Le blog des éditions Libertalia

Nous refusons sur Mediapart

lundi 5 mai 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur Mediapart, le 4 mai 2025.

« Nous refusons » :
ces Israéliens qui ne veulent plus servir sous les drapeaux

À travers un nouveau livre qui vient de paraître, l’auteur et photographe Martin Barzilai poursuit son travail auprès de celles et ceux qui disent « non » à l’armée en Israël. Un phénomène qui a pris une lumière nouvelle depuis le 7-Octobre.

« La chose la pire qui soit en Israël, à part être palestinien, c’est être un traître. » Eviatar Rubin a 22 ans. Quand le photographe Martin Barzilai le rencontre pour la première fois il y a deux ans, l’attaque terroriste du Hamas et la riposte israélienne n’ont pas encore eu lieu.
Le jeune homme, qui vit à Haïfa, est déjà déterminé : pas question de faire son service militaire, pas question de « participer à l’occupation sioniste, à un régime d’apartheid ». Alors il refuse de rejoindre l’armée. Il passera pour cela quatre mois en prison. Puis il retournera à ses activités militantes : manifestations politiques et soutien aux familles palestiniennes expulsées de leur logement.
Après le 7-Octobre, c’est le choc. La gauche israélienne à laquelle Eviatar appartient a du mal à se positionner. L’activisme est devenu plus difficile, plus risqué aussi. Mais les convictions du jeune Israélien se sont aiguisées. « La guerre ne s’arrêtera pas tant que Nétanyahou la voudra, confie-t-il deux mois plus tard. Or il n’a pas d’objectif […]. Nous n’allons pas rétablir la sécurité. Il n’y a pas de victoire militaire au bout du chemin. »

Regards graves

Ce témoignage et une quinzaine d’autres composent le nouveau livre de Martin Barzilai, Nous refusons. Dire non à l’armée en Israël, sorti le 25 avril aux éditions Libertalia, qui constitue une sorte de suite à un premier opus sorti en 2017, Refuzniks, et poursuit un travail entamé il y a seize ans.
Les personnes rencontrées ou retrouvées, hommes et femmes, âgé·es de 18 à 63 ans, ont pour point commun de n’avoir pas rempli leurs obligations militaires, que ce soit en renonçant dès leur première convocation, en démissionnant en cours de mission, ou en refusant d’être réserviste. Saisi·es dans l’objectif du photographe, ils et elles portent un regard grave, dans lequel on devine des interrogations profondes sur l’avenir.
Certain·es évoluaient déjà dans un milieu politisé, de gauche, solidaire des Palestinien·nes et critique de la colonisation. D’autres ont pris conscience de ce qu’il se passait dans leur pays avec le 7-Octobre, parfois à contre-courant de leur milieu, de leur famille.
C’est le cas d’Itamar Greenberg, qui a grandi dans une communauté ultraorthodoxe. Une révélation digne de la caverne de Platon pour ce jeune homme qui, entre l’école religieuse et la maison, n’avait jamais entendu parler de l’occupation auparavant et qui, pour naviguer sur Internet, devait contourner un filtre religieux mis en place par ses parents. Depuis, il se rend régulièrement en Cisjordanie pour faire de la « présence protectrice » afin d’empêcher les colons d’avancer sur les terres palestiniennes.

Un phénomène impossible à quantifier

À l’heure où l’offensive de l’armée israélienne a fait plus de 50 000 morts à Gaza, l’ouvrage de Martin Barzilai fait du bien. Il montre que des résistances sont à l’œuvre en Israël face à cette guerre dévastatrice, que les voix de la paix – alors que certaines ont été sauvagement tuées dans l’attaque du Hamas – ne se sont jamais tues, que le pacifisme continue de parler aux jeunes générations.
Il en faut du courage pour aller affronter une commission militaire afin de défendre sa position d’objecteur ou objectrice de conscience, ou pour remettre en question le récit dominant d’un pays constamment menacé… « L’armée ne protège plus Israël mais défend le projet de colonisation », dit l’un des personnages du livre.
Combien sont-ils, combien sont-elles, aujourd’hui, à refuser de prendre les armes dans ce pays où le service militaire dure trois ans pour les hommes, deux ans pour les femmes ? Impossible de le savoir avec précision, l’armée israélienne ne communiquant pas sur le nombre de personnes exemptées, de désertions, ou encore de peines de prison. Un chiffre, toutefois, atteste une certaine distance par rapport à l’institution militaire : 50 % des conscrit·es ne vont pas au bout de leur service.
Depuis un mois, trois lettres publiques signées par des groupe de réservistes parues dans la presse israélienne ont appelé à la fin immédiate de la guerre à Gaza. L’une d’elles était signée par près d’un millier d’anciens membres de l’armée de l’air, parmi lesquels 60 réservistes en service… Signe que les positions sont en train de bouger, que les justifications de la guerre ne sont plus entendues de la même façon qu’il y a un an et demi.
« Il est difficile de savoir si le phénomène des refuzniks reste minoritaire ou s’il concerne davantage de monde que les voix qui s’expriment déjà publiquement, explique Martin Barzilai à Mediapart. Car il y a beaucoup de refus “gris” comme on les a connus en France dans les années 1980-1990, où de nombreux hommes se faisaient réformer “P3” ou “P4” pour échapper au service militaire. Dans les milieux artistes et progressistes, notamment à Tel-Aviv, beaucoup invoquent ainsi des problèmes psychologiques pour éviter l’armée. Les femmes s’en sortent souvent en disant qu’elles sont religieuses. Dans tous ces refus, on ne peut pas savoir quelle est la proportion de celles et ceux qui le font en étant conscients de ce qui se passe. »

Des exils « pour raisons politiques »

Einat Gerlitz, elle, n’a pas voulu dissimuler son choix : elle l’a fait savoir publiquement et a passé au total 97 jours en prison. Beaucoup de ses amis ont réussi à se faire exempter « pour raison psychiatrique » et n’osent pas, comme elle, en faire un geste politique. « Mon refus s’exprime aussi en leur nom », témoigne-t-elle.
Point commun de ces refuzniks rencontré·es par le photographe : le sentiment d’une certaine solitude, même si la plupart vont la dépasser en retrouvant des semblables. Éviter le service militaire dans un pays dont il est constitutif de la citoyenneté n’est pas anodin dans la construction de son identité, et n’est pas sans conséquence pour sa carrière professionnelle.
Pour Elisha Baskin, cette décision a été suivie, quelque temps plus tard, d’un départ pour l’étranger « pour raisons politiques ». Beaucoup de gens autour d’elle ont pris un chemin similaire, raconte cette trentenaire aujourd’hui installée en France. Elle fait partie, désormais, d’un groupe qui rapproche Israélien·nes et Palestinien·nes arrivé·es comme elle sur le continent, une « même communauté » de gens « un peu perdus en Europe ».
Avec cette nuance de taille : « Nous, Israéliens, nous avons choisi notre exil pour des raisons politiques, alors que les Palestiniens sont des réfugiés. »

Amélie Poinssot

Robin des Bois dans Le Cours de l’Histoire sur France Culture

lundi 24 mars 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

William Blanc, Justine Breton et Jonathan Fruoco étaient les invités de Xavier Mauduit dans Le Cours de l’Histoire du 11 mars 2025 sur France Culture.

Nous partons sur les traces d’un brigand au grand cœur… Un brigand ou plutôt des brigands, tant son image est plurielle et varie selon les versions produites à travers les siècles, des chroniques médiévales aux séries télévisées, en passant par le dessin animé ; Robin des bois est une bande de brigands à lui tout seul !

« Je connais des rimes de Robin des Bois »
Le Robin des Bois historique n’a manifestement pas existé. En l’absence de sources qui établissent la réalité d’un tel personnage, les historiennes et historiens concluent plutôt à une synthèse littéraire aux multiples influences, d’abord orales. La première apparition écrite du personnage date de 1377, dans une des œuvres les plus importantes de la littérature médiévale anglaise, Pierre le Laboureur de William Langland (1332-1386). La mention ne se limite pourtant qu’à une phrase isolée – "je connais des rimes de Robin des Bois" – et les premières traces de l’histoire telle qu’elle est connue aujourd’hui n’apparaissent qu’au milieu du 15ᵉ siècle, dans Une geste de Robin des Bois : confrontation avec le shérif de Nottingham, concours de tir à l’arc, rencontre entre Robin et le roi… Dans cette version, Robin est un yeoman, c’est-à-dire un paysan petit propriétaire terrien, fier de son identité rurale qu’il revendique face à la noblesse et à l’Église. Le vert qu’il arbore n’est pas qu’un bon moyen de se camoufler dans la forêt ; Jonathan Fruoco, historien médiéviste à l’Université Paris Nanterre, explique : « C’est une couleur qui est associée à sa classe sociale, celle des yeomen. Le “vert de Lincoln”, cité comme la couleur des vêtements de la capuche [hood en anglais] de Robin, est très spécifique. C’est une couleur peu noble parce qu’elle se délave facilement, d’où la tendance à l’éviter dans la noblesse. » Le vert emblématique de Robin est donc, avant tout, une marque sociale.

Jouer (à) Robin
D’abord incarné à l’occasion de fêtes de village, le personnage de Robin est ciblé par le pouvoir royal d’Henri VIII puis d’Élisabeth Ire qui jugent ces célébrations populaires incompatibles avec l’anglicanisme. Alors réécrit pour correspondre aux exigences du théâtre élisabéthain, le personnage s’anoblit : il devient le comte de Huntingdon, un homme dépossédé de ses terres qui cherche à les récupérer. Sous l’influence des chroniqueurs du 15ᵉ siècle, qui ont situé la légende au temps de Richard Cœur de Lion et de Jean sans Terre, le théâtre dote Robin d’une épaisseur historique fictive.
Dans le même temps, « Robin des bois » devient un surnom pour de vrais hors-la-loi. Les autorités se servent de l’expression pour disqualifier les contrevenants, tandis qu’il arrive à ces mêmes contrevenants de le revendiquer. Cette ambivalence est particulièrement sensible outre-Atlantique, où le nom sert tantôt à désigner des pirates dangereux, tantôt à valoriser l’opposition du monde rural à l’État fédéral. Après la guerre de Sécession (1861-1865), le sudiste et esclavagiste Jesse James incarne ce combat contre les Républicains, capitalistes et selon lui oppresseurs des honnêtes ruraux. Le déguisement occupe une place centrale. À cet égard, William Blanc, historien spécialiste des représentations du Moyen Âge dans les cultures populaires, emprunte au théoricien russe Mikhaïl Bakhtine le concept de « carnavalesque » : la légende de Robin est « une fête, une transformation, un moment de déguisement où on renverse les valeurs [sociales et morales] », où les femmes, comme Marianne, s’habillent comme des hommes et où les riches sont détroussés au profit des plus pauvres.

Robins et Mariannes
Si le cinéma et la littérature populaire contribuent à fixer un imaginaire, y compris chez les enfants, l’histoire de Robin des Bois est constamment réécrite pour répondre aux enjeux du présent. Le film hollywoodien d’Allan Dwan et Douglas Fairbanks de 1922, peint, en dépit du noir et blanc, un Moyen Âge éclatant et joyeux qui contraste avec le traumatisme européen de la Grande Guerre, boueuse et meurtrière. Seize ans plus tard, en 1938, la version de Michael Curtiz et William Keighley prend acte de la menace fasciste et propose un Robin rooseveltien et favorable à la redistribution des richesses, dans la droite lignée du New Deal. Rien à voir, pour William Blanc, avec le film des studios Walt Disney, connus pour « [leurs] positions très conservatrices » : « En 1973, l’oppresseur est celui qui prend les impôts. »
Le personnage de Marianne connaît également une trajectoire surprenante entre son introduction au 16ᵉ siècle, où elle est un objet sexuel et de désir, et les réécritures féministes les plus récentes. Pour autant, elle reste l’unique femme de la légende. Pour Justine Breton, maîtresse de conférences en médiévalisme et en littérature comparée à l’Université de Lorraine c’est « le “syndrôme de la Schtroumpfette” ; il y a un unique personnage féminin, qui représente ’la’ femme, et de nombreux personnages masculins qui gravitent autour. »

Écouter sur le site de Radio France.

Un premier exil libertaire sur À contretemps

mardi 28 janvier 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur À contretemps, le 27 janvier 2025.

Quand l’anarchie s’exilait à Londres

Dans un témoignage relatant ses deux années d’exil londonien (1892-1894), Les Joyeusetés de l’exil, l’anarchiste franco-italien Charles Malato (1857-1938), fils du communard Antoine Malato (1823-1907), livra, à son retour en France, une « chronique londonienne d’un exilé parisien » (1897) de belle facture humoristique et à contre-courant de la littérature d’exil. La lecture de ce texte, réédité dans les années 1980 par Acratie [1], reste touchante par son ton, son irrévérence et cette idée qui le portait que l’exil pouvait aussi se vivre comme une chance, une manière de se resituer dans l’espace en s’émancipant de son assignation territoriale. Ce n’était pas ignorer que, si l’exil suscite d’abord un sentiment de manque et de nostalgie du pays perdu, il peut permettre aussi, quand l’idée de révolution habite l’imaginaire de l’exilé, un déplacement – choisi ou forcé – qui, non seulement, ne ferme pas forcément la porte de l’espérance, mais peut aussi l’élargir à des ailleurs insoupçonnés.

Dans un registre plus savant, le livre que Constance Bantman, historienne anglo-française, consacre à l’exil d’anarchistes français à Londres, dans les années 1880-1914, atteste de la vitalité dont cette communauté humaine d’apatrides exilés fit preuve en ces circonstances. Nourri de nouveaux concepts historiographiques comme ceux de réseaux, d’échanges, de transferts culturels, ce travail, qui fut objet de thèse [2], élargit considérablement la connaissance un peu étroite que nous avions de cette « Petite France » anarchiste qui, entre Soho et Fitzrovia, quartiers du centre de Londres, forma colonie de vie et foyer de propagande libertaire internationale – une « Mecque anarchiste » où il était « de bon ton de péleriner », titra le très parisien et droitier Matin. Après les quarante-huitards et les communards, cette nouvelle vague d’exil concerne des anarchistes qui se sentent menacés par la répression qui s’abat – de manière indiscriminée – sur eux comme conséquence directe de la « propagande par le fait » et des attentats qu’elle suscite. À cela, la République oppose ses lois scélérates visant à criminaliser tout anarchiste, par avance suspect d’activité délictuelle, voire meurtrière, du seul fait de l’être.

Par sa généreuse politique libérale d’asile, la Grande-Bretagne apparut longtemps comme une terre de repli possible pour les réfugiés politiques français [3]. En cette période fin de siècle, elle le demeure d’autant que la Suisse et la Belgique, autres pays d’accueil traditionnels, ont fermé progressivement leurs portes aux exilés à la fin des années 1870. Londres devient donc la capitale diasporique de l’anarchisme alors même que sa réputation de libéralité est en train de changer. En mal bien sûr, c’est-à-dire dans le sens du durcissement de l’accueil.

À vrai dire, même s’ils sont peu nombreux – de 500 à 700 selon les moments, évalue l’historienne, contingent qui diminuera considérablement à la faveur de la loi d’amnistie de 1895 [4] –, ces anarchistes de langue française, parmi lesquels une centaine d’entre eux est particulièrement soumise à la surveillance policière de Sa Majesté, n’ont pas toujours pris leurs distances avec la « propagande par le fait » et ses effets délétères. L’exil, pourtant, et c’est ce que démontre minutieusement Constance Bantman, ouvre parfois l’imaginaire à d’autres perspectives et positionnements que ceux-là mêmes qui ont conduit les exilés à fuir leur pays.

Maîtrisant très moyennement l’anglais pour la plupart d’entre eux, ces exilés, même si l’on compte dans le contingent quelques journalistes, artistes ou intellectuels, sont pour la plupart d’extraction populaire et vivent, mal, de métiers de l’artisanat. En fait, la pauvreté qu’ils connaissent est extrême. Ils fréquentent, au 67, Charlotte Street, l’épicerie de l’ex-communard Victor Richard – « le bel épicier » qui doit faire crédit. Ils logent souvent, à Soho, au 28-30 Fitzroy Street, dans deux maisons que possède Ernest Delebecque, qui loue des chambres à bas prix, les cédant même parfois gratuitement. Ils se retrouvent à la librairie d’Armand Lapie, lisent les mêmes journaux – L’International, Le Tocsin et Le Père Peinard, entre autres. Ils se posent parfois au Restaurant international de Charlotte Street ou des « Vrais Amis », au 4, Old Compton Street, et sont assidus du célèbre Club Autonomie sur Windmill Street, qui dispose d’une grande salle, d’une cantine et qui peut faire fonction de dortoir. Organisé en sections linguistiques se réunissant séparément un jour par semaine, le lieu est souvent fréquenté par des journaleux en quête de sensationnalisme et par des espions de toutes les polices d’Europe. Par ailleurs, il existe aussi des clubs anarchistes nationaux où se réunissent les Allemands (Grafton Street), les Scandinaves (Rathbone Street), les Italiens (Clerkenwell), lieux où se nouent des liens internationaux et des sociabilités entre anarchistes de diverses provenances.

Constance Bantman s’intéresse, par ailleurs, à ce qu’elle appelle un peu maladroitement « les élites » du mouvement (qui n’en étaient que des figures) : Louise Michel, Émile Pouget, Pierre Kropotkine ou Errico Malatesta. « La Louise », internationaliste convaincue et anglophile, collabore à la plupart des journaux anarchistes anglais. Figure centrale de l’anarchie vagabonde, son aura et son prestige lui confèrent un pouvoir rassembleur unique qu’elle met au service de l’entente et de la fraternité libertaire. Elle aide beaucoup les proscrits et ouvre, fin 1890, à Fitzroy Square, une « école internationale », fondée sur les principes du pédagogue Paul Robin et vouée à accueillir les enfants des exilés. Pouget, proche du groupe The Torch, s’affaire à fabriquer Le Père peinard, fréquente Malatesta et Malato et, contrairement à Louise Michel, n’apprécie pas Londres, « une ville pas rigolote, écrit-il dans Le Père peinard, où les troquets sont aussi rares que les merles blancs ». Kropotkine est sans doute la grande figure, plutôt romantique, de cet exil. Ses contacts sont nombreux et larges, même s’il reste avant tout lié aux exilés russes et aux cercles britanniques russophiles. « [Il] jouit, note l’auteure, d’une reconnaissance extraordinaire dans presque tous les milieux socialistes de Londres et il est intégré dans de nombreux réseaux scientifiques, politiques et littéraires. » Quant à Malatesta, qui, d’exil en exil, aura résidé près de trente ans de sa vie à Londres, il y travaille, dans son propre atelier, comme électromécanicien, et est très impliqué dans les cercles italiens de la capitale. Son insatiable curiosité, cela dit, l’entraîne à fréquenter aussi d’autres milieux, dont celui des exilés français, mais aussi des syndicalistes britanniques, des journalistes radicaux, des féministes, des socialistes et des libres-penseurs. Sa conception organisationnelle de l’anarchisme favorable à l’association ouvrière l’incite à prôner, sans les épouser toutes, les intuitions du syndicalisme révolutionnaire en formation. C’est d’ailleurs dans cette claire perspective qu’il tentera, dans les années 1890, d’organiser les travailleurs italiens de la restauration en les incitant à fonder un syndicat.

Le grand apport de ce livre se situe précisément dans l’aptitude de son auteure à observer une communauté militante en s’attachant aux aspirations et positionnements divers et contradictoires qui la fondent pour saisir le rôle qu’y jouent les réseaux, les échanges interpersonnels, les rapports avec d’autres groupes exilés, mais aussi avec le pays d’exil lui-même et sa culture d’intervention politique et sociale. En ce sens, cette histoire transnationale, née dans le monde anglo-saxon et que revendique Constance Bantman pour son sujet d’étude, opère ici, de façon presque modélique, par les mobilités militantes qu’elle révèle et les aspirations qu’elle convoque, comme un sous-genre à part entière de l’histoire de l’anarchisme.



Ainsi, l’on s’aperçoit, au fil des pages, que, au contact d’une autre tradition que la leur propre, souvent doctrinaire, minoritaire et activiste, les exilés anarchistes français, importeront à leur retour en France, l’expérience des trade-unions (syndicats) britanniques comme apport à la naissante pratique du syndicalisme révolutionnaire, du grève-généralisme et du sabotage. Ainsi, le rapport d’un espion datant d’avril 1894 note que « la démarcation entre les anarchistes de la bombe et ceux de l’idée se dessine de plus en plus » à Londres, confirmant en cela la portée de l’appel aux anarchistes du trade-unioniste et internationaliste libertaire convaincu Mowbray à « entrer dans les syndicats pour montrer aux travailleurs les véritables buts à poursuivre » [5]. Mais la chose ne va pas de soi pour nombre d’anarchistes anti-organisationnels, comme ceux qui éditent la feuille L’Anonymat, par exemple. Nombreux sont les conflits internes, les mises en jugement, les excommunications. Il est vrai que c’est là une donnée centrale de tous les exils, la conflictualité interne y faisant fonction d’activité première. Par glissements successifs, cela dit, par introspection aussi, bien des anarchistes de la communauté londonienne se rendent à l’évidence que, par sa nature de classe et son fonctionnement de masse, le syndicalisme révolutionnaire offre enfin aux anarchistes la possibilité de s’organiser, en dehors de leurs propres sectes et, à travers la grève générale et le sabotage, de pratiquer, au sens propre du terme cette fois, l’action directe. Ce sera la grande tâche propagandiste de Pouget que de le prouver dès son retour en France en 1895. Avec un succès si patent que, par une de ces ruses dont l’histoire a le secret, ayant percé en France, le syndicalisme révolutionnaire de la CGT fera aussi, en retour, des émules en Grande-Bretagne.

Enfin, une grande partie du livre de Constance Bantman est consacrée à la lutte policière contre le « complotisme » anarchiste, aux méthodes de surveillance et aux espions qu’elle emploie, aux échanges plutôt houleux qu’elle entretient avec la police française, jugée incompétente par Londres. Au vu des renseignements qu’elle collecte, qui sont impressionnants, et des analyses qu’elle en tire, il est clair que la présence anarchiste française à Londres, entre 1880 et 1914, eut pour effet de durcir durablement la politique d’accueil du désormais surévalué libéralisme anglais. Après bien des débats et controverses, l’Aliens Act – ou loi sur les étrangers – du 1er janvier 1906 finira par avoir sa peau. La guerre qui vient ne fera que confirmer que la liberté libérale, même la plus installée, relève davantage de la fiction que de la conviction.

Freddy Gomez

[1Charles Malato, Les Joyeusetés de l’exil : chronique londonienne d’un exilé parisien 1892-1894, Acratie, 1985.

[2Constance Bantman, Anarchismes et anarchistes en France et en Grande-Bretagne, 1880-1914 : échanges, représentations, transferts, thèse sous la direction de François Poirier, Paris XIII-Villetaneuse, 730 p. Cette thèse a été soutenue le 24 mars 2007. Une version remaniée de ce travail universitaire a paru en anglais : The French Anarchists in London, 1880-1914 : Exile and Transnationalism in the First Globalization, Studies in Labour History n° 1, Liverpool University Press, 2013, 253 p.

[3Mais aussi italiens, espagnols et juifs yiddishophones d’Europe centrale et orientale, qui à Londres s’installent dans l’East End. Sur cet exil juif londonien, nous renvoyons le lecteur aux deux numéros que nous avons consacré, en 2007, dans notre revue papier, à Rudolf Rocker, le « rabbin goy » : « Rudolf Rocker : mémoires d’anarchie » et « Rudolf Rocker : penser l’émancipation ». Ces textes ont été réunis en volume : À contretemps, Rudolf Rocker ou la liberté par en bas, Les éditions libertaires/Nada, 2014, 300 p.

[4Votée peu de temps après l’élection de Félix Faure, cette loi d’amnistie, adoptée par le Parlement puis promulguée par le président de la République le 1er février 1895, s’appliquait aux condamnations prononcées ou encourues jusqu’au 28 janvier 1895 à raison de crime, d’attentat ou de complot contre la sûreté intérieure de l’État, de délits de presse (à l’exception des délits de diffamation ou d’injure envers des particuliers) ou d’autres délits politiques.

[5The Torch, 15 novembre 1892. Ce même Mowbray, militant syndical infatigable, mènera un travail acharné auprès des travailleurs à peine organisés de l’East End pour qu’ils forment des trade-unions combatives

Écoutez gronder leur colère dans Socialter

vendredi 24 janvier 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Socialter, janvier 2025.

En 1924, les Penn sardin, ouvrières dans les conserveries de poisson de Douarnenez, obtiennent de meilleures conditions de travail après une grève historique de quarante-six jours. Un siècle plus tard, la ville est qualifiée de « nouveau Saint-Tropez » (selon le magazine Elle), et son histoire ouvrière s’inscrit dans une patrimonialisation touristique quasi folklorique. Pourtant, l’exploitation de la main-d’œuvre féminine dans les fabriques de poisson demeure. Deux ouvrages parus chez Libertalia proposent d’explorer les luttes d’autrefois et celles qui frémissent aujourd’hui sur les chaînes de montage.
Avec Une belle grève de femmes (2023), Anne Crignon restitue dans un récit haletant les semaines qui ont marqué « le soulèvement le plus éclatant de la IIIe République ». La cité finistérienne aux trois ports n’a alors rien de branché. Pas de petits bars ni de galeries d’art, mais des milliers de femmes qui s’échinent dans les conserveries de poisson. Ces « belles friteuses » étêtent, écaillent, éviscèrent, découpent, broient, et emboitent pour enrichir les propriétaires qui accaparent les jolies façades du bord de mer.
Au fil des pages se déploient les dynamiques qui se créent entre ces femmes, et l’ébullition communiste des années d’après-guerre, parfois incarnée par des personnages hauts en couleur comme Daniel Le Flanchec, maire rouge de Douarnenez. Sans être féministe, le mouvement des Penn sardin est sans nul doute féminin, révélant « une forme de matriarcat maritime » et un apprentissage spontané du rapport de force. Un phénomène que théorise le philosophe John Dewey au même moment et qui, souligne l’autrice, fera écho aux Gilets jaunes un siècle plus tard.
Le XXIe siècle voit néanmoins une forte déprise syndicale et une dépolitisation ouvrière. En 2024, les usines à poisson tournent encore à Douarnenez, même si elles délocalisent toujours davantage. Les fabriques ont quitté les abords coquets du centre-ville et recrutent par intérim, majoritairement des femmes, précaires, racisées et immigrées. Embauchée dans une usine Chancerelle (la marque Connétable), la journaliste Tiphaine Guéret relate le quotidien de ces ouvrières dans Écoutez gronder leur colère, enquête sensible et factuelle.
Elle explique comment ces femmes ont appris à être une « variable d’ajustement » au sein d’un système d’exploitation bien rodé, où le capitalisme paternaliste a laissé place au discours des financiers, le tout enrobé d’un storytelling alléchant. Comme leurs prédécesseuses, les « filles » subissent les horaires décalés, l’épuisement, la cadence qui s’intensifie et le manque de considération. La cohésion est amoindrie par le turn-over et les origines sociales et ethniques très variées des femmes. Néanmoins, une solidarité « timide » s’organise autour de petits gestes et d’attentions qui font éclore de nouvelles mobilisations. En mars 2024, les sardinières appellent à une journée de grève. Un frémissement qui fera dire en avril à la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, que « ce qui s’est passé il y a cent ans se répète ».

Clea Chakraverty

Sorcières et sorciers dans la revue L’Ours

mercredi 22 janvier 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans L’Ours, janvier 2025.

Né de l’étonnement de voir la forte résurgence de la figure de la sorcière, et sa popularité auprès des militantes féministes, cet essai de Michelle Zancarini-Fournel interpelle les jeunes féministes, ses cadettes.
L’autrice interroge dans une perspective historique le surgissement, la construction, la circulation et le renouveau de la figure de la sorcière depuis ses origines jusqu’au très contemporain. En s’adressant directement aux jeunes femmes, l’historienne ambitionne de faire une histoire des sorcières non fantasmée pour les petites filles, entrant ainsi en résonance avec le slogan : « Nous sommes les petites filles de toutes les sorcières que vous n’avez pas brûlées ».

L’Église et les sorcières

À sa lecture, les jeunes féministes et les autres découvriront les conditions de naissance de la figure de la sorcière et du sorcier. Au XVe siècle, l’Église catholique, alors en proie aux critiques menaçant son unité, engage l’évangélisation des campagnes et met en place un appareil judiciaire répressif autour de juges spécialisés dans les affaires dites de sorcellerie. Le développement des rituels sabbatiques produit « progressivement un discours misogyne, associant la femme, épouse de Satan, à une figure diabolique ». L’image de la sorcière sur un balai s’élabore au même moment. Cet objet, symbole de la domination masculine, se trouve confisqué et détourné par les femmes, et « tel un homme à cheval, elles le chevauchent en inversant les rôles », créant ainsi le désordre. Le sabbat, en devenant une affaire de femme, contribue à l’effacement de la figure du sorcier. Lorsque deux inquisiteurs, Henry Institutions et Jacques Sprenger publient Le Marteau des sorcières en 1486, « un vrai tournant du point de vue de l’histoire du genre des persécutions » s’opère.
Le mythe de la sorcière connait une nouvelle vie au XIXe siècle et s’incarne selon l’historien Jules Michelet dans la figure de la femme rebelle, puissante et contestataire, quand elle est héroïsée sous la plume des romantiques, ou encore apparaît sous les traits de la Petite Fadette chez George Sand dans le pays berrichon rouge où les superstitions s’effacent dans ces temps de modernisation des campagnes. On retrouve l’image de la sorcière accolée aux pétroleuses de la Commune qui transgressent les normes sociales, ne se conformant pas à leur rôle de mère ou d’épouse, puisqu’elles portent des armes et combattent, parfois représentées dans la presse sous les traits « de mégères échevelées et en sorcières ». À ces caractéristiques, le XIXe siècle convoque aussi la pathologie, l’hystérie faisant ainsi de la sorcière une femme souffrant d’une maladie mentale, incontrôlable et inquiétante.

La sorcière, femme puissante ?

Le retour du mythe de la sorcière dans la seconde moitié du XXe siècle s’inscrit dans l’élaboration d’une histoire féministe transnationale. Michelle Zancarini-Fournel rappelle qu’un groupe étatsunien, Witch, se réclamant des sorcières en puissance dans leur manifeste en 1968, essaime en Europe – en Italie notamment. La femme sorcière apparait comme la victime du patriarcat et l’icône du matérialisme historique. « Les mots féministes et sorcières sont dès lors devenus des synonymes. »
La force de cet essai réside dans la démarche de Michelle Zancarini-Fournel qui réussit, en mobilisant une historiographie foisonnante, à déconstruire le mythe de la femme sorcière, tout en écrivant dans le même temps, une histoire des sorcières et des sorciers. En cela, elle fait œuvre d’historienne, se distinguant ainsi de la littérature récente au succès incontestable. Ainsi, elle démontre de quelle manière les récits de Mona Chollet et de Silvia Federici constituent une « forme d’histoire contrefactuelle », puisqu’ils véhiculent des thèses farfelues autour des estimations chiffrées des exécutions faisant preuve de « négation confirmée » de l’histoire.
Si aujourd’hui la sorcière apparaît sous les traits d’une femme puissante qui incarnerait l’ensemble des problématiques traversées par les femmes, cet essai invite à redonner toute sa place à l’historicité des sorcières.

Amandine Tabutaud