Le blog des éditions Libertalia

Brève histoire des socialismes en France dans CQFD

vendredi 25 juillet 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans CQFD, juin 2025.

Guerre ou Révolution.
Trahir le socialisme

Dans Brève histoire des socialismes en France, l’historien Julien Chuzeville revient sur les mutations du mouvement socialiste. À la fois réformiste et révolutionnaire, il parvient à s’unifier autour de la SFIO en 1905 avant que le parti trahisse ses principes et s’engouffre dans la guerre…

Au commencement : le socialisme. Un projet révolutionnaire, dont l’objectif est le renversement du capitalisme et son remplacement par une société sans classes, oppressions, ni exploitations. Né dans l’Europe capitaliste du XXe siècle, ce mouvement internationaliste « sans patrie ni frontières » se structure en France autour de la SFIO (Section française de l’internationale ouvrière). Parti de masse, elle cherche à amorcer des réformes sociales tout en conservant son objectif révolutionnaire et internationaliste. Mais quand la Première Guerre mondiale éclate, la SFIO se range du côté des belliqueux, au mépris des principes du mouvement... Une leçon historique très actuelle, que nous rappelle Julien Chuzeville dans Brève histoire des socialismes en France (Libertalia, 2025).

Réforme ou révolution ?

Dans les années 1880-1890, lorsque les premiers partis ouvriers se constituent, ils appellent indifféremment « socialisme » ou « communisme » le projet d’abolition de l’État et du capitalisme qu’ils souhaitent voir advenir. Ils se divisent cependant sur la marche à suivre : la prise du pouvoir d’État par le prolétariat, comme le défendent Jules Guesde et le Parti ouvrier (PO) ? Le socialisme réforme par réforme (Fédération des travailleurs socialistes de France) ou la grève générale portée par les syndicats (Parti ouvrier socialiste révolutionnaire) ? Dans les débats, réformes et révolution ne s’opposent pas toujours. Les plus révolutionnaires reconnaissent l’intérêt de réformes sociales – notamment la baisse du temps de travail quotidien – et les plus réformistes ne s’opposent pas « en principe » à la révolution. Certains partis socialistes parviennent à faire élire des militants – parfois ouvriers – dans des mairies et à l’Assemblée. Leur stratégie, c’est d’abord de «  faire connaître les idées socialistes ». Mais progressivement, le moyen devient une fin en soi : il s’agit de « faire campagne essentiellement afin d’avoir le plus d’élus possible ». Les candidats atténuent leur propos, parlent moins d’internationalisme, et plus de patriotisme et les résultats électoraux s’améliorent. Entre 1899 et 1903, l’entrée au gouvernement Waldeck-Rousseau du socialiste indépendant Alexandre Millerand divise les socialistes. Certains espèrent des réformes sociales. D’autres se méfient de l’enrôlement d’un socialiste dans un gouvernement bourgeois. Le bilan de Millerand leur donnera raison. Le ministre socialiste n’arrive à aucune avancée sociale et participe à un gouvernement qui réprime dans le sang des grévistes à Chalon-Sur-Saône et en Martinique.

La SFIO, une élite socialiste

Après l’échec de Millerand, les différents partis socialistes décident de former ensemble la SFIO en 1905, et reviennent aux principes du socialisme. Ils déclarent dans leur texte fondateur : « Tout en poursuivant la réalisation des réformes immédiates revendiquées [le parti] n’est pas un parti de réforme, mais un parti de lutte des classes et de révolution ». Le parti n’abandonne pas la participation aux élections, municipales et parlementaires, et dirige alors de nombreuses mairies, où il met en place des politiques sociales. À l’Assemblée, les députés, emmenés par Jean Jaurès, constituent un groupe d’opposition qui refuse toute alliance ou participation à un gouvernement bourgeois. Minoritaires, leurs projets de réformes – salaire minimum, assurance sociale ou abolition de la peine de mort – n’aboutissent pas. Mais les socialistes jouissent d’une tribune où ils clament des discours socialistes, et perturbe l’Assemblée en y chantant l’Internationale. Et le parti ne se limite pas à son groupe « politique ». Il est composé de dizaines de milliers d’adhérents. Ses militants – artisans, ouvriers, enseignants, employés – montent des sections locales où ils débattent, échangent et organisent le parti. Ils créent également des journaux dans lesquels ils se font le relais des luttes locales et expriment leurs opinions. Malgré tout, une petite élite politicienne se dégage : « Le groupe parlementaire n’est pas choisi par les militants [...] et ses délibérations ne font l’objet que de comptes-rendus brefs. » Progressivement, certains membres, comme le député Albert Thomas, révisent les positions anticapitalistes du parti et soutiennent la mise en place d’un capitalisme d’État par la gestion d’une élite d’« experts » socialistes. C’est l’action des masses qu’on cherche alors à mettre de côté : « L’émancipation de la classe travailleuse ne doit plus être l’œuvre de la classe travailleuse elle-même, mais l’œuvre de spécialistes », résume Julien Chuzeville.
En 1912, face à la crainte d’un embrasement mondial, les socialistes européens réunis à Bâle proclament l’unité du prolétariat européen et préconisent la grève générale mondiale pour empêcher la guerre. Mais quelques mois avant le conflit, rien ne semble pouvoir empêcher les États de s’affronter. Pas même Jean Jaurès, partisan de la paix, assassiné par un nationaliste en 1914. Emmené par les guesdistes, pourtant révolutionnaires, le parti cède alors aux injonctions guerrières, et vote les crédits de guerre.
Les socialistes entrent dans le gouvernement d’« Union sacrée » du président Raymond Poincaré, qui suspend illico la liberté d’expression et d’opinion. À l’intérieur du parti, ils refusent la participation d’étrangers et coupent toute relation avec le SPD (Parti social-démocrate d’Allemagne). Les deux partis ont pleinement intégré le nationalisme. « Ils se vivent désormais avant tout comme des Allemands et des Français, ennemis dans la guerre avant d’être des socialistes. » Mais à l’intérieur de la SFIO, certains résistent. Les Zimmerwaldiens – qui fonde leur tendance en 1915 à Zimmerwald (Suisse) – s’opposent à cette trahison et signent un manifeste internationaliste et antiguerre qui circule clandestinement. En 1917, la SFIO quitte finalement le gouvernement après n’avoir obtenu aucune avancée sociale pour la classe ouvrière et avoir participé à une économie de guerre mortifère, dont le patronat a largement profité. Au XXe siècle, la SFIO, qui deviendra en 1969 le Parti socialiste (PS), continue la lente révision de ses principes. Concentré sur la conquête du pouvoir, le parti est bureaucratique et coupé de sa base ouvrière. Celle-ci s’incarne alors davantage dans les syndicats, certains partis trotskystes ou mouvements libertaires. Aujourd’hui, alors que la guerre rôde en Europe, aucun parti de « gauche » au Parlement ne se fonde sur l’internationalisme pour s’opposer à la guerre. Jean-Luc Mélenchon, qui se réclame souvent du socialisme historique de Jaurès, souhaite assurer « une industrie de défense souveraine et performante » et s’inquiète du déclin de la France sur les cinq continents. Socialistes, vous avez dit ?

Étienne Jallot

Larzac dans Ballast

jeudi 3 juillet 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Ballast, le 30 juin 2025.

Le plateau du Larzac est un symbole des luttes paysannes. Dans les années 1970, le projet d’extension d’un camp militaire mobilise les paysan·nes qui refusent de se voir expropriés. 103 d’entre elles et eux prêtent le serment de ne pas quitter leur terre. Dix années de lutte non-violente déboucheront sur une victoire : iels obtiennent la gestion collective des 6 300 hectares de terres agricoles sauvées des bidasses. La Société civile des terres du Larzac (SCTL) est créée en novembre 1984. Six mois plus tard, elle signe avec l’État un bail emphytéotique prenant fin en 2013 mais qui sera renouvelé jusqu’en 2083. La SCTL regroupe une centaine de sociétaires, qui se réunissent en AG une ou deux fois par an. Le principe directeur qui les guide est celui de la propriété d’usage : l’attribution d’un logement et de terres se fait sur présentation d’un projet qui doit être validé par les sociétaires. Une fois à la retraite, il faut s’en aller. L’apport financier mis en entrant est reversé, avec une compensation pour les éventuels travaux effectués, pactole qui permet de s’installer ailleurs. Le système permet à de démarrer une activité pour des paysans qui ne disposent pas d’un héritage foncier ou d’un capital économique leur permettant d’acheter des terres. Comédien, Philippe Durand est allé à la rencontre des habitant·es et a recueilli leurs paroles, transmises sans commentaires dans l’ouvrage. Les points de vue sont variés, du conseil de gérance à celui d’ancien·nes ou de personnes arrivées plus récemment. L’ensemble permet de se faire une idée de cette alternative non capitaliste de gestion du foncier agricole, loin du modèle de l’agro-business défendu par la FNSEA. La Confédération paysanne est d’ailleurs très présente dès les débuts de la SCTL et dans les propos des interviewé·es — mais « c’est pas que ça », comme le précise l’un d’eux, qui rappelle la diversité des profils au sein du projet et les tensions qui peuvent demeurer entre « gens du coin » et « nouveaux et nouvelles arrivant·es ».

L.

Dévier dans Fracas

jeudi 3 juillet 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Fracas, été 2025.

Parce que dévier, ce sont « des gestes avant d’être des paroles », l’ethnologue Guillaume Sabin restitue une enquête de terrain auprès de ceux qui ont bifurqué. Raccordant l’expérience de ces derniers à plusieurs pensées (William Morris, Victor Papanek…), cet essai articule l’« économie de l’émancipation » du philosophe Jacques Rancière à une « écologie des relations », pour offrir un horizon libérateur à une lancinante question : « Comment être dedans et faire autrement » ?

YB

Dévier dans lundimatin

vendredi 27 juin 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans lundimatin#478, le 3 juin 2025.

Dévier pour aller vers

« Rappelle-toi ce qu’a dit M. Guizot, qu’un travail incessant tenant l’ouvrier sans relâche à assurer le pain du lendemain était la condition indispensable pour garantir la société… » Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires, cité in Guillaume Sabin, Dévier.

Guillaume Sabin a lu Jacques Rancière et il en fait un profit utile. De même que l’auteur de La Nuit des prolétaires a travaillé à partir d’archives ouvrières pour décrire un quotidien occulté, mais aussi rapporter les aspirations et les capacités réelles d’une société mal représentée, sinon jamais, par les livres d’histoire ou de sociologie, comprendre le monde dans son économie, son possible système d’échanges, ne peut se faire qu’en écoutant les visages, c’est-à-dire les parcours individuels ou intracollectifs. C’est donc en ethnologue qu’il est que Sabin enquête sur des expériences de terrain dont il scrute les protagonistes, les interrogeant sur leur aventure de vie située en dehors des cadres les plus valorisés ordinairement. Il cite Robert Capa pour qui, si une photo n’est pas bonne, c’est qu’elle n’est pas prise d’assez près. À travers cet ouvrage le lecteur doit donc s’approcher des manières de vivre et d’intelligencer de quelques micro-sociétés en phase d’élaboration, et donc en devenir perpétuel.

À l’époque où l’épuisement physique des travailleurs de force s’est vu relégué, sur le plan de la notoriété, par le burn-out de professions moins salissantes, les prolétaires des catégories les plus diverses connaissent un sort évidemment peu enviable. Cependant, si un peu partout des expériences d’un autre ordre que celui de la performance et du rendement sont menées avec enthousiasme et imagination, c’est que leurs protagonistes n’ont que faire des promesses de la vie matérielle.
L’organisation du travail depuis le XVIIIe siècle et l’industrialisation n’a fait qu’instrumentaliser le travailleur en le mettant en concurrence avec la machine à laquelle il est attaché, il ne peut la soumettre qu’à condition de s’y accorder, en quelque sorte d’en parler la langue, non sans perdre de la sienne. Guillaume Sabin rappelle qu’en Angleterre au XIXe siècle des inspecteurs de fabriques « dénonçaient le sort des enfants soumis à des horaires de travail qui ne leur permettaient pas de regagner leur foyer et qui en conséquence dormaient dans des fossés ». Il ajoute : « L’exploitation de la force de travail est poussée jusqu’à l’épuisement : en 1860, dans la ville de Nottingham, un meeting exige la limitation de la journée de travail à… dix-huit heures. »

Outre la soumission à la machine, c’est la division du travail en tâches uniques et répétitives qui fait perdre au travailleur le sens de tout accomplissement. Plus récemment on a vu, sans doute plus visibles et plus nombreux qu’auparavant, se multiplier les emplois à la fois inutiles, sinon nuisibles, et grassement valorisés, comme si une certaine classe d’incapables s’entretenait elle-même à travers des jeux de compromissions et d’intérêts bien compris. Des emplois qui s’ajoutent à des petits emplois tout aussi peu justifiables. On pense bien sûr au livre que David Graeber a consacré à ces bullshit jobs, en écho à des enquêtes effectuées dans différents pays et indiquant que plus d’un tiers des personnes à l’œuvre sentent que leur boulot ne sert à rien.
À partir de ces constats, comment ne pas comprendre celles et ceux qui, parmi bien d’autres, ont choisi « [une] vie qui résiste sans se considérer forcément comme une lutte, qui compose avec l’existant sans s’y laisser enfermer. »

Le corps est ce par quoi passe la vie, y réside le temps de faire son âge et s’en aller. La production a besoin de ce corps, de sa puissance et de sa disponibilité. Aussi faut-il se désintéresser des performances et de la productivité pour elle-même, si l’on veut au moins préserver sa relative liberté. Sinon, c’est le diktat de l’horloge en vue de l’efficacité du travail, travail qui doit être dès lors discipliné, soumis aux cadences et à l’autorité patronale. Le plus souvent, le choix réaliste consiste à combiner les deux, à faire alterner les périodes de travail discipliné avec d’autres qui rendront possible davantage de disponibilité, de créativité, de relations affinitaires. Conserver un pied dans la société majoritaire permet d’appréhender une réalité plus large, de saisir dans quel monde on vit, qui ne ressemblent pas toujours à celui que nous percevons depuis l’intérieur de nos cercles amis. Le modèle qui s’est généralisé, capitaliste et individualiste, n’a que peu à voir avec nos aspirations (mais correspond-il pour autant aux aspirations passives de ceux qui s’y engagent de tout cœur, non sans le subir ?).

Parmi les expérimentations observées par Sabin, une noria singulière dans la campagne du Morbihan et d’Ille-et-Vilaine, celle d’un car aménagé en épicerie solidaire allant à la rencontre des habitants et colportant aussi bien les nouvelles que les produits nourriciers ou d’entretiens. Si le « Car à vrac » circule et remplit son office à merveille, c’est qu’une paire de bipèdes imaginatifs s’en occupe avec joie et courage. Émilie est assistante sociale à temps partiel et par intermittence, elle a refusé un CDI, le temps personnel est trop précieux pour être toujours empiété, d’autant qu’il y a aussi quelques moutons qui réclament de l’attention, et le potager, les plantes aromatiques, etc. Avec son conjoint Mathias, avec qui elle a deux enfants, Samuel et Wilhem, elle mène cette vie indépendante, entre une belle autonomie, voulue et construite, et l’essentielle sociabilité guidée par l’expérience continue du « Car à vrac ». À force d’entraide, de travail bénévole, d’intelligence collective, on s’empêche les uns et les autres de s’endormir ou s’atrophier, au contraire on concourt à un épanouissement que les courbes des habituelles statistiques oublieront de prendre en compte.
Voilà qui constitue une sorte de contre-exemple exemplaire dans un département où l’entreprise multinationale Lactalis, géant de l’agro-alimentaire, a reçu plus de dix millions d’euros d’aides publiques, peut-être en remerciement d’une pollution qu’elle a su occasionner en 2017, tuant plusieurs dizaines de milliers de poissons dans une rivière (La Seiche) !
N’est-ce pas là deux mondes qui s’opposent, celui de l’enrichissement sans frein et celui de la gratuité ? Lequel se rit de l’autre ? Nous savons de quel côté se trouve la viabilité, mais faire les mauvais choix est aussi une affaire humaine, erreur comprise. Et encore faut-il apprivoiser la peur de manquer ou d’être isolé, perdu. C’est un apprentissage de la survie qui passe par la sociabilité, le goût d’apprendre et de partager. Non sans goûter la joie de faire avec la matière vivante, en pétrissant la pâte à pain, ou encore la terre du jardin, et en voisinant avec les autres, des plus évidemment familiers aux plus divers, tous nécessaires à l’intensité de vie que chacun est en droit d’éprouver. Entre les habitudes qu’on s’est choisies et les surprises ménagées, l’ennui oublie de naître, non pas les inquiétudes, mais justement le chemin est à tracer encore, dans un inconnu qui n’a rien de foncièrement hostile.

Un jeune collectif installé à Kergoat, non loin de Brest. Cinq colocataires qui n’ont pas l’intention de se laisser dévorer par le travail ; aussi s’agit-il pour eux, en divisant un loyer, de ne pas être contraint à donner tout son temps pour seulement tenir le nécessaire. Et les voilà qui s’intéressent au Manifeste contre le travail rédigé par le groupe Krisis. À cet endroit on fabrique du pain et dehors une parcelle d’un hectare est investie par des plantations d’arbres fruitiers et par des cultures de pommes de terre, de courges, d’oignons ‒ deux des colocataires étant maraîchers, mais qui tiennent compte de l’avis des autres pour organiser ce champ. Le fournil où est cuit le pain sert aussi de salle des fêtes pour des bals, concerts, répétitions, ateliers de danse ou salle de boxe ; on le voit : toutes sortes de farines y sont ainsi traitées pour le meilleur. Membre de ce mini-groupe, Maelle, interlocutrice privilégiée de l’enquêteur, se confiant sur son parcours, elle semble regretter tant de temps perdu à l’école, concédant tout juste que les études qu’on a faites nous donnent sans doute plus facilement le droit de dire non (près de qui ?).
Ailleurs en Bretagne, nous rencontrons Diane, une artiste nomade qui a inventé d’aller vérifier sur place les plus étranges représentations de Google Map, celles-là même qui ont intrigué les personnes qu’elle s’offre de satisfaire en leur rapportant son témoignage d’une réalité que l’écran d’un ordinateur ou d’un smartphone ne peut rendre en aucun cas. Elle parle d’un « service d’exploration du monde virtuel ». Errante parmi les errant·es, elle s’habitue à vivre un peu quelque part, ne rapporte de ses excursions que des mots notés dans des carnets rigoureusement ordonnés. La voici maintenant à Rennes, participant à la vie sociale qui se tisse dans une friche industrielle, toujours à la rencontre des autres, dans la rue, dans les bus ou en partageant telle ou telle activité. Les liens nés ainsi sont ce qu’il y a de plus précieux, « les amitiés ont cet avantage sur les biens matériels qu’elles se partagent à l’envi sans jamais s’épuiser ».

« À côtoyer Diane, écrit Sabin, on pourrait croire que sa vie est dispersée, émiettée en autant d’activités formant un ensemble hétéroclite, éparpillée en journées qui ne se ressemblent pas, en rencontres aussi variées que l’autorise notre société stratifiée. Or, c’est justement ça qui pourrait servir de fil d’Ariane et de sextant : ce refus viscéral des cases et des frontières. Vivre dans une boîte, se laisser enfermer, voilà l’angoisse qui taraude Diane et dont elle cherche à s’échapper chaque jour… » et que toute fonction s’improvise dans l’instant, elle garde ses nuits pour écrire, consigner les événements, tous sensés, de la journée, même si tout va trop vite et qu’il y a le risque de devenir « consommateurs des expériences » que l’on vit. C’est aussi Diane qui a fait le constat que « c’est le confort qui t’empêche de rencontrer du monde. Il y a besoin d’avoir des manques dans sa vie pour pouvoir aller vers l’autre ».
N’est-ce pas Sénèque qui invitait à pratiquer la pauvreté, « afin de juger par soi-même », précisant que « la pire infortune ne privera pas de l’indispensable » ?
Il est sans doute significatif que Guillaume Sabin ne semble avoir à convoquer, en termes de littérature proprement dite sur la condition ouvrière, que l’inusable L’Établi de Robert Linhart et le plus récent À la ligne de Joseph Ponthus, qui nous parlent en tant que témoignages livresques d’un monde toujours à l’œuvre, celui de l’exploitation (plus guère usité, le terme recouvre pourtant une condition n’ayant pas cessé d’être). On pourrait citer aussi certains livres de Jean Meckert ou le roman de Roger Vaillant, 325 000 francs, comme autant de repères fictionnels hautement plausibles, marqueurs d’un esclavage toujours là, cruel, même s’il est euphémisé. Ou encore, le poète Thierry Metz, auteur notamment du Journal d’un manœuvre. Toujours est-il que la condition ouvrière aujourd’hui encore ne filtre guère des usines et autres enclos pour bipèdes asservis, qu’elle n’est pas ou bien peu partagée à l’extérieur, sauf le plus souvent par des « intermittents » qui ne la découvrent que pour mieux s’en éloigner, car elle est, de fait, insupportable, sauf à risquer de s’y éteindre.

Jean-Claude Leroy

Entretien avec Guillaume Sabin et Irène Pereira dans Socialter

vendredi 27 juin 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Socialter n° 69, mai 2025.

« Les gilets jaunes sont un très bon exemple d’éducation populaire »

L’écologie politique peut-elle s’apprendre ? Si oui, comment ? L’éducation populaire, monde associatif qui œuvre en dehors des sentiers battus, est un lieu de choix pour aborder les enjeux et les actions à mener dans les luttes écologiques. Encore faut-il qu’elle y soit sensible. Nouvelles pédagogies ou transformation politique au quotidien ? Entretien avec Irène Pereira, philosophe, et Guillaume Sabin, ethnologue, sur les confluences entre écologie politique et éducation populaire.

Vous avez tous les deux travaillé dans le milieu de l’éducation populaire : comment expliquer que l’écologie politique soit encore peu visible au sein de ce mouvement ?

Guillaume Sabin. J’ai d’abord connu ce milieu en tant que jeune éducateur, salarié d’une association à Brest, puis lors d’une longue expérience en Amérique latine, notamment en Argentine. Or, dans le contexte latino-américain, l’éducation populaire est toujours couplée à la notion de mouvement social, et donc aux luttes environnementales. 
La première fois que j’ai entendu parler d’Agenda 21 (« plan d’action » pour le XXIe siècle adopté au sommet de la Terre en 1992, NDLR), c’était du côté des mouvements paysans autochtones argentins qui se revendiquaient très clairement de l’éducation populaire. D’ailleurs, certaines personnes avaient été directement formées par le pédagogue brésilien Paulo Freire. Or en France, certaines organisations d’éducation populaire, en se concentrant sur des domaines très spécifiques, la jeunesse ou les loisirs, se sont déconnectées des luttes environnementales.

Irène Pereira. Comme le souligne Guillaume, les mouvements d’éducation populaire dans le contexte latino-américain et étatsunien se sont intéressés de longue date à l’écologisme des pauvres, puis à l’« éco-pédagogie » à la suite de Paulo Freire.
En France, des personnes dans le mouvement associatif ont pu être influencées par des penseurs comme André Gorz ou Françoise d’Eaubonnedès les années 1960, mais l’intersection entre justice sociale, racisme et environnement s’est faite plus tardivement. Par exemple, la notion de racisme environnemental, qu’on retrouve aujourd’hui dans certains dispositifs d’éducation populaire, n’a vraiment émergé que très récemment avec des personnalités comme Fatima Ouassak (lire Socialter n°62).

Plusieurs collectifs qui se revendiquent de l’éducation populaire – qu’il s’agisse de coopératives comme Le Pavé ou les Groupes de pédagogie et d’animation sociale, insistent sur l’importance de sensibiliser les participants aux affects, au soin (care), et à l’attention portée à son « milieu », comme vous l’écrivez Guillaume. Quel lien faites-vous entre ces pratiques et les luttes écologistes ?

G.S. Quand on parle d’environnement, on pense souvent aux « milieux naturels ». Les sorties se font en forêt, en montagne, à la mer… Mais l’approche environnementale telle que j’ai pu la pratiquer avec la pédagogie sociale, c’est celle plus générale du « dehors », qu’il soit rural ou urbain. Cela pousse à une forme d’attention aux choses et aux gens. 
Ce type de pratiques pédagogiques – quand les enfants ou les adolescents prennent un bus pour aller au quartier voisin ou découvrent le quotidien d’un ouvrier du BTP, d’un pêcheur ou du boulanger – cela les invite à se soucier de l’environnement immédiat, humain et non humain. Ils se confrontent à l’altérité, à la réalité des injustices, aux modes de consommation, aux normes instituées.
Pourquoi les poubelles sont-elles ramassées plus souvent dans tel quartier en centre-ville et pas chez moi ? Prêter attention aux êtres et aux choses est une façon d’aller à rebours de tout ce qui constitue le monde capitaliste, qui incite à se désintéresser des conditions de vie, des modes de production, etc. Ainsi, sans le savoir, de nombreux mouvements écologistes font de l’éducation populaire et des mouvements d’éduc’ pop font de l’écologie politique.

Guillaume, dans Dévier, c’est plutôt le quotidien, la pratique manuelle et la façon de s’extraire des « normes » que vous mobilisez comme vecteurs d’éducation populaire…

G.S. Mon approche de l’écologie se fait plutôt au « ras de terre ». L’expression m’importe car elle implique la notion d’attention au monde et au non-vivant, créant une nouvelle écologie des relations : observer, écouter, récupérer, nouer des liens… Dans ce livre, j’ai partagé le quotidien de personnes ayant suivi la formation « Éducation populaire et transformation sociale » (cursus qu’il a coordonné entre 2015 et 2019 à l’Université de Rennes, NDLR).
Je montre comment elles agissent, fabriquent du lien et du collectif en adoptant d’autres modes de vie, pas tout à fait assujettis au travail discipliné, plus autonomes et refusant la hiérarchie. Ces individus, trentenaires ou plus âgés parfois, effectuent ce mouvement qui fonde certaines formes d’éducation populaire  : une manière de remettre en cause la séparation du travail « manuel » et « intellectuel ». Leurs activités mobilisent sans cesse l’intelligence, la réflexivité, c’est d’ailleurs ce qui définit le bricolage et l’artisanat en général.
Cela passe par des gestes : auto-construire son habitat, s’essayer à de nouvelles activités, qui mobilisent le corps et l’esprit (cuisine, boulange, maraîchage, mécanique…). Ces activités nécessitent du temps : pour apprendre, entretenir des amitiés, se mobiliser contre des grands projets inutiles…

Quels sont selon vous les outils d’éducation populaire (on pense à l’arpentage ou les conférences gesticulées) qui vous semblent pertinents dans les luttes écologiques actuelles ?

G.S. Paulo Freire disait aussi qu’aucun système de domination ne supporterait que tous les dominés se mettent à dire « pourquoi ? ». Ainsi, lorsque les individus s’interrogent sur la pollution d’une rivière, d’une plage, d’une forêt et commencent à dérouler des fils, ils entrent dans cette logique d’enquête. Dans les luttes actuelles, on fait appel à des naturalistes, à des chercheurs, à des militants aguerris, on fait réseau, on mène une enquête, on problématise. Or, problématiser, c’est refuser le consensus, c’est poser des questions qui font mal.
L’enquête est à la fois corrosive et subversive, c’est un bon moyen de construire de l’égalité, car les gens parlent de leur situation, ils sont sujets d’une lutte, ce sont les premiers concernés et cela ne les empêche pas d’aller chercher des alliés. Beaucoup de luttes locales aujourd’hui produisent un nombre impressionnant d’enquêtes collectives ! C’est une expérience de mobilisation qui est relativement neuve et qui tient compte finalement du niveau d’instruction élevé de nos sociétés contemporaines.

I.P. Le mouvement féministe et ses pédagogies, avec les groupes de conscience et de parole, ont permis aussi de développer cette approche, de faire le constat que des expériences individuelles étaient aussi des expériences collectives et d’objectiver des situations. En passant par des éléments factuels, on peut les articuler avec d’autres formes de savoirs  : artistiques, scientifiques, quotidiens, personnels.

G.S. Il ne faut en effet pas confondre le besoin d’éducation qui est énorme, avec le besoin «  d’éducateurs  » dont on peut se passer. Se mobiliser pour une lutte réactive une nécessité et un désir d’acquérir des compétences, de prêter attention à qui nous entoure  : du savoir-faire du voisin au diagnostic des forces en présence, des alliés possibles… Je pense par exemple à des espaces de formation collective comme l’Atelier Paysan, où l’on construit des machines agricoles en copyleft. Chacune et chacun pourra expérimenter et à son tour devenir passeuse ou passeur de connaissances.
D’ailleurs, sur ce point, les Gilets jaunes sont un autre très bon exemple d’éducation populaire  : personne n’est venu les éduquer, ils ont créé des connaissances à partir de leur expérience sur les ronds-points. Les cahiers de doléances nés de ce mouvement sont le témoignage d’une appropriation politique, d’un désir d’égalité… rien d’étonnant à ce que le pouvoir en place ne soit pas pressé de les rendre publics ! (Le 11 mars 2025, l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité une résolution demandant la diffusion et la restitution de ces cahiers, NDLR.)

Quels sont les défis de l’éducation populaire dans le contexte actuel de restriction des libertés, notamment dans l’espace public ?

G.S. Depuis la crise du Covid, les pédagogues de rue (qui pratiquent la pédagogie sociale, NDLR) doivent montrer patte blanche dans l’espace public qui est leur lieu de travail depuis trente ans et où ils n’avaient, jusqu’à présent, pas à se justifier de leur présence et des activités qu’ils y menaient.
Nous avons besoin de réinvestir l’espace public, car c’est un lieu crucial pour rencontrer des personnes en désaccord ou éloignées de nos cercles, de nos convictions, de nos univers. Ne pas le faire, c’est laisser s’installer les divisions que le modèle dominant affectionne tant. Un autre écueil serait de se dire qu’il suffirait que les gens aient pris conscience des inégalités ou des injustices pour qu’ils agissent. Or, il est nécessaire de passer de la pensée au geste, ça n’a rien de simple, cela nécessite de multiplier les expériences concrètes, de solidarité, d’apprentissages mutuels pour pouvoir réellement commencer à construire ce que pourrait être un monde post-capitaliste.

I.P. Je suis d’accord, il n’y a pas de lien mécanique entre la prise de conscience et l’action  ! La conscientisation doit être suivie d’organisation, d’union, de coopération, de travail de la culture des mouvements sociaux. Franck Lepage et Christian Maurel (théoriciens et praticiens de l’éduc’ pop, NDLR), le rappelaient aussi  : il faut travailler la dimension culturelle des mouvements. Et pour reprendre Gramsci, « tout rapport d’“hégémonie”est nécessairement un rapport éducatif   ». L’enjeu maintenant est d’analyser les pédagogies mythifiantes de l’extrême droite et de produire des contre-pédagogies afin de les démythifier. 

Clea Chakraverty