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Rino Della Negra sur le site Nonfiction

mercredi 4 mai 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur le site Nonfiction, le 14 avril 2022.

Rino Della Negra :
le jeune footballeur du « groupe Manouchian »

Dans cet entretien, Jean Vigreux et Dimitri Manessis reviennent sur leur biographie de l’ouvrier immigré, footballeur en banlieue parisienne, partisan des FTP-MOI, mort en martyr à 20 ans.

Jean Vigreux est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté et directeur de la Maison des sciences de l’Homme de Dijon. Il est spécialiste du Front Populaire et de la Résistance. Dimitri Manessis, docteur en histoire contemporaine, est chercheur associé au laboratoire LIR3S, de l’Université de Bourgogne Franche-Comté. Ils reviennent tous les deux sur leur biographie Rino Della Negra, footballeur et partisan, publiée par Libertalia.

Nonfiction : Comment expliquer votre intérêt pour ce sujet original, Rino Della Negra pouvant être considéré comme une figure quelque peu oubliée, bien qu’il existe, comme vous le rappelez, une tribune à son nom dans le stade du Red Star ? Bien peu savent en effet, y compris parmi les supporters du Red Star, qu’il fut un partisan du Groupe Manouchian, exécuté pour faits de Résistance. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous plonger dans ses archives que vous détaillez dans le livre ?

Dimitri Manessis : Nous avons été amenés vers ce sujet par des acteurs assez inattendus dans le champ des études historiques, à savoir les supporters d’un club de football de banlieue. C’est en réalité grâce à eux et à leur action que nous avons rencontré la figure de Rino Della Negra. Fréquentant depuis 2016-2017 les tribunes du Red Star, je me suis procuré une écharpe sur laquelle était inscrit le nom de Rino Della Negra – écharpe vendue non par le club mais par les supporters eux-mêmes. J’avais déjà entendu parler de cette figure résistante parmi les anciens joueurs, sans en savoir beaucoup plus. Or, alors que je portais cette écharpe lors d’un séminaire à l’Université de Bourgogne, mon directeur de thèse de l’époque, Jean Vigreux, m’interroge sur sa signification. Dès le lendemain, pris d’un vif intérêt pour le sujet, il m’a proposé qu’on se lance dans un travail de recherche… et c’est comme cela que tout a commencé.

Jean Vigreux : Ce n’est pas très bien qu’un directeur de thèse fasse une telle proposition malhonnête à son doctorant qui doit rédiger sa thèse ! Depuis Dimitri l’a très bien terminée, elle est même publiée aux éditions universitaires de Dijon et j’en suis très fier et très heureux ! Elle porte sur les secrétaires généraux du PC au moment du Front populaire, pour la province, complétant la thèse de Bernard Pudal sur le groupe dirigeant du PCF dans les années 1930. Comme Dimitri, j’avais une image très floue de Rino Della Negra au départ. Je ne trouvais pas plus d’informations en me renseignant sur les fusillés du Groupe Manouchian des FTP-MOI, dont je connaissais un peu l’histoire, ni en regardant la notice du Maitron des Fusillés. Mais le détachement italien est le moins connu des groupes qui le constituait, notamment en comparaison avec les Arméniens.
Pour mener cette recherche, nous avons bénéficié d’éléments favorables : l’ouverture des archives de la Seconde Guerre mondiale en 2015, au Service historique de la Défense (SHD) de Vincennes, mais aussi la consultation des archives de la Défense à Caen, ainsi que celles de la Préfecture de Police de Paris, qui sont désormais au Pré-Saint-Gervais, sans oublier les archives nationales (archives des juridictions et de la police judiciaire). Au-delà de ces archives officielles, nous avons également eu accès aux archives familiales et privées, notamment par le biais de la belle-sœur de Rino Della Negra. Cette rencontre entre la grande Histoire et la « petite » nous permet d’avoir une perspective d’histoire sociale « par le bas ». Nous partageons cette vision de la Résistance, non seulement par ses idées et ses valeurs, mais aussi par les parcours individuels de ceux qui l’on faite au quotidien dans la clandestinité, avec tous les dangers encourus.

Ce qui est d’autant plus original dans le parcours de Rino Della Negra est cette triple trajectoire : immigrée, ouvrière et sportive. Est-ce cela qui vous a aussi intéressé dans cette biographie ?

DM : Il est certain que ce sont trois thématiques qui nous ont guidées dès le début. Mais il faut bien comprendre de quel football on parle à cette époque-là. Rino lui-même participe à une grande diversité de clubs dans sa courte carrière d’amateur puisqu’il n’a jamais été professionnel. Il a d’abord joué dans des petits clubs de banlieue puis dans le « sport corpo », en lien avec le monde ouvrier, puis dans le club de la Jeunesse sportive d’Argenteuil qui, lui, est affilié à la FSGT. On retrouve là tous les enjeux du sport travailliste ou ouvrier. Il joue d’ailleurs au football – la grande passion de sa vie – mais il participe aussi à des clubs omnisports en sa qualité d’ouvrier de la métallurgie parisienne, en cette période de Front populaire durant laquelle l’ouvrier métallurgiste devient une figure de proue de la lutte. On perçoit ainsi l’enjeu de la politisation par le sport, son club d’Argenteuil portant, avant qu’il ne le rejoigne, le nom de Jean Jaurès.
Puis, au début des années 1940, la FSGT est progressivement purgée de ses cadres communistes. À cet égard, les sportifs sont des membres à part entière de ces sociétés ouvrières traversées par des enjeux politiques. Bien entendu, les engagements des sportifs d’aujourd’hui, à l’heure du « foot business » et du « star system » n’ont rien de comparable, mais on retrouve parfois, malgré tout, cette dimension politique (à gauche comme à droite, d’ailleurs). Le monde du football, hier ou aujourd’hui, nous dit beaucoup sur les conflits et contradictions politiques et sociales de notre monde.

JV : Cette triple dimension, immigrée, ouvrière et sportive, renvoie à une histoire populaire dans laquelle nous nous inscrivons, comme celle qu’a proposée Michèle Zancarini-Fournel, ou encore celle de Gérard Noiriel, inspiré par Howard Zinn. Nous nous intéressons en particulier aux enjeux de l’immigration économique de l’entre-deux-guerres, le père (briquetier) de Rino Della Negra arrivant du Frioul dans le Pas-de-Calais, là où il faut reconstruire la France, dans sa partie la plus durement touchée par la Première Guerre mondiale. Comme l’a retracé Pierre Milza, cette immigration italienne est autant une immigration économique que politique, marquée par l’antifascisme d’une communauté qui fuit les « chemises noires ».
Puis en 1926, quand Rino a 3 ans, la famille se retrouve à Argenteuil, où il existe déjà une immigration italienne importante qui va accueillir les réfugiés antifascistes, en particulier dans le quartier Mazagran, dans une forme de sociabilité ouverte à d’autres communautés populaires et ouvrières locales, notamment au sein des cafés. Les « maisons du peuple » (pour reprendre l’expression de Balzac) permettent un processus de politisation par la discussion et les loisirs. Nous avons été surpris à cet égard par le fait que, sur les photos qui montrent ces jeunes jouant aux boules, Rino Della Negra fait plus vieux que son âge, avec déjà une conscience ouvrière très forte, lui qui travaillait à l’usine depuis qu’il avait 14 ans. Cette « banlieue rouge », ouvrière et populaire, largement exclue de l’enseignement secondaire et supérieur sous la IIIe République, était marquée par une identité politique très forte, Argenteuil faisant partie des municipalités gagnées par le PC en 1935, dont Gabriel Péri avait été élu député dès 1932. Les copains de Rino Della Negra, plus âgés que lui, partirent ensuite combattre dans les Brigades internationales.

Au-delà de ces aspects politiques et sociaux, l’ouvrage laisse apparaître une dimension héroïque dans le parcours de Rino Della Negra, tout à fait admirable de courage dans son entrée dans la clandestinité, puis dans la lutte armée, jusqu’à son arrestation et son exécution. Dans votre dernier chapitre, vous revenez sur la mémoire du résistant comme du groupe des FTP-MOI et en particulier du groupe Manouchian. Est-ce que c’est aussi pour faire revivre cette mémoire de l’Affiche rouge, qui a été portée à l’écran et qui est connue dans son ensemble mais peu sur le plan des parcours individuels, et pour la faire mieux connaître d’un public plus large, que vous avez écrit cet ouvrage ?

DM : L’engagement est visible à travers le travail et la rigueur que nous nous sommes imposés pour réaliser ce livre. Ensuite, les conclusions que certains voudraient en tirer leur appartiennent, mais il est sûr que le simple fait de s’inscrire dans une histoire sociale et populaire du politique peut être apparenté à nos yeux à une forme d’engagement. Au-delà des aspects de mémoire, nous avons voulu faire de l’histoire — les relations entre l’histoire et la mémoire étant bien entendu très complexes. Il se trouve que c’est par le prisme de la mémoire revivifiée par l’engagement politique des supporters du Red Star que nous avons pu nous saisir ce cet objet en tant qu’historiens. Évidemment, les thématiques abordées dans l’ouvrage – l’immigration, la place des étrangers dans la Résistance, la lutte contre l’occupant et la collaboration – sont, qu’on le veuille ou non, des sujets qui sont réapparus sur le devant de la scène médiatique au moment où le livre était publié. Cela n’avait rien de prémédité de notre part mais nous avons estimé que si ce travail historique pouvait servir à éclairer un certain nombre d’enjeux et de débats actuels, nous n’allions pas nous en plaindre.
À titre d’anecdote, j’étais il y a quelques jours invité par la ville de Tremblay, où le club de football a présenté la vie de Rino Della Negra dans une salle remplie de jeunes d’une quinzaine d’années, tous joueurs ou joueuses du club. En tant qu’historien, j’étais ravi puisque notre démarche trouvait tout son sens : évoquer face à un public de jeunes footballeurs de banlieue le parcours exemplaire d’un jeune footballeur de banlieue pendant la Résistance a permis à mon propos de trouver une certaine puissance. On pouvait constater chez ces jeunes une forme d’identification à Rino Della Negra, dans un contexte évidemment bien différent du sien. Faire de l’histoire populaire, c’est aussi savoir s’adresser à un public populaire, à travers des livres à un prix accessible, illustrés et agréables à lire et à regarder (à travers le cahier iconographique final issu des archives).

JV : C’est une histoire scientifique engagée, fondée sur l’administration de la preuve. Tout ce que nous avons avancé a été recroisé par des sources car nous ne voulions pas d’un récit hagiographique. Bien entendu, on peut sentir notre empathie, je dirais même notre sympathie, pour le sujet – j’ai à chaque fois une émotion très forte lorsque je relis les deux dernières lettres de Rino Della Negra qui, à 20 ans, s’est sacrifié pour la Résistance. Oui c’est une histoire engagée face à la conception du roman national, portée en particulier par l’extrême droite française qui falsifie l’histoire.
Mais nous avons voulu garder une scientificité dans notre démarche. Nous avons dû d’ailleurs bien chercher pour reconstituer tout le parcours de Rino Della Negra car nous n’arrivions pas à comprendre certains aspects de sa vie : il était joueur au Red Star sous sa véritable identité de septembre à novembre 1943, et en même temps, il était clandestin et engagé dans la lutte armée. Pour moi qui travaille depuis de nombreuses années sur la Résistance, c’était impensable car les Résistants avaient l’habitude de tout cloisonner. Or, non seulement il n’a pas cloisonné, mais en plus il n’était pas connu des services de police : il n’a été repéré que le 12 novembre 1943, au moment où il a été arrêté. Sa fiche de police est éloquente sur ce point : on ne lui connaît que cette action. Toutes ses activités du printemps à l’automne 1943 n’étaient pas connues. Le culot ou l’insouciance payent peut-être plus dans certaines circonstances. Cette double vie de footballeur et de partisan nous a interrogé comme historiens. Mais nous l’avons recroisé par les sources. C’est notre conception d’une histoire de la Résistance, à la fois engagée et scientifique.

Damien Augias