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L’Homme sans horizon dans En attendant Nadeau

mardi 25 août 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans En attendant Nadeau, le 25 juillet 2020.

Le sens imaginal

Rassemblant des « matériaux sur l’utopie »,  L’Homme sans horizon de Joël Gayraud est une analyse rigoureuse des mécanismes qui ont abouti, à l’échelle planétaire, à un monde fermé, privé d’horizon véritable et qui privilégie une politique de l’avoir au détriment de l’être. Pour étayer sa thèse, le philosophe et traducteur procède à un examen minutieux des conditions historiques à l’origine de cette impasse et réinterroge d’un regard neuf les grandes théories critiques de Marx à Debord. Mais il trouve aussi des éclairages subtils et inattendus chez les poètes, les écrivains et les philosophes.

Joël Gayraud part d’une perception que nous connaissons tous : celle de l’horizon qui s’offre au marcheur comme une ouverture sur un autre espace qu’on ne voit pas mais qu’on devine derrière cette limite qui recule au fur et à mesure que l’on avance. Mais si nous la transposons sur le plan de la pensée, le sentiment qui domine aujourd’hui est que l’horizon s’est considérablement rétréci. Nous arrivons à ce moment crucial où l’humanité a l’impression d’avoir atteint les limites du monde, de son monde, et qu’elle est condamnée à vivre à l’intérieur d’une triple clôture : géographique, écologique et historique.
C’est cette dernière clôture qui intéresse plus particulièrement l’auteur, car elle conditionne les deux autres, qu’il n’oublie pas pour autant. Elle ne s’est pas construite d’un seul coup, se peaufinant au fil du temps, avec des phases de rupture où tout redevient possible, pour finir par créer cet homo œconomicus saturé de technicité et réduit à la production et à la consommation de marchandises dans une société que Debord qualifiait de « spectaculaire ». Dans la mesure où elle situe des périodes où l’horizon s’éclaircit, l’approche de Joël Gayraud n’est pas sans espoir. Ainsi, les notions d’humanité et de communauté humaine sont, écrit-il, « le produit de l’utopie libérale développée par les divers courants qui composent l’Humanisme et les Lumières, et qui est la seule utopie qui se soit réalisée et maintenue durablement dans ses effets. Avec l’idée d’humanité s’ouvre aux hommes, jusqu’alors enfermés dans leurs particularismes, un horizon gigantesque qui nourrira durant plusieurs siècles aussi bien les utopies révolutionnaires que les idéologies progressistes, ce qui ne contribuera pas peu à établir des points de confusion entre elles ».
D’autres « fenêtres » se sont ouvertes, avant de se refermer plus ou moins rapidement, avec la révolution de 1789, puis celles du XIXe siècle, sans oublier la Commune de Paris. Toute cette époque connaît d’ailleurs une grande effervescence intellectuelle et les utopies fleurissent. Saint-simoniens, fouriéristes, owenistes, socialistes, communistes, proposent un changement radical de société, avec souvent la volonté de s’inscrire dans le réel, tels Prosper Enfantin ou Victor Considerant, même si les expérimentations sont finalement des échecs. Le XXe siècle offrira d’autres opportunités avec le conseil ouvrier (soviet) de la révolution de 1905 en Russie, la révolution espagnole en 1936, Mai 68, qui ne visait pas seulement à remettre en cause le système économique, mais tous les aspects de la société, dont l’ordre moral et la vie quotidienne.

Joël Gayraud analyse dans ses moindres détails les caractéristiques du capitalisme qui s’articule, selon lui, autour de quatre instances : la marchandise, le spectacle comme « rapport social médiatisé par des images », l’économie qui renseigne sur les activités de production, de consommation et d’échange, tout en véhiculant un discours idéologique, et enfin l’État. Mais il propose aussi une relecture critique des textes, notamment philosophiques, à l’origine de la conception matérialiste de l’Histoire et de ses développements qui aboutiront au matérialisme historique, avec ses conséquences dont l’une des plus néfastes a été le réalisme socialiste interdisant toute véritable innovation en littérature et en art. L’idée que la pensée ne puisse être que le reflet de la réalité empêche toute nouvelle ouverture, toute projection anticipatrice et bloque « la puissance motrice déterminante de l’utopie dans le monde ».
« Il n’y a pas d’utopie sans uchronie » : pouvant prendre appui sur la société telle qu’elle est, puisqu’il faut la transformer de fond en comble, l’utopie se réfère à un mythe existant ou qu’elle invente. Ce peut être l’évocation d’un âge d’or de l’humanité ou la réécriture idéalisée de certaines périodes historiques qui vont donner l’élan à l’imagination pour créer d’autres mondes possibles, « la soif d’une autre vie ». L’utopie n’existe que sous le signe ascendant : elle porte une vocation au bonheur, dans une nature et une société qui se veulent harmonieuses. Joël Gayraud s’interroge tout particulièrement sur le mythème de l’abolition de l’État, dans le but de parvenir à une société sans classes, qui fit l’objet d’âpres discussions dans la seconde moitié du XIXe siècle entre les marxistes et les anarchistes au sein de l’Internationale. On sait depuis ce qu’il en advint. L’auteur analyse également d’un œil critique le concept d’État dans les démocraties libérales comme aboutissement de la politique des partis.
L’un des derniers chapitres s’intéresse à des aspects particuliers de l’utopie, telle la médecine dans son désir de vaincre les maladies, voire la mort. Et comment l’auteur aurait-il pu parler de l’utopie sans évoquer l’imagination qui en est la clef ? Il termine son essai sur cette « reine des facultés » qu’il nomme « le sens imaginal ». Celui-ci, écrit-il, « ne se reconnaît aucune limite dans le temps et l’espace » et est donc le plus à même d’explorer tous les possibles et d’inventer une nouvelle vision de l’homme et du monde. C’est un « monde d’harmonie  […] où le développement des capacités de chacun conditionne le libre épanouissement de tous  ».

Alain Roussel