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Sur l’enseignement de l’histoire dans L’OURS

jeudi 18 octobre 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Article paru dans L’OURS, mensuel socialiste de critique littéraire culturelle artistique, n° 479, juin 2018, page 4.

Enseigner l’histoire pour l’autoémancipation

L’enseignement de l’histoire serait en « crise ». Placé sous l’influence des « pédagogues » au détriment des « maîtres », abandonnant la structuration par la chronologie et se livrant à des exercices répétés de « repentance », il échouerait dans son objet ultime : « faire aimer la France ». Laurence De Cock dans un ouvrage rigoureux, informé et utile, éclaire les approximations, les aveuglements et les impasses de ce discours décliniste et réactionnaire, porté par des « historiens de tréteaux » et des pamphlétistes de droite comme de gauche, qui trouve régulièrement un écho complaisant dans les médias.

L’ouvrage a d’abord le mérite de replacer les débats autour de l’enseignement de l’histoire à l’école dans le temps long, depuis la constitution même de l’histoire en tant champ universitaire et comme discipline d’enseignement au XIXe siècle. L’auteure saisit ces débats à travers les instructions officielles et l’écriture des programmes.

Le « roman national »
Elle observe le rôle influent exercé par des universitaires qui étendent leur réseau à la sphère politique et à l’administration (Ernest Lavisse en est un cas emblématique). Elle analyse les manuels et, lorsque les sources le permettent (des cahiers d’élève, des rapports d’inspection ou des enquêtes pédagogiques), les pratiques dans la classe. Elle peut s’appuyer, pour avancer dans cette voie, sur les travaux d’autres chercheurs venus nombreux ces dernières années sur ces terrains (Brigitte Dancel, Benoit Falaize, Évelyne Héry, etc.). L’auteure en arrive à la conclusion que les enjeux s’organisent, dans la durée, autour de quelques questions, toujours les mêmes : celle de la continuité historique – enseigner un continuum chronologique ou procéder par thèmes ; le lien entre le passé et le présent – un passé patrimonialisé ou problématisé ; les méthodes d’enseignement – cours magistral ou méthodes concrètes et actives ; enfin, les rapports avec la recherche universitaire – des relations plus ou moins distantes, plus ou moins méfiantes, plus ou moins fécondes.
On sait (depuis au moins Suzanne Citron et son Mythe national) que l’écriture d’un « roman national » au XIXe siècle a fourni les soubassements d’une légitimité identitaire aux pouvoirs politiques. S’agissant de « nos ancêtres les gaulois », ils ont ainsi été mobilisés par la bourgeoisie libérale (notamment par l’historien Augustin Thierry) contre l’aristocratie associée aux Francs, puis par le Second Empire dans une version gallo-romaine, enfin par la IIIe République en tant qu’ethnie originelle à opposer aux Germains. Dans le contexte des lois Ferry sur la gratuité, la laïcité et l’obligation scolaire, le récit historique doit favoriser l’adhésion à la République d’une population socialement et culturellement hétérogène qui pour l’essentiel ne connaît que l’enseignement primaire.
Ce « roman national » moral et patriotique qui travaille durablement l’imaginaire français se heurte aux avancées de l’épistémologie historique durant le premier XXe siècle. Les deux guerres mondiales contribuent à renforcer les critiques face à un récit historique jugé nationaliste et facteur potentiel de xénophobie et de racisme. Toutefois, la démarche des Annales – celle de Marc Bloch et de Lucien Febvre dans une approche socioéconomique visant à sortir d’une histoire par le haut (et de ses idoles individuelle, politique et chronologique), celle de Fernand Braudel pratiquant le changement d’échelles temporelle et spatiale (les aires de civilisation) – n’est transcrite qu’avec peine, réticence et de manière éphémère dans les programmes. Voir, par exemple, le sort du programme rédigé en 1957 par Braudel pour la classe de terminale, préconisant l’enseignement des civilisations sous un angle anthropologique et qui entre en vigueur en 1962, déjà très amendé, pour être supprimé dès 1969 (il semble, il est vrai, selon des témoignages d’enseignants, que ce programme n’était pas très adapté à une classe d’examen – il aurait alors fallu repenser l’architecture même dudit examen).

L’histoire saisie par la demande sociale et politique
Dans les années 1980, le débat sur les finalités de l’enseignement de l’histoire rebondit. Alain Decaux, journaliste historique réputé, proclame ainsi : « On n’enseigne plus l’Histoire à vos enfants ! » ; comprendre le « roman national ». La controverse semble reprendre les configurations anciennes. Mais son intensité est sans commune mesure avec les débats précédents car la société a entre-temps profondément changé. L’économie est en récession. La scolarisation est désormais massive dans le secondaire. Une immigration originaire des anciennes colonies françaises est à accueillir. La sociologie même du monde enseignant est bouleversée. Les médias, et en particulier la télévision, occupent une place croissante dans l’espace public. Les questions de la fin du XIXe siècle se reposent à l’école, à savoir sa capacité à fabriquer de l’homogénéité nationale en contexte pluriculturel.
Dans cette phase de montée des susceptibilités identitaires, l’enseignement de l’histoire est tantôt accusé de falsifier sciemment les faits pour en gommer les parts sombres quand d’autres le soupçonnent de nourrir une « repentance » par excès de culpabilité et d’insister au contraire sur les aspects les plus noirs pour contenter les minorités opprimées. Le mérite de l’ouvrage est de montrer avec beaucoup de précisions comment, au milieu de pressions de plus en plus pesantes, le ministère, l’administration, les universitaires et les enseignants se confrontent à des thèmes sensibles comme l’enseignement de Vichy et de la Shoah, celui de la colonisation et de la décolonisation (notamment la guerre d’Algérie), celui du fait religieux et, touchant aussi à la crise identitaire, celui du dépassement des frontières franco-françaises. Le bilan est contrasté car si ces sujets sont désormais pris en charge par les programmes et les manuels, leur traitement y conjugue avancées et reculs dont il ne nous est pas possible ici de faire l’inventaire.
Tout au long de l’ouvrage, Laurence De Cock se réfère aux pratiques enseignantes (notamment à certaines expérimentations de sensibilisation à l’histoire locale ou au travail sur archives) et à l’appropriation de l’enseignement par les élèves (par exemple, à travers la prise de paroles de certains d’entre eux autour du « moment 1968 », entre désaffection pour une matière jugée rébarbative et intérêt pour une discipline ayant des résonances au présent). Il s’agit d’éclairer les écarts par rapport aux prescriptions administratives et aux débats publics. Pour l’auteure, la réalité présente des salles de classe est bien différente de celle portée par certains discours alarmistes.
Selon elle, une rénovation d’ensemble conçue au travers d’un projet plus global de refondation de l’école et des autres disciplines scolaires n’en est pas moins souhaitable. Il s’agirait de favoriser un enseignement de l’histoire « qui agirait comme tremplin d’un rapport critique au monde d’abord, puis d’une prise de conscience par les élèves de leur place à occuper en tant qu’acteurs de ce même monde ». C’est le sens de la dernière partie de l’ouvrage qui présente les propositions du collectif Aggiornamento animé par Laurence De Cock. Aggiornamento voit dans une liberté pédagogique accrue, prenant appui sur des programmes scolaires refondus autour de thématiques très larges, privilégiant le raisonnement historique et les changements d’échelles, des pistes pour promouvoir cette école rénovée qu’il appelle de ses vœux, au service de l’autoémancipation des individus.

Florent Le Bot