la jouissance d’un printemps enfin maître de sa lumière. Cela qui alimente l’imaginaire utopique est certes ce dont se nourrit la vieille taupe qui sape en de moins heureuses époques les fondations de l’édifice social. Bel animal que cet emblème de la négativité, mais auquel fut abusivement prêté par les tenants du matérialisme dialectique le charme quasi-diabolique de représenter à la fois l’œuvre d’émancipation du prolétariat et son agent incarné par un parti s’auto-instituant porte-parole de la conscience de classe. C’est que l’imagination d’un autre futur, d’une communauté humaine réalisant sa liberté, déborde heureusement toute conception téléologique de l’histoire, toute idée d’une progression, qu’elle se fasse par bonds ou par glissades, tout fantasme d’un inéluctable progrès historique. Forte de ses propres excès, l’imagination, qui seule sait conjuguer le temps du mythe et la projection utopique, n’a de cesse d’interroger et de bousculer les outils conceptuels de la raison, même aiguisés au service des luttes révolutionnaires. Et c’est elle, cette imagination créatrice, qui, tandis que les fenêtres de l’espérance utopique ont été brutalement refermées l’une après l’autre au cours des deux derniers siècles, garde trace des nouveaux paysages toujours trop brièvement entrevus pour, comme dans le travail du rêve et l’expression artistique du merveilleux, en décrypter, lire et enluminer les perspectives inabouties, de façon à ce que d’autres mouvements de révolte en poursuivent le tracé, pourvu seulement qu’il traverse et enflamme jusqu’au cœur les sensibilités collectives jusque dans leur quotidienneté.

Ces fenêtres que bien sûr le décervelage contemporain s’est acharné à occulter derrière rideaux et volets de ferraille et de vermine, Joël Gayraud, posté comme théoriquement sous leurs ombres portées, a dans son nouveau livre L’Homme sans horizon voulu sur le plan philosophique en quelque sorte faire pièce au mauvais vitrier de Baudelaire. « La vie en beau ! la vie en beau ! » La fureur du poète l’accompagne secrètement dans sa dénonciation de la disparition de l’horizon utopique émancipateur organisée systématiquement (si tant est que tel esprit de système soit source de profit pour la déraison capitaliste) depuis quelques décennies. La tyrannie du Spectacle n’a pas été ébranlée par Mai 68. Et depuis 1945, le monstrueux développement du complexe militaro-industriel s’appuyant sur l’énergie nucléaire a quelque peu oblitéré la possibilité d’une révolution commençant de façon traditionnelle par une grève générale et des insurrections. L’incessant développement technologique permettant un contrôle des populations, ridiculisant les tragiques prouesses de la Gestapo ou du Guépéou, s’aggrave du fait que les individus participent librement à leur propre surveillance en achetant eux-mêmes leurs propres chaînes et en s’enfermant dans leurs réseaux virtuels. De ce constat amer, que faire sinon désespérer du désespoir lui-même ?

S’aidant de la théorie critique de l’école de Francfort, des travaux d’Ernst Bloch aussi bien que de Guy Debord mais également impulsé par la rageuse sensibilité surréaliste, Joël Gayraud en appelle à l’imagination, reine des facultés, pour qu’en ces jours – où tout de même ce pays traverse quelques belles agitations ! – les mécanismes dystopiques mis en place n’aliènent pas tout à fait l’expérience du réel. C’est en s’aventurant au-delà du Politique et en mettant fin au despotisme de l’Économie, en renouant avec la nature un accord rétablissant l’antique analogie entre le macrocosme et le microcosme qui est notre corps et notre subjectivité, que les révoltés d’aujourd’hui et de demain auront à inventer, en toute urgence, « l’éclair de l’utopie (qui) déchire le voile noir qui s’est abattu sur l’horizon ».

Guy Girard