Le blog des éditions Libertalia

Paris, bivouac des révolutions. Dans les Cahiers Jaurès

lundi 27 avril 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans les Cahiers Jaurès (n° 214, 2015)

La Commune vue d’outre-Manche

On ne saurait assez louer les éditions Libertalia d’avoir voulu rendre accessible en français The Paris Commune, 1871. L’idée n’allait pas de soi, car ce livre de synthèse avait été conçu pour un public anglophone, non familier a priori de l’histoire française et des débats idéologiques et historiographiques que ses moments les plus conflictuels ont suscités. En outre, l’importance de la contribution de ce professeur de l’Université de Cambridge à l’historiographie de la Commune était déjà attestée par la traduction du livre issu de sa thèse, La guerre contre Paris, 1871, pénétrante réévaluation de l’enjeu patriotique dans l’insurrection, des aspects militaires du second siège de Paris et de la brutalité de sa reconquête par les Versaillais. Si son premier attrait est de rendre justice aux historiens français, de Jacques Rougerie, dédicataire de Paris, bivouac des révolutions, à William Serman en passant par Jeanne Gaillard, sans oublier les générations nouvelles, ce livre-ci a aussi l’avantage de rendre accessibles nombre de travaux en anglais, parfois peu connus en France, et pas seulement dus à des historiens. L’auteur a une connaissance aussi complète que possible d’une historiographie dont on connaît l’ampleur, ce qui lui permet de placer à la fin, avant sa propre conclusion, avec autant de modestie que d’habileté, un tableau et un commentaire qui commence avec les premiers écrits des acteurs et s’achève avec la plus récente production universitaire.

Mais cela, qui n’est pas peu de chose, n’aurait peut-être pas suffi à justifier une pareille entreprise. Quel intérêt d’actualité le livre présente-t-il, ou, si l’on préfère, quel profit un lecteur français d’aujourd’hui peut-il en espérer ? Il y trouvera d’abord une défense et illustration de l’histoire sans étiquette ou, si l’on tient à la qualifier, de l’histoire généraliste. Histoire économique, sociale, politique, culturelle, mais aussi histoire militaire ou histoire du genre : à chacune revient une part de l’analyse, mais aucune ne peut prétendre fournir les ultima verba de l’explication. Ce que résume cette phrase, l’un des meilleurs exemples sans doute de l’humour de Robert Tombs : « La difficulté pour expliquer cette révolution parisienne réside dans le fait qu’elle a un trop grand nombre de causes » (p. 150).

Ce caractère généraliste comporte naturellement une leçon de méthode. Qu’il s’agisse de la critique des sources, des relations entre l’histoire et la mémoire, des précautions à prendre devant les interprétations téléologiques ou l’anachronisme mental, on ne prendra nulle part en défaut un livre qui mérite à cet égard pleinement le qualificatif de magistral.

On sait combien il est d’usage de simplifier jusqu’au binaire les options interprétatives des historiens. Le débat entre consentement et contrainte à propos de la Grande Guerre n’en est qu’une illustration parmi d’autres. En ce qui concerne la Commune de Paris, on connaît la fortune du couple « aurore et crépuscule ». Sans renoncer à se ranger, tout bien pesé, du côté de Jacques Rougerie et du crépuscule, Robert Tombs met à sa manière, élégante et discrète, l’accent sur un autre couple possible, l’exception et l’usage. Le fait que cette révolution parisienne n’ait pas été prévisible, qu’elle reste un événement irréductiblement singulier – le Sphinx dont parlait Marx, si l’on veut – n’empêche pas qu’on y trouve des opinions, des décisions, des conduites dictées par des traditions, des habitudes, des normes en usage, tout un appareil d’idées et de représentations reçues, d’autant plus spontanément mobilisées que l’urgence, la situation obsidionale ne favorisaient certes pas par nature l’adoption des innovations. Pour le dire autrement et à la manière de Robert Tombs lui-même, que la Commune fût une révolution ne saurait signifier qu’elle devait être révolutionnaire dans tous les domaines (p. 423).

On goûtera donc dans ce livre le refus des analyses trop théoriques et des effets de mode, le sens de la complexité, des nuances et même des contradictions : que l’on songe au décret du 29 mars abolissant la conscription, ou à l’installation du bataillon chargé de protéger Notre-Dame du pillage, présentée avec malice comme « sans doute l’acte le plus important de l’autogouvernement des citoyens » (p. 187).

Cette histoire qui n’a pas peur de se confronter à l’exceptionnalité et au lien que celle-ci entretient avec le national – singularité française et singularité parisienne en miroir – est aussi, le titre français le souligne, peu ou prou celle de l’idée révolutionnaire en France et de ses déclinaisons sociales au xixe siècle. La première phrase du chapitre II – « Toutes les guerres menacent la stabilité politique des belligérants » – n’a ce caractère de généralité que depuis 1792. C’est donc aussi la question du « nationalisme » français qui se trouve ainsi posée. Puisse-t-on retenir durablement de cette approche l’importance déterminante de la guerre, du siège et de leurs effets économiques et financiers.

Et maintenant ? Robert Tombs est, n’en doutons pas, le premier conscient de ce que la deuxième vie assurée à son livre par cette traduction soignée et bien éditée doit être entendue aussi comme une invitation à s’approprier des questions qu’il n’a pu qu’entrevoir ou entrouvrir.

Une première concerne la relation entre l’histoire démographique et urbaine de Paris et l’histoire politique. Robert Tombs souligne avec force que l’effet principal de l’haussmannisation ne fut pas, comme on continue à le dire parfois, l’exil de populations ouvrières du centre vers la périphérie mais l’immigration qu’elle a entraînée. Cela impose de reconsidérer aussi la question de la transmission de la supposée identité, culture ou tradition révolutionnaire parisienne, comme s’attachent à le faire des travaux en cours, en particulier la thèse d’Alexandre Frondizi sur la Goutte d’Or. Ne conviendrait-il pas aussi de revisiter les rapports entre fiscalité et démocratie, dont il ne semble pas utile de rappeler le potentiel révolutionnaire ? On apprécierait de voir réexaminée, à la suite et sous l’inspiration de travaux comme ceux de Martin Daunton ou de Nicolas Delalande, l’histoire de l’octroi, dont l’importance est justement suggérée p. 60. La province, restée quelque peu en friche depuis les travaux anciens de Jeanne Gaillard et Jacques Girault, est à nouveau l’objet d’une attention soutenue, qu’attestera bientôt l’édition des actes du colloque tenu à Narbonne en mars 2011, « Regards sur la Commune de 1871 en France : nouvelles approches et perspectives ».

Quant à l’historiographie, force est de constater que Lissagaray ou Vuillaume et ses Cahiers rouges, sans parler du Marx des Luttes de classes en France – et en ayant conscience de l’oubli immérité de Benoît Malon –, ont eu une postérité plus féconde qu’Alfred de La Guéronnière ou Maxime du Camp. La damnatio memoriae qu’ont voulu imposer les vainqueurs a, à sa manière, favorisé l’essor d’un Gloria Victis propre aux communeux, au point que les maudits de l’histoire seraient plutôt aujourd’hui les Versaillais et leurs soutiens. Enfin, l’étude de la place de la Commune dans l’histoire du socialisme et de l’internationalisme est aujourd’hui en plein renouvellement, les lecteurs de nos Cahiers le savent mieux que personne.

C’est pour eux une raison de plus de lire le beau livre de Robert Tombs.

Jean-François CHANET