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Plus vivants que jamais sur le blog de Jean-Claude Leroy

mardi 13 mars 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur le blog Mediapart de Jean-Claude Leroy, mars 2018.

Le printemps 68 du poète Pierre Peuchmaurd

« Quelque chose passe. C’est la première caresse de mai. Il y a des ouvriers, des jeunes. C’est la première victoire mais Saint Denis n’est pas pour ce soir. Ce qu’on disait, c’est trop bête de l’écrire. Ça ne vit que sur les lèvres. » [mardi 7 mai 1968]

Il est pour beaucoup d’entre nous un des poètes marquant de sa génération. Résolument surréaliste quand l’heure n’y était plus forcément, il demeura fidèle à cette famille et œuvra discrètement, toujours dans et pour le maillage des amitiés fertiles, maillage résistant à cette grise époque, maillage dont la trace exquise fournit l’exemple d’une manière de vivre, d’aimer, de créer.
Au printemps 68 Pierre Peuchmaurd attrape ses 20 ans. Il est à Paris, a déjà quitté les études. Très vite il rejoint la rue, se fait protagoniste lambda. Non pas à Waterloo mais à Saint-Michel, il n’a que ses yeux pour voir et les rumeurs pour entendre. Bruits et mots de la rue, à odeur de pavé et de lacrymo.

« Ceux qui étaient aux barricades les racontent à ceux qui n’y étaient pas. Les embarqués expliquent aux intacts. »

Il écrit ce Plus vivants que jamais de l’intérieur de l’émeute, fait part de la peur et surtout du plaisir, et s’il rapporte les idées du temps, ce n’est jamais avec grandiloquence, plutôt avec précision. Ce printemps-là, Pierre Peuchmaurd, rêveur comme bien d’autres, n’avait pas osé l’espérer.

« Il y avait si longtemps qu’on l’attendait. Qu’on ne l’attendait plus. Avant c’était avant. Ce que cela fait drôle, aujourd’hui dans la bouche. »

Alors ce sont les barricades. Il croise des amis, reconnaît Cohn-Bendit, qui se marre tout le temps (on a compris depuis pourquoi). Rappelle que, dans les esprits avides de révolution, courent le plus souvent en bruit de fond la trahison de l’URSS, la poudre de Guevara, le vent diviseur de la Chine. Il résume : « Nous étions en suspens. »

Peuchmaurd observe « ceux chez qui une idéologie cotte de maille renforce un indécrottable optimisme », remarque les anars, « ce sont eux les plus sympas, aujourd’hui ». Ajoutant : « Et puis un drapeau noir par-ci, par-là, ça soutient.  »

Le 10 mai, il décrit une troisième barricade : « Sous les grenades, entre les incendies, dans la terreur du chlore, ce n’est plus une bataille, c’est une battue. Le troupeau qu’on pousse devant soi et qui renâcle. Qui renâcle tant qu’il peut et peut de moins en moins. »

Parmi les inscriptions murales qui fleurissent sur les murs et que relève le diariste sensible, quelques vers opportuns d’un poète d’exception (et donc toujours ignoré des cuistres), qu’avec brio, il contribuera plus tard à faire reconnaître : Maurice Blanchard. « LA PLUS BELLE SCULPTURE/C’EST LE PAVÉ DE GRÈS/LE LOURD PAVÉ CUBIQUE/C’EST LE PAVÉ QU’ON JETTE SUR LA GUEULE DES FLICS. » Le jeune rebelle avait pourtant fait part de son scepticisme devant la capacité du pavé, avant d’ajouter, quasi converti : « Je ne sais pas encore que le pavé est sauvage, je ne sais pas encore sa force. »

Le 13 mai, il déplore : « Dire qu’on défile avec Marchais ! » Le 17, comme, d’autres, il sent que les choses échappent vraiment aux premiers allumeurs de feu, et il s’en réjouit, car, en dépit des organisations syndicales (« qui en sont encore à se demander ce qui leur arrive ») ou politiques, la classe ouvrière prend le relais.

Le 24 mai, avec un certain regret : « Nous sommes même un certain nombre à loucher vers l’armurerie sur le trottoir d’en face. On ne lui fera pas le sort qu’elle méritait. On est trop cons. »

Et puis le 25, une notation qui n’a pas vieilli du tout, on croirait entendre nos ministres d’aujourd’hui pester contre « les casseurs, les cagoulés venus d’on ne sait où » : « Il n’y a pas que l’aube qui soit fasciste. Il faut avoir entendu Monsieur Fouchet – ah Monsieur Fouchet ! – hurler au complot, à la pègre, et le reste.
La pègre. Des dizaines de milliers de jeunes ouvriers, la pègre. Des dizaines de milliers d’étudiants, la pègre. Toi et moi, nous, vous, la pègre. La pègre, Monsieur Fouchet, mais regardez donc autour de vous ! »

Le jeune émeutier parle de victoire, mais d’une victoire « qui nous a brisés ». Les flics ont été débordés. Il y avait un début de guérilla urbaine. Cependant Paris n’a pas été pris. « Paris, ce soir, était à prendre. Et nous ne l’avons pas fait. Paris était à prendre, dans les ministères on faisait ses valises, le pouvoir n’avait plus que ses flics, il en aurait fallu davantage pour nous arrêter. Nos erreurs, cette nuit-là, furent politiques. Nous étions là, tous, pour faire une aube socialiste. C’est raté, joyeusement raté. Là est peut-être le vrai tournant de mai. »

Plutôt que retourner au Quartier latin, il fallait, selon lui, « généraliser la guérilla, multiplier les offensives [alors que] très tôt, nous n’avons plus mené qu’un combat défensif ».

Précieux témoignage que ce journal sans fard, sans envolées surplombantes comme on en lira tant par la suite, mais d’une « précision de sentiment » imparable. Si le jeune témoin-acteur ne s’interdit pas de dire parfois son incompréhension comme son enthousiasme, c’est qu’il ne triche pas avec lui-même. L’histoire, s’en chargeront les futurs rentiers des causes perdues qu’on fait semblant d’avoir tout à fait gagnées. Peuchmaurd ne mange pas de ce pain-là. Il fera sa route au gré d’un orbe minoritaire et comme se souvenant avec le sérieux d’un homme d’esprit de ce qu’il avait écrit en 68, une sorte de sienne devise qu’il se chargera d’appliquer : « Une raison différente naît de la folie retrouvée. Cette fois, c’est vrai, la poésie est dans la rue. »

Les fins lecteurs du Comité invisible citent ce livre dans leur dernier essai, ceux de Lundi matin le reprennent à temps opportun, le goût comme l’expérience de l’insurrection et son expression à certains moments se propagent, postérité véritable. Et qui opère.

L’auteur de Plus vivants que jamais s’est effacé en 2009. Dans une préface éclairante à cette réédition, Joël Gayraud nous rappelle le parcours du poète et souligne la pertinence de cette réédition : « Aujourd’hui, une fois refermé ce petit livre, le lecteur sort convaincu que mai 68 a bien été, sinon une révolution, puisque l’ordre apparent a été rétabli, mais un authentique moment révolutionnaire, où pour chacun de ceux qui l’ont vécu s’imposait l’évidence que désormais l’on pouvait “plus vivre comme avant”. »

Et quelques vers de Pierre Peuchmaurd :

La vérité n’est jamais nue
elle porte une robe de ronces
Le vent dans son dos ne fait battre aucune aile
sa langue est un crochet
aux yeux de clairs charniers
 [1]

Jean-Claude Leroy

[1in Parfaits dommages et autres achèvements, Montréal, éditions L’Oie de Cravan, 2007.