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mercredi 16 février 2022 :: Permalien
Publié dans Dissidences, février 2022.
Jean Vigreux et Dimitri Manessis, deux historiens du communisme (le premier étant directeur de thèse du second) nous livrent ici une biographie de Rino Della Negra, jeune footballeur prodige et résistant des Francs-tireurs et partisans-Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI), fusillé par les nazis le 21 février 1944 au Mont Valérien avec ses camarades du groupe Manouchian, devenus pour l’histoire ceux de « l’Affiche rouge ». L’ouvrage, articulé autour de quatre chapitres, retrace le parcours de ce fils d’immigré italien, de son enfance à sa mort survenue à l’âge de 20 ans seulement.
Basé sur un important travail d’archives, tant publiques que privées, et sur des entretiens (dont ceux avec la belle-sœur de Rino Della Negra par exemple), cette « biographie renouvelée » (p. 12) met d’abord en lumière l’ancrage local politique et social de la ville communiste (depuis 1935) d’Argenteuil – 70 000 habitants dans les années 1930 – et de sa « petite Italie ». Ce quartier de Mazzagrande, dans lequel Rino Della Negra grandit, regroupe les quelque 3 000 Italiens, majoritairement ouvriers, dont de nombreux antifascistes exilés. Si on ne lui connaît aucun engagement dans quelque organisation politique avant-guerre, il n’en reste pas moins que sa condition d’ouvrier, son amitié avec plusieurs combattants des Brigades internationales partis en Espagne font de Rino un jeune Français (naturalisé en 1938) d’origine italienne, marqué par la culture du Front populaire et une sociabilité antifasciste, forcément très palpable à Mazzagrande, véritable « cadre de politisation » (p. 20). Son premier « engagement », avant celui de la Résistance, réside dans le sport et le football en particulier, où sa maîtrise technique, comme ailier droit, lui permet de se faire remarquer par la presse sportive et par différents clubs populaires/ouvriers adhérents de la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT), jusqu’à se faire recruter par le Red Star.
C’est presque simultanément que Rino entre dans la clandestinité pour échapper au Service du travail obligatoire (STO), établi par le régime de Vichy par la loi du 16 février 1943. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, on apprend que Rino continuait à jouer officiellement sous son vrai nom au football alors qu’il était réfractaire au STO et menait des actions armées avec une fausse carte d’identité. Mais comment passe-t-on « de la clandestinité à la lutte armée ? » (p. 49), comment entrer en contact avec les FTP ? À ces questions essentielles, les auteurs n’apportent, pour le cas de Rino Della Negra, que des hypothèses. À savoir le rôle de « passeur » joué soit par d’anciens joueurs de football devenus eux-mêmes cadres FTP, par l’intermédiaire d’anciens des Brigades internationales ou par ses amis arméniens. Quoiqu’il en soit, une des nouveautés de l’ouvrage réside dans le renouvellement de nos connaissances sur les actions armées auxquelles Rino Della Negra a participé. Jusqu’ici limitées à trois ou quatre, elles se révèlent en fait plus nombreuses que l’on ne le pensait (15) car il a appartenu, sous le pseudonyme de « Gilbert Royer », aux FTP d’Argenteuil, très actifs, avant d’être recruté par le 3e détachement italien des FTP-MOI, où, sous le nom de code « Robin », il devient « un élément moteur » (p. 71). Sa chute, le 12 novembre 1943, est d’autant plus dramatique (il est blessé et arrêté lors d’une attaque de convoyeurs de fonds allemands) qu’à la différence des principaux membres des FTP-MOI de la région parisienne, lui était encore inconnu des policiers des tristement célèbres Brigades spéciales. Celles-ci, qui mobilisaient depuis un mois 200 inspecteurs affectés à la traque du « groupe Manouchian », ne l’avaient (toujours) pas repéré et encore moins « filé ». Cette traque permit d’abord l’arrestation du commissaire politique Joseph Dawidowitz, qui, outre le fait qu’il parla sous la torture, gardait dans sa planque, erreur incroyable et fatale, une liste d’effectifs des différents détachements (p. 77), puis ensuite, de filatures en recoupements, permit d’arrêter presque tous les combattants, dont leurs chefs, Missak Manouchian et Joseph Epstein.
Vient ensuite le procès, du 15 au 18 février 1943, celui des 24 combattants, dont huit du 3e détachement italien, de l’Affiche rouge, à huis-clos, devant une cour martiale allemande de quatre membres, dont le Sturmbannführer SS Eckardt, qui a déjà de très nombreuses condamnations à morts de résistants, et qui reprendra son métier de juge en Allemagne fédérale après deux petites années de « dénazification » (p. 99)… Organisé par les nazis à grand renfort de propagande pour discréditer toute la Résistance, la pièce maîtresse du procès est la fameuse affiche où Rino Della Negra ne figure pas. Les auteurs émettent plusieurs hypothèses sur son absence : soit sa beauté et son physique de sportif ne correspondaient pas aux « attendus » allemands sur les « tueurs judéo-bolcheviques apatrides » (p. 126), soit son passage à l’hôpital (pour soigner ses blessures) le « prive » de l’identification judicaire, à moins qu’à cause de son incarcération au Cherche midi, il n’ait pu figurer sur les photos du groupe, prises elles à Fresnes.
Rino Della Negra n’en est pas moins fusillé comme ses camarades, le 21 février 1944, au Mont-Valérien et ses deux dernières lettres laissent à voir un jeune homme très attaché à sa famille, ses amis et ses coéquipiers de football (ceux d’Argenteuil et du Red Star). Il laisse aussi transparaître sa jeunesse (malgré les circonstances dramatiques) en invitant ses amis à « se prendre une cuite » en pensant à lui. Ce passage est d’ailleurs retiré des publications postérieures du PCF consacrées à l’Affiche rouge et à Rino Della Negra : occultation d’une vision trop « triviale » de personnages héroïsés ?
La perpétuation de son souvenir « se fond en grande partie dans le processus mémoriel des FTP-MOI » (p. 131) et suit les aléas politiques d’après-guerre jusqu’à nos jours – en particulier sous le surplomb des « logiques et enjeux de la guerre froide » (p. 143) – au même titre que tous ceux l’Affiche rouge, aussi bien au niveau local (Argenteuil, Vimy) que national. Et si Manouchian demeure le plus connu des résistants de la MOI, Rino Della Negra bénéficie depuis le début des années 2000 d’une ferveur originale, celle des supporters du Red Star. La tribune principale du stade Bauer (nom d’un médecin communiste et résistant) s’appelle en effet la tribune Rino Della Negra. Le tifo « Bauer Résistance » comprend le portrait de Rino et chaque année, les supporters participent à la commémoration de son exécution. Les auteurs abordent également la question de la représentation de cette histoire, dans le roman (Didier Daeninckx, Missak, 2009), bien que de façon trop succincte, et le cinéma, avec une place conséquente accordée au film de Frank Cassenti, L’Affiche rouge (1976) – ou le personnage de Rino Della Negra est interprété par Bruno La Brasca – mais un silence étonnant dans celui de Robert Guédiguian, L’Armée du crime (2009), à moins que l’absence dans le scénario de Rino Della Negra n’explique cet « oubli ».
L’ouvrage se conclut par une bibliographie fournie, ainsi qu’un recueil de photos et d’archives permettant de mesurer la pratique intensive du sport de Rino Della Negra et les derniers moments de sa vie (archives de police et lettres d’adieu). Regrettons pourtant l’absence d’index. D’une lecture facile, ce récit en format poche se dévore littéralement. Ce format court présente néanmoins une limite, les auteurs passant parfois un peu vite sur certains éléments. Ainsi, on aurait aimé en savoir davantage sur ses amis partis en Espagne, en particulier sur Tonino Simonazzi que l’on retrouve sur plusieurs photos ; ce qui aurait renforcé la thèse des auteurs selon laquelle Rino Della Negra, non encarté, n’en est pas pour autant apolitique. À propos de la défense de Rino à son procès – qui dit être entré aux FTP pour échapper au STO et continuer à jouer au foot – défense reprise à l’envi par la presse collaborationniste, les auteurs auraient sans doute pu/dû expliciter cette « stratégie ». En effet (et cela est vrai pour le procès de l’Affiche rouge comme pour d’autres procès de résistants), si certains accusés assument pleinement leurs actes – à l’instar de Marcel Rayman – d’autres les minimisent espérant échapper à la mort même s’ils savent très bien depuis les Procès du Palais Bourbon et de la Chimie qu’ils ont peu de chance de bénéficier de la clémence d’une cour martiale allemande.
Pour conclure, Rino Della Negra. Footballeur et partisan est un ouvrage passionnant qui propose une nouvelle biographie de ce jeune résistant, mais n’oublie pas de rappeler, au fil de cette enquête au cœur des archives, des souvenirs et de la mémoire, que la pratique historienne doit éviter les écueils d’une « dérive néopositiviste » ou d’une « démarche monolithique », au détriment de la complexité et de questions non (encore) résolues.
Un compte rendu de Christian Beuvain et Morgan Poggioli