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vendredi 25 août 2023 :: Permalien
Publié sur Fahrenheit 451, le 11 août 2023.
« “Désobéir ce n’est pas dire que tout est permis. C’est au contraire affirmer que certaines choses ne sont pas permises”, déclarait Jean-Pierre Vernant. » Laurence Biberfeld et Grégory Chambat reviennent sur cent cinquante ans de lutte et d’insoumission au sein de l’institution scolaire, de la naissance contrariée du syndicalisme dans l’éducation à la dénonciation du fichage informatique des élèves, en passant par les luttes « anti-hiérarchiques » et la résistance à la « rééducation » vichyste.
Sur les décombres de la Commune, Jules Ferry entend « clore l’ère des révolutions » avec son école, qu’il charge d’effacer le « sentiment » de l’existence de l’égalité plutôt que de dénoncer sa réalité, redoutant que le prolétariat se mêle de s’éduquer lui-même. Ses « hussards noirs de la République » forment « une armée lancée à la conquête d’un peuple qu’il s’agit de civiliser, pour son bien et pour le profit des classes supérieures éclairées ». Avec les nouvelles lois réglementant le travail des enfants, l’école gratuite, laïque et surtout, obligatoire constitue « une sorte de conscription intellectuelle et morale ». Il agit d’arracher la jeunesse aux griffes des congrégations religieuses, sans mettre en péril la cohésion nationale et morale. Obéissance, goût pour le travail et soumission aux devoirs sont les maîtres mots du nouveau catéchisme capitaliste. Cependant, le souci d’une éducation émancipatrice mise en avant par la Commune demeure le souci de beaucoup d’enseignants façonnés par les écoles normales, mais placés dans une situation ambiguë entre dévouement à l’institution qui les paye et les instrumentalise, ou aux enfants dont ils et elles ont la charge.
Les auteurs racontent d’abord quelques épisodes d’insoumission depuis l’école fondée par Henry David Thoreau qui démissionna de l’école publique états-unienne par refus de commettre des châtiments corporels, les révoltes lycéennes du XIXe siècle contre les injustices disciplinaires, l’expérience d’éducation libertaire de l’orphelinat Cempuis sous la direction de Paul Robin, pédagogue révolutionnaire, et sous le patronage de Ferdinand Buisson, directeur de l’Enseignement primaire. Alors que les syndicats d’enseignant·es ne sont pas autorisés avant 1924, certain·es se regroupent toutefois, dès 1872, au sein des Bourses du travail : « Le syndicalisme enseignant est né des luttes, dans et par la désobéissance ! » alors que depuis la défaite de Sedan, l’institution n’a pas négligé l’embrigadement belliciste de la jeunesse, une campagne hystérique dénonce une école sans Dieu et sans patrie en 1912. Si la plupart des enseignant·es se rangent derrière l’Union sacrée quelques mois plus tard, la « petite » fédération CGT de l’enseignement maintient sa ligne résolument internationaliste et hostile à la guerre, avec sa revue L’École émancipée, censurée dès octobre 1914. À partir d’août, le Carnet B permet d’arrêter des syndicalistes. La pratique éducative émancipatrice d’Élise et Célestin Freinet est présentée, ainsi que la réforme de l’enseignement du régime de Vichy lancée dès le 4 juillet 1940, accompagnée d’une purge des instituteur·trices, considéré·es comme les premier·es et véritables responsables de la défaite : 2 500 sont révoqué·es, suspendu·es, interpelé·es. Une importante représentation du corps enseignant compose les mouvements de résistance et « le procès de Nuremberg donnera raison aux “désobéisseurs“ en posant comme principe non seulement le droit et le devoir de désobéir à des ordres iniques, mais aussi le caractère criminel de l’obéissance dans certains cas ».
Dans les colonies, en Algérie notamment, l’école a été un instrument de la colonisation qui s’est retourné contre elle : la formation des élites locales aux principes universalistes des Lumières les a certainement incités à mettre leurs enseignants dehors. Cependant, comme l’explique le poète et militant communiste Bachir Hadj Ali : « C’est avec un peuple composé de 91 % d’illettrés qu’en novembre 1954 fut déclenchée l’insurrection victorieuse. Cela ne veut nullement dire que le colonialisme a été vaincu par l’ignorance. Cela veut dire tout simplement que s’il avait fallu attendre pour déclencher la lutte que l’ignorance fut vaincu, l’insurrection eut été renvoyée aux calendes grecques. »
Après 1968, la remise en cause de l’autorité se développe par l’intermédiaire de la pédagogie, « force de subversion et de contestation » : l’école et ses rouages (notes, inspections individuelles, directeurs) sont remis en cause au nom des besoins de l’enfant et de l’aspiration à un monde plus juste.
Plus proche de nous, l’histoire de RESF, créée en 2004 pour porter aide et secours aux élèves et aux parents d’élèves menacé·es d’expulsion : « L’école n’est pas protégée par la loi – qu’enjambent facilement des forces de l’ordre assurées d’une certaine impunité –, mais par les enseignant·es, les personnels, les parents et les enfants. »
En 2004, un rapport parlementaire propose, pour prévenir la délinquance, la pratique exclusive du français en famille. L’année suivante, un rapport de l’Inserm préconise le dépistage des « troubles de conduite » chez l’enfant dès le plus jeune âge. En décembre 2004, l’expérimentation du fichier Base-élèves débute avant l’autorisation de la CNIL au nom du « secret partagé », le maire peut y avoir accès et il peut être croisé avec des fichiers sociaux et ceux de la police.
En 2008, « une nouvelle culture de l’évaluation fondée sur la recherche de la performance » est mise en place, axée sur la performance et non sur les apprentissages, encore moins sur l’analyse et la réflexion. « La culture de l’évaluation, bien qu’elle se présente comme positive et ne jugeant l’élève que par rapport à lui-même, n’est efficace que pour discriminer, opérer une ségrégation précoce, exclure. » « La culture de l’évaluation élude un fait fondamental, qui est que l’humain est un animal social, et qu’il s’agit tout autant de former une société que les individus qui la composent. »
Face à ces offensives, correspondant aux recommandations de l’Union européenne et de l’OCDE pour une privatisation de l’enseignement, le front se diversifie. Aux sabotages et aux journées de grève, s’ajoute une nouvelle forme de contestation : le mouvement des « désobéissants » contre les nouveaux programmes Darcos prend de l’ampleur, sans toutefois dépasser la barre des 3 000 signataires de la charte de résistance pédagogique, ancrant dans les esprits que le fonctionnaire enseignant a « au nom de sa conscience et de sa raison, le devoir de ne pas obéir inconditionnellement aux ordres, aux lois, aux décrets et aux dispositifs pédagogiques qu’il juge contraire à son éthique et à ses convictions ».
En 2010, une nouvelle épreuve orale est inscrite au programme des concours de recrutements d’enseignants, pour juger la capacité des candidats à « agir en fonctionnaire de l’État et de façon éthique et responsable ». « Un “nouvel esprit du capitalisme” s’impose progressivement comme la force politique dominante, s’efforçant de récupérer et d’édulcorer le discours de la contestation, jusqu’à la subvertir. » « Non seulement le libéralisme s’infiltre dans l’école mais il la transforme en un marché à rentabiliser. » À peine élu, en 2012, François Hollande rend hommage à Jules Ferry et l’une des premières mesures de son gouvernement est de rétablir les cours de morale du CP à la terminale, marquant le ralliement de la gauche du gouvernement à « la rhétorique réac-publicaine ». Après les attentats de 2015, l’histoire et la laïcité sont convoquées pour célébrer la nation et les valeurs d’ordre. « La priorité, dans les quartiers populaires, n’est plus d’émanciper mais de “civiliser” : le “choc des cultures“ a remplacé la lutte des classes. » Dans le sillage de la Manif pour tous, la question scolaire s’invite, ciblant les programmes mis en place pour lutter contre les discriminations de genre, sur la base de rumeurs mensongères, obligeant toutefois le gouvernement à céder aux intégristes.
La réforme du collège portée par Najat Vallaud-Belkacem, outre une mobilisation classique, provoque une levée de bouclier sur les plateaux télés et à la une de certains magazines, « dans une surenchère nationaliste et rétrograde dénonçant une islamisation de l’école française ». Cette offensive réactionnaire qui entend réduire l’enseignement de l’histoire au « roman national », lui reproche notamment l’introduction de l’islam et de l’esclavage parmi les thèmes d’approfondissements obligatoires. Une fois encore le pouvoir recul. « Le discours réac-républicain est une machine à “fabriquer“ des “étrangers de l’intérieur”. »
Avec Emmanuel Macron, cette vision réactionnaire de l’école est mise en œuvre, sous le patronage de Jean-Michel Blanquer : « Notre système éducatif souffrirait de trop d’égalité, de trop de liberté, de trop de démocratie alors même que l’élitisme, la sélection, l’autoritarisme, les ségrégations et les discriminations caractérisent l’école du XXIe siècle. »
Les auteurs invitent donc plus que jamais à apprendre à désobéir à l’école, à la (re)politisation de celle-ci, mettant au goût du jour « l’idée d’une révolution scolaire et pédagogique, non pour la substituer à une révolution démocratique, sociale et écologique, mais pour l’accompagner et l’étayer ». Rétrospective fort intéressante, illustrée par de nombreux exemples de mobilisations, d’actions de sabotages inventifs notamment. À lire… pour préparer la rentrée !
Ernest London, le bibliothécaire-armurier
vendredi 25 août 2023 :: Permalien
Jean-Pierre Sainton est mort brusquement dans la nuit du 21 au 22 août, chez lui, en Guadeloupe. Il était président de l’Association des historiens des Caraïbes et membre de la Fondation pour l’histoire de l’esclavage.
Le silence de la présidence de son université des Antilles, où il était professeur, est assourdissant. Car ses engagements politiques de très longue date (sa première manifestation pour le Gong date du 1er mai 1967 !), ne plaisaient guère.
Son père, le médecin Pierre Sainton, dirigeant du Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe (Gong) fondé en 1963, a été accusé – à tort – d’avoir incité à la révolte du printemps 1967 en Guadeloupe, traduit devant la Cour de sûreté de l’État, et acquitté en 1968. Le destin de Jean-Pierre Sainton a basculé avec cet événement à la fois national et personnel. Il a été un militant engagé consacrant jusqu’en 1986 sa vie au militantisme indépendantiste.
Après avoir publié avec Raymond Gama en 1985 son premier livre « qu’il considérait comme militant » Mé 67. Histoire d’un événement, il s’est éloigné d’un mouvement qui s’est délité en 1986, passant d’attentats considérés comme « terroristes » au soutien électoral d’un pouvoir socialiste qui ne le poursuivait plus. Il avait le projet de faire une histoire distanciée de ce mouvement indépendantiste.
Il est resté militant, participant activement à des manifestations en Guadeloupe mais « à la base » comme il aimait le dire en riant. Il a été aussi un professeur investi dans la pédagogie, dans la formation des étudiants et des enseignants et dans la gestion de son université : il a fondé le centre de Saint-Claude près de Basse-Terre et mis en place les formations en masters. Il a été au sens plein un enseignant-chercheur.
Il s’est lancé après 1986 dans la recherche avec une production d’historien originale, rigoureuse et brillante, peu reconnue en France. Sa contribution récente, dans un livre publié par Libertalia, était, m’avait-il confié récemment « la meilleure synthèse qu’il avait écrite sur les événements de 1967 ».
Sa mort brutale est une immense perte pour la Guadeloupe et pour ses ami·es et compagnon·nes de route.
MZF, 25 août 2023
jeudi 17 août 2023 :: Permalien
publié dans Le Canard enchaîné, 16 août 2023.
Dès que leurs pêcheurs de maris revenaient au port, il leur fallait emboîter les sardines – les chambres froides n’existaient pas.
Dans les conserveries, elles travaillaient dix, quinze, dix-huit heures d’affilée. Elles tombaient de fatigue. Chantaient pour ne pas dormir. Commençaient dès l’âge de 8 ans. Étaient les ouvrières les moins payées de France. Portaient des sabots. Allaient à l’église, la même que celle des patrons, mais au fond. « La colère monte contre ces industriels qui se croient au-dessus du péché parce qu’ils trempent la main dans le bénitier tous les dimanches. »
Alors, quand le 21 novembre 1924, un contremaître refuse de les recevoir, tout explose. La grève. Dans les 21 conserveries du port de Douarnenez. Le Flanchec, le maire communiste de la ville, grande gueule, orateur-né, « archétype du multifiché », soutient leur grève d’enthousiasme. Charles Tillon, alors responsable de la CGTU en Bretagne, vient s’installer sur place. Pierre Bénard, qui douze ans plus tard sera rédac chef du Canard, vient pour une interview assassine de René Béziers, patron particulièrement borné.
Justin Godart, le ministre du Travail, finit par recevoir une délégation d’usiniers et une autre de grévistes. Effaré, il confie à ces derniers : « Vos patrons sont des brutes et des sauvages. » Opposés à toute négociation, ceux-ci embauchent une poignée de voyous briseurs de grève. Lesquels débarquent bientôt à Douarnenez. Le jour de l’An, dans un bistrot, ils tirent sur Le Flanchec, lui trouant la gorge. C’est l’émeute. Pour étouffer le scandale, les usiniers se résolvent à négocier. « On a eu les vingt-cinq sous ! Pemp real a vo ! » La grève a duré plus de six semaines.
En s’appuyant sur les meilleures archives, la journaliste Anne Crignon raconte cette fière saga avec empathie et vivacité. À lire à l’heure où un industriel breton, qui lui aussi trempe la main dans le bénitier tous les dimanches, fait des siennes…
Jean-Luc Porquet
jeudi 17 août 2023 :: Permalien
Publié dans Le Monde diplomatique, août 2023.
Hiver 1924. Pendant plus de six semaines, deux mille ouvrières des conserveries de sardines de Douarnenez vont battre le pavé en sabots, pour réclamer une augmentation de salaire et l’application des réglementations en vigueur. La journaliste Anne Crignon raconte « cette épopée sociale et victorieuse », rapportant les paroles de nombre d’entre elles, retrouvées dans les archives, la presse de l’époque et quelques ouvrages épuisés, leur donnant noms et visages. Daniel Le Flanchec, maire communiste, avait alors ouvert la salle du conseil à leurs réunions quotidiennes et le Parti envoyé ses cadres (le jeune Charles Tillon, Lucie Colliard), contribuant à la médiatisation du conflit au niveau national.
Anne Crignon souligne le caractère féministe de cette grève, reléguée entre oubli et folklore, d’où elle contribue à la sortir. Car la transmission des expériences sociales d’hier nourrit les combats d’aujourd’hui. D’ailleurs, la chanson Penn Sardin, composée par l’accordéoniste Claude Michel, appartient au répertoire des chants de lutte et est réactualisée régulièrement – on l’a entendue pendant le mouvement des « gilets jaunes ».
Ernest London
jeudi 17 août 2023 :: Permalien
Publié dans L’Humanité magazine du 20 juillet 2023
Anne Crignon livre un récit captivant sur la grève des ouvrières des conserveries de sardines, à Douarnenez, en 1924.
On les appelait les Penn Sardin. Dès l’enfance, les filles de la région de Douarnenez étaient envoyées à l’usine, où elles travaillaient jour et nuit pour mettre en boîte les poissons. Le 21 novembre 1924, après une humiliation de trop, les « filles d’usine » se sont mises en grève. D’abord chez Carnaud, « un groupe puissant à l’échelle nationale avec des succursales tout le long de la côte ». Soutenu par le maire de Douarnenez, le communiste Daniel Le Flanchec, le mouvement va s’étendre aux autres usines. Dehors, les femmes défilent avec le drapeau rouge et chantent leur slogan : « Pemp real a vo » (nous voulons 25 sous de plus).
Contre toute attente, alors que l’extrême pauvreté aurait dû les contraindre à reprendre le travail, les sardinières ont tenu bon. Malgré la riposte des patrons, qui font envoyer des mercenaires armés de Paris. Tandis que la presse de droite minimise la répression, l’Humanité titre : « À Douarnenez : première flaque de sang fasciste. » Le 6 janvier 1925, les ouvrières obtiendront l’application de la loi de huit heures, une majoration du travail de nuit et le paiement des heures supplémentaires. Journaliste à L’Obs et à Siné Mensuel, Anne Crignon a enquêté pendant deux ans. S’appuyant sur le livre homonyme de Lucie Colliard, paru en 1925 à la Librairie de l’Humanité, et sur les témoignages recueillis dans les années 1990 par l’écrivaine Anne-Denes Martin, elle reconstitue la grève et son contexte : la misère, le travail des enfants, le mépris des patrons, mais aussi l’émergence de personnalités comme Joséphine Pencalet, conseillère municipale communiste et première femme élue dans l’histoire de la Bretagne. Un récit captivant, très bien écrit, qui rappelle que les luttes peuvent être victorieuses.
Sophie Joubert