Le blog des éditions Libertalia

Une belle grève de femmes dans Les Nouvelles de Loire-Atlantique

jeudi 21 novembre 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Les Nouvelles de Loire-Atlantique, n° 1078, 12 novembre 2024.

Moment d’histoire.
La grève des Penn sardin de Douarnenez

À Douarnenez en 1924, des milliers de filles d’usine œuvrent dans les conserveries de sardines, appelées au turbin par des contremaîtresses qui battent le rappel à l’arrivée des marins et de leur cargaison. Le travail est épuisant, pouvant parfois les maintenir debout jusqu’à dix-huit heures d’affilée, les pieds dans les viscères de la poiscaille. L’activité sardinière, c’est aussi la fabrication de millions de boîtes de conserve, notamment par l’usine Carnaud d’où partira l’étincelle d’une grève qui mettra tout Douarnenez à l’arrêt, grève suivie rapidement par le pays entier, grève dont les initiatrices sortiront victorieuses, après plusieurs mois de lutte.
Avec son livre sur ce moment d’histoire, Anne Crignon nous donne à voir le monde des sardineries du début du XXe siècle ainsi que les conditions de travail totalement dégradées des ouvrières parmi les plus mal payées de France, les heures supplémentaires à rallonge non rémunérées, le mépris des patrons et de leurs sous-fifres, les rancœurs qui grandissent. L’autrice nous donne à voir par ailleurs les manœuvres des patrons, intraitables et sûrs de leur bon droit, qui se réunissent à Quimper pour garder la distance, le Comité des forges, puissant syndicat patronal ennemi déclaré du prolétariat, des gros bras mercenaires venus de Paris pour briser la grève.
Mais Anne Crignon nous montre aussi le drapeau rouge usé de la grève des sardinières et des soudeurs de 1905 ressorti, les manifestations désordonnées du début qui s’organisent peu à peu, les chants de toutes les luttes entonnés par les rues et les meetings, ceux que l’on invente pour la circonstance, cette solidarité qui fait bloc dans la ville, la région puis l’ensemble du pays.
De cette histoire lutte vont émerger, au milieu de la foule en mouvement, quelques figures exemplaires, de la journaliste de L’Humanité Lucie Colliard au maire communiste Daniel Le Flanchec avec une attention particulière portée à Joséphine Pencalet qui sera ensuite élue au conseil municipal, élection invalidée par un Conseil d’État qui ne pourra pas admettre qu’une femme puisse être élue à une époque de suffrage uniquement masculin.

Entretien avec Théo Roumier pour SolidaritéS

jeudi 21 novembre 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien avec Théo Roumier pour SolidaritéS, octobre 2024.

Rééquiper le tissu syndical d’une stratégie offensive

Malgré sa perte de vitesse lors des dernières décennies, le mouvement syndical français reste un contre-pouvoir essentiel qui s’appuie sur un tissu organisationnel composé de centaines de milliers de personnes. Théo Roumier rappelle que c’est précisément ce caractère massif qui fait la force du syndicalisme et qui fonde son potentiel de transformation sociale. Entretien avec ce syndicaliste qui vient de publier un ouvrage sur Charles Piaget et qui donnera deux conférences en Suisse.

Malgré l’arrivée en tête du Nouveau Front populaire (NFP) lors des élections législatives françaises au début de l’été, Macron a choisi un vieux baron de la droite – Michel Barnier – comme Premier ministre. En tant que syndicaliste, quel regard portes-tu sur cette séquence des derniers mois ?

Disons déjà que la constitution comme le score du NFP n’étaient pas gagnés d’avance, loin de là. On sortait d’un scrutin européen fratricide à gauche, avec des désaccords très profonds, notamment sur l’expression de la solidarité – pourtant indispensable – envers le peuple palestinien. Mais l’élan unitaire a su déborder les appareils. D’abord par des appels à l’union, et ce dès le 10 juin, lendemain de l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale par Macron. Des appels qui émanèrent assez vite de militant·es du mouvement social mais aussi d’organisations syndicales en tant que telles, avec au premier rang, il faut le dire, la CGT. Tout le monde au sein du « peuple de gauche », si on peut utiliser cette expression, avait parfaitement conscience que le risque de victoire de l’extrême droite était réel. Toutes listes confondues, elle avait atteint quasiment les 40 % au soir du 9 juin. Nous étions en état de choc. Mais nous avons su retourner ça en énergie militante, dépasser les sectarismes et les postures doctrinaires.
Dans mon propre syndicat – SUD éducation – j’ai été bluffé par la conscience qu’avaient les adhérent·es et les militant·es d’être face à un moment de bascule, par la conscience qu’elles et ils avaient de la gravité de la situation. SUD est très attaché à l’indépendance syndicale, farouchement même. Très méfiant aussi envers les formes de représentation de la démocratie bourgeoise. Mais là, lorsqu’il a fallu décider d’appeler clairement à voter pour les candidatures du NFP, le syndicat n’a pas tergiversé. Sans se subordonner non plus. Et ça, on l’a retrouvé dans d’autres structures, CGT et FSU principalement, et dans d’autres secteurs professionnels. Des associations aussi, comme Attac ou le Planning familial, n’ont pas hésité à prendre leurs responsabilités. Pour la France c’est quelque chose d’assez exceptionnel (même si ça n’est pas absolument nouveau).
Cet engagement du mouvement social, ainsi que de nombreuses personnes inorganisées, c’est ce qui donnait la base d’un Front populaire qui n’était pas réduit au seul cartel électoral. Cette distinction était présente : les syndicats, la CGT, appelaient à « faire front populaire », dépassant la seule logique du scrutin. C’était un sursaut antifasciste dans les urnes, oui, mais ça n’était peut-être pas seulement ça.
Et je crois qu’un des problèmes que nous avons aujourd’hui c’est que les habitudes ont bien trop vite repris le dessus : le NFP est devenu (ou resté) une combinaison d’appareils politiques sans se saisir pleinement de la vitalité qui s’est exprimée au début de l’été. C’est une étiquette, un sigle presque banal qui ne remplit pas la fonction de « catégorie politique vivante » [1]. Alors qu’on aurait pu imaginer des cadres communs de Front populaire – à la base mais aussi au sommet – alliant les associations, les syndicats, les politiques pour « battre le fer tant qu’il est chaud » comme dit la chanson. Y compris en garantissant l’indépendance et la liberté de critique et d’action de chacune et chacun. Mais au moins, l’initiative aurait été de notre côté… et surtout n’aurait pas été seulement cantonnée au choix laborieux d’un nom de premier·e ministrable du NFP ! Quant au présidentialisme, il continue de dévorer les ambitions, même à gauche malheureusement. Ça n’est pas seulement ça, mais c’est aussi ça qui a laissé de l’espace à Macron : résultat, on se retrouve avec un gouvernement de droite dure sous surveillance d’un RN au groupe parlementaire renforcé. Rien n’est jamais perdu, mais l’extrême droite est plus que jamais en embuscade.

Quelles sont, selon toi, les implications de cette situation pré-fasciste en France sur le mouvement syndical ?

Elle nous met au pied du mur. Je parlais des habitudes : il va falloir sérieusement les bousculer. La crise institutionnelle, réelle, ne tempère pas les appétits du capital. En dernière instance, le patronat, comme en 1936, préfèrera le RN au NFP. Qu’est-ce qui peut faire rempart pour notre camp ? Le mouvement social. Dans toute sa diversité et avec le plus de combativité et d’imaginaire possible.
Il faut pour çà « rééquiper » le syndicalisme d’une stratégie offensive. Ça n’est pas simple : les discours sur le « bouton rouge » de la grève générale sont passablement agaçants de ce point de vue quand on sait à quel point le travail d’organisation est exigeant. Un travail d’organisation qu’il faut remettre au centre. Faire des « cartes ouvrières » pour se développer, réfléchir les implantations importantes… Et puis est-ce que « l’intersyndical » c’est seulement un appel avec une collection de logos ? Est-ce que ça ne peut pas être des tournées communes, des affiches collées ensemble, des tracts distribués ensemble, etc. ? Est-ce qu’il ne faut pas renforcer encore l’unité, réfléchir plus avant – et plus vite – à une possible unification syndicale ?
Le syndicalisme hexagonal n’est peut-être pas au mieux de sa forme, mais il offre toujours des possibilités que n’ont pas les autres organisations. Par le maillage du territoire qu’il a, les locaux… et surtout la connexion directe et concrète aux classes populaires. Même s’il y a des permanent·es, des « bureaucrates », le syndicalisme ça reste des centaines de milliers de femmes et d’hommes qui résistent et tissent des solidarités au quotidien. L’outil n’est pas parfait (mais lequel l’est aujourd’hui ?), il n’est pas non plus imperméable aux idées d’extrême droite, mais il a cet ancrage, dans les villes mais aussi dans les territoires ruraux, qui peut être décisif dans les mois et les années à venir. À condition d’arriver à traduire les aspirations des classes populaires dans un sens anticapitaliste et progressiste.

Tu seras présent le 30 octobre prochain à Lausanne, répondant à l’invitation de la section vaudoise de solidaritéS pour présenter ton ouvrage sur la trajectoire de Charles Piaget. Qu’ont les réflexions et expériences de ce célèbre syndicaliste à nous apporter dans la période ?

Beaucoup je pense, même si les contextes sont différents. Charles Piaget – qui nous a quitté l’an dernier – est connu pour son rôle dans la grève de Lip en 1973. Mais il a milité toute sa vie. D’abord comme syndicaliste CFTC puis CFDT dans son usine, à Besançon [2]. En s’engageant contre le colonialisme et la guerre d’Algérie, pour un socialisme anti-autoritaire au PSU [3]. Il fut enfin, plus tard, membre fondateur d’AC ! [4]. Son seul parcours, qui est marqué d’une grande sincérité et d’une grande intégrité, est une source d’inspiration. C’était aussi un véritable intellectuel ouvrier. Ses réflexions, étroitement liées à son action, méritent d’être redécouvertes.
Par exemple, un de ses derniers textes directement politique plaidait pour une « voie révolutionnaire démocratique » [5]. Il commençait par affirmer qu’il « n’existe pas de raccourci électoral » pour changer la société. Et Piaget n’était pas anarchiste ! Lui-même a été candidat à plusieurs reprises pour le PSU (il a même failli être présenté, pour la « renverser », à la présidentielle de 1974). Non, ce qu’il voulait dire par là, c’est qu’on ne pouvait pas faire l’économie des tâches de mobilisation collective, d’organisation démocratique à la base. Il y voyait la véritable source d’un changement radical. Parlant du socialisme trente-cinq ans plus tôt, en 1974, il avait eu cette formule cinglante : « Notre objectif n’est pas de remplacer les patrons et les préfets de droite par des directeurs et des préfets de gauche. » En somme, il s’agit de ne pas se tromper, de ne pas lâcher la proie pour l’ombre. Occuper les lieux de pouvoir, ce n’est pas transformer le pouvoir.
Il en faisait découler une disposition militante : « un projet n’a de valeur et de crédibilité que s’il se traduit dans la pratique quotidienne. (…) La question du socialisme, pour nous, se joue tous les jours. » C’est une conception de l’organisation politique, non seulement comme intellectuel collectif mais comme parti-atelier.
Et dédié à l’auto-organisation des classes populaires. Piaget n’hésitait pas à bousculer les cadres établis de l’action syndicale, martelant qu’il fallait avoir « la capacité d’écouter la base et de [se] laisser remettre en cause », défendant, lui, le délégué syndical, qu’il fallait « accepter d’être dépassé sinon nous devenions un frein au développement de la lutte ».
On retrouve là les termes du débat sur l’autogestion, qui a traversé la gauche dans la décennie 1970. Et finalement, toutes ces questions – il y en a encore d’autres, mais on ne peut pas toutes les soulever ici – on peut les remettre sur le métier.
Parce que regardons la situation actuelle, il n’y a pas de mystère : pour que l’extrême droite recule, il faut que la gauche avance. Pour ça, je suis convaincu qu’il faut une gauche qui se situe clairement, appelons-là comme on veut, « de combat », « de rupture »… mais surtout appuyée sur des pratiques militantes qui dessinent et défendent un projet d’émancipation. Qui le rende palpable et concret. Au plan syndical comme au plan politique d’ailleurs. Cette gauche d’émancipation se cherche aujourd’hui autour de la perspective écosocialiste… sans doute pas si éloignée que ça d’une « voie révolutionnaire démocratique ».

Propos recueillis par Antoine Dubiau

[1Voir Laurent Lévy, « “Front Populaire”, une catégorie politique vivante », Contretemps.eu le 24 juin 2024.

[2Confédération française des travailleurs chrétiens, dont la majorité devient la Confédération française démocratique du travail en 1964.

[3Parti socialiste unifié, fondé en 1960, dissous en 1990.

[4Agir ensemble contre le chômage, fondé en 1993.

[5Retrouvé dans les archives de Piaget, ce texte rédigé en 2009 est reproduit dans le livre de Théo Roumier.

Entretien avec Théo Roumier dans Mediapart

mardi 5 novembre 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien publié sur Mediapart le 4 novembre 2024.

« L’absence de sectarisme de Charles Piaget gagnerait à être plus largement partagée à gauche »

Un an après le décès de Charles Piaget, figure majeure de l’histoire du mouvement ouvrier français, l’historien Théo Roumier lui consacre un livre. Il détaille dans cet entretien son héritage pour la gauche contemporaine.

Militant ouvrier, figure des gauches hétérodoxes et révolutionnaires des années post-68, militant de l’auto-organisation critique de l’existence des leaders, Charles Piaget est décédé il y a un an, le 4 novembre 2023. Dans un livre érudit nourri d’un patient travail d’archives et stimulé par une filiation politique assumée, Charles Piaget. De Lip aux « milliers de collectifs » (Libertalia, 2024), l’historien et syndicaliste Théo Roumier rend justice à ses engagements.
De son combat contre la guerre d’Algérie avec le Parti socialiste unifié (PSU) à la grève de Lip en 1973 avec la CFDT, où les grévistes avaient fait le choix historique de la relance de la production de montres dans l’usine occupée, il donne à voir comment Charles Piaget s’est forgé politiquement, loin des querelles de chapelles qui nuisent souvent à la popularisation des luttes.
Le livre se conclut par la reproduction d’un texte inédit écrit par Charles Piaget en 2009, dans lequel il esquisse des pistes pour la construction d’un
« pôle révolutionnaire démocratique ». Il en appelle à un mouvement « ouvert » qui ne soit pas, pour les militant·es qui le rejoignent, « une nouvelle “Église” ». Toute ressemblance avec les préoccupations actuelles de la gauche n’est pas fortuite. Entretien.

Vous racontez comment, jeune syndicaliste étudiant, vous avez commencé à vous intéresser au parcours de Charles Piaget, jusqu’à finir par le rencontrer en 2022 et lui consacrer ce livre. Qu’est-ce qui vous rend cette figure politique aussi attachante ?

En écrivant ce livre, je me suis confronté à un parcours qui force le respect, notamment par sa constance. La grande sincérité et la grande intégrité de l’engagement de Charles Piaget sont assez rares pour être soulignées. Mais pour moi, ce n’était pas seulement une figure tutélaire.
Quand j’ai commencé à militer, autour de novembre-décembre 1995, Piaget était lui-même encore militant, à « Agir ensemble contre le chômage ». Il était partie prenante de cette séquence qui a vu l’éclosion des syndicats Sud et des nouveaux mouvements sociaux comme Droit au logement, Ras l’front, qui témoignaient d’un renouveau de la question sociale. Piaget était une figure des mobilisations qui m’était contemporaine en tant que jeune militant.
Le premier contact, indirect, que j’ai eu avec lui a été ma lecture de sa préface au livre sur les dix ans de la fédération Sud-PTT, en 1998 (Syndicalement incorrect. Sud-PTT, une aventure collective, Syllepse). J’ai aussi lu ses interviews sur Lip en 2003 pour l’anniversaire de la grève de 1973. Pour moi, syndicaliste à Sud Étudiant, savoir que les initiateurs de Sud-PTT venaient de la CFDT était mystérieux – à l’époque Nicole Notat n’était pas spécialement bien accueillie dans les manifestations.
Piaget se politise par la réalité de l’usine, la réalité du colonialisme et de la guerre qu’il faut combattre. Ce n’est pas un engagement par en haut, doctrinaire.
On nous parlait de la « CFDT des Lip », comme si cette réponse suffisait. La curiosité est partie de là. Et je me suis assez vite rendu compte que Lip a été une lutte qui a énormément compté dans ces années-là. On a rarement retrouvé un tel niveau de popularité pour une grève ouvrière en France après la Seconde Guerre mondiale.

Charles Piaget n’a pas une image de radical, pourtant vous racontez qu’il était d’une telle efficacité dans les luttes que la CGT Lip lui avait demandé de participer à une délégation envoyée en URSS en 1959… Comment était-il dans l’action ?

C’est en effet surprenant parce qu’en 1959, il est encore syndicaliste chrétien à la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) – qui sera déconfessionnalisée en 1964 et deviendra la CFDT. Il est alors tout jeune militant : il dit qu’il a été « poussé dans l’escalier », et c’est littéralement vrai ! Ses camarades de travail trouvaient qu’il parlait bien, qu’il avait le langage qu’il fallait et ils l’ont poussé dans les escaliers pour négocier avec la direction. Il se trouve qu’il a eu gain de cause, pas spécialement du fait du rapport de force, mais parce qu’une commande arrivait et qu’il fallait qu’elle soit honorée. C’est un premier « fait d’armes » qui le fait remarquer dans l’usine.
Il découvre la réalité usinière en devenant délégué du personnel, ce qui lui donne le droit de circuler dans l’usine, qui comprend alors 1 200 salariés. Lui est ouvrier qualifié – il deviendra chef d’atelier en 1961 –, un poste prestigieux dans une usine d’horlogerie, mais plus de la moitié de l’usine est composée d’ouvriers spécialisés, et surtout d’ouvrières spécialisées. Ces femmes travaillent dans des conditions autrement difficiles que lui, avec des salaires bien plus bas. Et ça, ça le révolte.
Il s’engage parallèlement contre la guerre d’Algérie. Il est alors membre de l’Union de la gauche socialiste, qui fusionne avec le Parti socialiste autonome (PSA) en 1960 pour donner naissance au Parti socialiste unifié (PSU). Tout cela, mêlé à son militantisme chrétien progressiste – à l’Action catholique ouvrière –, fait de lui ce qu’il est : un militant qui se politise par des choses assez concrètes – la réalité de l’usine, la réalité du colonialisme et de la guerre qu’il faut combattre. Ce n’est pas un engagement par en haut, doctrinaire.
D’ailleurs, c’est aussi quelqu’un d’extrêmement ouvert, qui discute par exemple avec des militants de Voix ouvrière (future Lutte ouvrière après 1968), qui l’initient au marxisme.
C’est comme ça qu’il est invité par la CGT, qui est contente de sa prise : un ouvrier chrétien qu’on envoie en URSS ! Il y a d’ailleurs une photo de lui en une du Travail, l’organe officiel des syndicats soviétiques. Il en revient avec un discours assez critique, d’après ce qu’il en a dit par la suite. La conséquence très concrète, c’est qu’aux municipales de 1965, quand le PSU fait liste commune avec le PCF, ce dernier demande que Piaget ne soit pas sur la liste – officiellement parce que ses enfants sont à l’école privée.

Comment, avant la grève de Lip en 1973 et son fameux slogan « On fabrique, on vend, on se paie », en vient-il à théoriser le contrôle ouvrier ?

C’est le parcours d’une certaine gauche hétérodoxe de cette époque. Celle qui ne se retrouve ni dans la gauche réformiste incarnée par la SFIO, ni dans le « socialisme de caserne » incarné par le Parti communiste français. Il appartient à un espace qui cherche alors un « socialisme en liberté » : c’est celui du PSU, dont il est membre dès le début. Il ne participe pas de manière très assidue aux débats internes de l’organisation, mais il lit autant Témoignage chrétien que Tribune socialiste, l’hebdomadaire du PSU. C’est un élément de politisation. Je pense que c’est ainsi qu’il lie très vite la question de l’auto-organisation, comme gage d’efficacité, à celle du changement de société. Il a cette volonté que ça marche, que ça fonctionne, et il s’aperçoit qu’un engagement le plus collectif possible est une condition de la victoire.
Pour lui, le risque de sclérose est bien plus grand que celui “d’ouvrir les portes”, y compris aux “gauchistes”.
Mai-68 en est le révélateur. Avec sa section CFDT, il organise une assemblée générale à l’usine où tout le monde pourra parler. Il se heurte d’abord à l’union locale de la CGT, qui avait posté ses gros bras devant l’usine. Pour eux, personne ne devait entrer dans l’usine, alors que pour Piaget, tout le monde devait y entrer pour discuter et voter ensemble. C’est à cette conception démocratique de la grève que s’articule la question du contrôle ouvrier, qui devient un thème très important dans le PSU à partir de 1972. Deux ans avant, en 1970, la CFDT adopte l’orientation dite du socialisme autogestionnaire. La question de l’autogestion traverse la gauche, et tout le monde se positionne en pour ou en contre. C’est un des débats clés de la période, et Piaget fait le choix de la démocratie, le choix du collectif, par souci d’arriver à faire de l’action collective efficace.

Un de ses apports dans la victoire de 1973 est d’avoir tissé des liens avec les organisations d’extrême gauche. A-t-il été à ce moment-là un homme-passerelle entre deux mondes, ouvriers et étudiants, syndicalistes et politiques ?

Déjà en Mai-68, il allait assister à des assemblées générales étudiantes, ce qui était original. La section CFDT-Lip a même publié un tract qui donnait raison aux étudiants, et appelant à les suivre. C’est un artisan, à sa modeste place, de la jonction ouvriers-étudiants, même si l’AG de Lip refusera, à l’époque, d’autoriser les étudiants à venir participer au débat dans l’usine occupée. C’était partie remise pour lui. Et la grève de 1973 lui a donné cette occasion. C’est là que sa très grande disposition au débat, à l’ouverture d’esprit, exerce une influence importante. Pour lui, le risque de sclérose est bien plus grand que celui « d’ouvrir les portes », y compris aux « gauchistes ».
Il avait été très impressionné par une grève qui avait eu lieu l’année précédente à Besançon, en 1972, au préventorium de Bregille. Cet endroit où on accueille des enfants post-tuberculeux était menacé de fermeture, et les femmes qui y travaillaient avaient organisé un système de double assemblée générale : une assemblée ouverte le soir où n’importe qui pouvait venir, et une deuxième assemblée le lendemain matin réservée aux grévistes. Elles avaient fait un énorme travail de mobilisation en direction de la population. Piaget en a tiré des leçons. Il avait la capacité à réintégrer des idées dans son militantisme quotidien.

En 1974, il tente de se présenter à la présidentielle, dans l’idée de la détourner, avec le soutien de Sartre notamment, qui a cette phrase : « Nous ne présentons Piaget comme maître d’une hiérarchie ancienne que parce que nous voulons la détruire. » Piaget a-t-il gardé cette critique du présidentialisme jusqu’au bout ?

À la fin de sa vie, quand on évoquait cette aventure présidentielle de 1974, il répondait d’un soupir et d’un haussement d’épaules. Mais ce n’était pas le cas à l’époque. Pendant une quinzaine de jours, effectivement, l’idée de la candidature Piaget a germé de plein d’endroits à la fois. Quand Pompidou meurt, le 4 avril, Rouge [journal de la Ligue communiste, dissoute en juin 1973 – ndlr] publie un communiqué proposant Piaget comme candidat, et Alain Krivine si ce projet n’aboutit pas. Une réunion se tient avec la quasi-totalité de l’extrême gauche – de LO, qui avait déjà prévu de présenter Arlette Laguiller, au PSU. À Besançon, les Cahiers de mai cherchaient aussi comment continuer la lutte.
On est à l’époque du Programme commun, qui est jugé très centraliste par les autogestionnaires et qui prévoit une forme de « démocratie avancée », pour utiliser les mots du PCF, par en haut, alors que toute une frange du peuple de gauche cherche une transition au socialisme par en bas. C’est ce courant qui cherche à s’incarner autour de l’idée de la candidature Piaget. Son organisation syndicale, la CFDT, s’y est vite opposée. Mais à l’intérieur du PSU, il y a quand même eu une minorité significative, un tiers des mandats, en faveur de sa candidature. Finalement, il ne sera pas présenté.

Jusqu’au bout, Piaget a joué le jeu, tout en disant qu’il faudrait que ce soit une candidature collective, qui représente les combats de l’époque, donc des femmes, des travailleurs immigrés, des soldats, etc. Il voulait faire en sorte que ce soit un genre de caisse de résonance des luttes. Sa motivation s’explique aussi parce que Mitterrand avait été ministre de l’Intérieur et de la justice pendant la guerre d’Algérie, or Piaget et ses camarades se sont forgés contre le colonialisme de la SFIO. C’était un marqueur important pour eux. Et bien sûr, radicalement opposé au pouvoir d’un seul, il critiquait fermement le présidentialisme de la Ve République !

Plusieurs documents d’archives que vous exhumez font écho à la situation présente à gauche. Piaget déclare par exemple en 1974 : « Il n’y a pas de voie médiane pour un gouvernement de gauche. Ou bien il se fait l’instrument conscient de la conquête du pouvoir par la classe ouvrière dans toute la société, ou bien il reste un appareil contrôlé plus ou moins directement par la bourgeoisie. » En quoi peut-il être utilement relu aujourd’hui ?

D’abord, un de ses engagements initiaux, c’est l’anticolonialisme, en faveur de l’indépendance de l’Algérie, et je tiens à dire que lors de ses obsèques il avait souhaité qu’il y ait une caisse de soutien pour l’association Palestine Amitié de Besançon. Que l’anticolonialisme soit un réflexe à gauche devrait être évident.
Et puis, dans la démarche même de l’engagement de Piaget, son absence de sectarisme gagnerait à être un peu plus largement partagée aujourd’hui. Son absence d’ambition personnelle aussi. La volonté de travailler toujours à l’émergence de cadres collectifs. Ça ne peut qu’inspirer utilement la gauche politique et syndicale, entendue au sens large.
La gauche doit être attentive à ce qui se passe dans le monde du travail, dans la société. Tout n’est pas affaire de joute parlementaire.
Enfin, dans sa conception de la politique, on ne peut pas changer le monde par en haut. À la fin de sa vie, au plateau des Glières, il disait qu’il fallait construire des collectifs dans lesquels il y aurait déjà des morceaux du monde que nous voulons, qu’il n’y avait pas de « raccourci électoral » pour ça. Je pense que cette idée d’articuler le mouvement social aux perspectives de changement et de transformation est capitale aujourd’hui à gauche. Cela veut dire qu’il y a un lien à faire entre le politique, le mouvement syndical, le mouvement social. La gauche doit être attentive à ce qui se passe dans le monde du travail, dans la société. Tout n’est pas affaire de joute parlementaire.
La vitalité de la gauche, c’est sa capacité à faire mouvement social. C’est l’opposition, consciente ou non, qu’il y a eu entre l’étiquette « Nouveau Front populaire » et les discours syndicaux qui avaient plutôt tendance à dire qu’il fallait « faire Front populaire ». C’est là l’héritage de Piaget, qui était persuadé de la nécessité de l’ancrage, des mobilisations, de la question du rapport de force et de la question des contre-pouvoirs pour dépasser vraiment le capitalisme. Par ailleurs, une des dernières choses qu’il m’ait dites, c’est qu’il nous faudrait aussi un « grand parti révolutionnaire ».

Pourquoi la gauche a-t-elle autant de difficultés aujourd’hui à être représentée par des dirigeants ouvriers ?

Piaget était effectivement un militant ouvrier qui faisait de la politique au sens global. Il n’était pas cantonné à parler de l’horlogerie à Besançon. C’est un peu le problème qu’on a aujourd’hui avec la gauche et les représentants ouvriers. On va les chercher pour qu’ils parlent de leur domaine de compétences. Bien sûr, plus il y aura de personnes issues des classes populaires représentées à gauche à l’Assemblée nationale, mieux ce sera. Mais la gauche doit intégrer l’idée qu’il est possible d’être un militant ouvrier et d’avoir une réflexion politique, une pensée du monde et une pensée sur la manière de le changer – ce n’est pas réservé aux intellectuels et aux politiciens professionnels.

Mathieu Dejean

Entretien avec Michelle Zancarini-Fournel dans Reporterre

mardi 5 novembre 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien publié dans Reporterre, le 31 octobre 2024.

« La figure de la sorcière puissante et proche de la nature est fantasmée »

Incontournable dans les luttes féministes, la figure de la sorcière compte de nombreuses idées reçues, décortiquées par l’historienne Michelle Zancarini-Fournel.
Michelle Zancarini-Fournel est historienne, notamment spécialiste d’histoire sociale, d’histoire des femmes et du genre. Dans 
Sorcières et sorciers. Histoire et mythes (Libertalia, octobre 2024), elle s’attaque aux idées reçues et aux inexactitudes historiques qui circulent sur la chasse aux sorcières et retrace les grandes étapes de la formation du mythe contemporain de la sorcière. Son travail est précieux pour mieux comprendre cet épisode historique et la manière dont la figure de la sorcière est devenue aujourd’hui incontournable dans les mouvements féministes.

Pourquoi vous êtes-vous intéressée aux sorcières ?

Lors des manifestations de 2017, j’ai vu descendre dans la rue des jeunes féministes déguisées en sorcières, avec chapeaux noirs et pancartes « Macron dans le chaudron ». Je me suis demandé ce qu’elles savaient des sorcières et si elles avaient conscience qu’elles revendiquaient un mythe. La figure de la sorcière puissante, libre et proche de la nature si importante aujourd’hui dans les mouvements féministes est en effet complètement fantasmée, et n’a pas grand-chose à voir avec la réalité historique des personnes persécutées pendant deux siècles.

Dans votre livre, vous vous attachez à rétablir quelques vérités historiques sur la chasse aux sorcières, loin du récit qu’on en fait aujourd’hui. Quelles sont-elles ?

La chasse aux sorcières est le nom qui a été donné aux poursuites judiciaires contre les sorcières entre le XVe et le XVIIe siècles. Ces poursuites ont été menées conjointement par l’Église – le tribunal ecclésiastique de l’Inquisition était en charge des interrogatoires et de la torture – et les pouvoirs politiques, qui prononçaient les sentences.
À la fin du XIXe siècle, la féministe étatsunienne Matilda Joslyn Gage écrit, sans source, que 9 millions de personnes ont été mises à mort pour sorcellerie pendant cette période. Ce chiffre a été repris dans un certain nombre d’écrits jusqu’à devenir canonique. Cela a permis à la philosophe Silvia Federici de parler de la chasse aux sorcières comme du « cas de persécution de masse le plus important jusqu’au XXe siècle ». Il est pourtant très fantaisiste. La fourchette retenue actuellement par la majorité des historiens se situe entre 40 000 et 70 000 victimes en Europe – chiffre considérable et abominable, qu’il est inutile de centupler.

Une autre idée reçue est que toutes ces victimes étaient des femmes. Pourtant, même si 75 % des procédures visaient des sorcières, elles n’étaient pas les seules concernées. Dans le pays de Vaud (Suisse), 70 % des personnes exécutées étaient des hommes.

Enfin, il est tout à fait ahurissant pour une historienne d’entendre que les sorcières étaient des femmes puissantes. Certaines connaissaient effectivement les plantes, comme de nombreuses vieilles femmes de ces époques. Mais c’étaient souvent de pauvres vieilles femmes, dénoncées par des voisins sur la base de rumeurs.

Vous retracez aussi les grandes étapes de la création du mythe de la sorcière.

Cette figure a émergé dès le XIXe siècle sous les traits d’une femme libre. Dans le roman Notre-Dame de Paris (1831) de Victor Hugo, la bohémienne Esmeralda est indépendante, libre par rapport aux femmes de son époque et assimilée à une sorcière car elle vit en compagnie d’une chèvre. Puis l’historien Jules Michelet, dans La Sorcière (1862), la décrit comme une femme puissante, car elle défie l’Église.
À partir de 1871, les communardes sont assimilées à des sorcières. Ces femmes ne restaient pas tranquillement chez elles auprès de leur mari. Elles brisaient les normes sociales, étaient concubines, considérées comme des prostituées et des « pétroleuses ». À la même époque, on assiste à une pathologisation des sorcières à travers la figure de l’hystérique.

Quand les féministes se sont-elles emparées de ce personnage ?

Le 31 octobre 1968, jour d’Halloween, des féministes descendirent dans les rues de New York habillées de noir et coiffées d’un chapeau pointu. Le collectif W.I.T.C.H.(Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell, la Conspiration féministe internationale de l’enfer) était né. Ses membres ont mené toute une série d’actions provocatrices cette année-là : occuper Wall Street, crier dans un salon du mariage que ce dernier est une prostitution…
Comment ont-elles eu l’idée de s’intéresser aux sorcières ? En tant qu’historienne, je crois beaucoup aux conjonctures et aux micro-événements. En 1964 a été diffusé le premier épisode de la série étasunienne Bewitched. Elle a rencontré un immense succès outre-Atlantique et a été adaptée dès 1966 en France, en Belgique et en Suisse, sous le titre Ma sorcière bien-aimée. Elle a sans doute participé à la construction de la sorcière comme femme puissante dotée de pouvoirs magiques.
Il existait alors des liens intellectuels et politiques forts entre les féministes des États-Unis et l’Italie. En 1972, dans la Péninsule, on a commencé à entendre « Tremate le streghe son tornate » (« Tremblez, les sorcières sont revenues ») dans les cortèges féministes. Cette figure de la sorcière s’est diffusée en France. Xavière Gauthier a créé la revue Sorcières – Les femmes vivent en 1975, qui jetait un pont entre la révolte des femmes contemporaines et celle des femmes rebelles des XVe-XVIIe siècles – détentrices de savoirs médicinaux, accoucheuses, etc.

La figure de la sorcière a ensuite pris une importance considérable dans le mouvement écoféministe.
L’écoféminisme a pris son essor aux États-Unis, à travers de grandes manifestations antinucléaires où la figure de la sorcière – femme puissante, en lien avec la nature – émergea rapidement. En 1980, 2 000 femmes marchaient sur le Pentagone, déguisées, maquillées et munies de balais et de laines. La même année, dans son livre La Mort de la nature, la philosophe étasunienne Carolyn Merchant a fait le lien entre les condamnations de sorcières, issues d’une nature incontrôlée et menaces pour l’ordre social, et l’avènement d’une nouvelle vision portée par les révolutions scientifiques, où la nature est repensée comme une machine morte et passive exploitable sans limites.
Un an plus tard, la militante féministe Starhawk a organisé les premiers cercles et rituels néopaïens, dans le sillage de la religion néopaïenne wicca et du néodruidisme. Ces religions complètement inventées puisent dans l’histoire mythique des sorcières, avec une place importante de la nature et des pratiques telles que la ronde où l’on se tient la main par exemple.


Des livres ont aussi joué un rôle important dans la montée en popularité de la figure de la sorcière. Quels sont-ils ?

Dans Caliban et la sorcière, publié en 2004, la philosophe marxiste italienne Silvia Federici a développé une théorie mondiale très carrée sur la manière dont la chasse aux sorcières s’articulerait avec le mouvement des enclosures, le développement du capitalisme et la relégation des femmes à la procréation dans une période de déficit démographique important. Cette théorie ne tient pas la route d’un point de vue historique, mais elle a coïncidé avec la récupération de la figure de la sorcière par la lutte contre le patriarcat et est devenue une référence contemporaine.
Puis le livre Sorcières. La puissance invaincue des femmes (2018) de Mona Chollet est devenu un best-seller extraordinaire avec 400 000 exemplaires vendus. La journaliste y parle finalement assez peu des sorcières, mais y met en avant les aspirations et les revendications d’un certain nombre de femmes de notre époque : avoir une vie indépendante, refuser le rôle maternel traditionnel… Son titre perpétue toutefois cette image de la sorcière comme femme puissante. Mais dans l’histoire, les sorcières n’ont jamais été des femmes puissantes : ce sont des femmes vaincues, emprisonnées et qui ont dû avouer sous la torture, même si elles n’ont évidemment pas commis ce dont elles étaient accusées.


Cette figure contemporaine de la sorcière paraît en décalage avec les formes de sorcellerie qui subsistent à notre époque.

Alors même que le mythe de la sorcière s’est élaboré dès le XIXe siècle, des formes de sorcellerie ont subsisté au XXe siècle. En 1969-1970, dans le cadre d’une étude ethnographique dans le bocage normand, la chercheuse Jeanne Favret-Saada fait état de rumeurs sur l’existence de sorciers – des hommes, en l’occurrence – responsables de maladies dans les troupeaux, etc. Les femmes, elles, tirent les cartes pour prédire l’avenir. Dans les Antilles, les « dormeuses » sont réputées appeler l’amour et la guérison grâce aux plantes, et les « quimboiseurs » pratiquer la magie noire.
Des camps de sorcières existent encore au Ghana et en Zambie. Les femmes qui y ont trouvé refuge ont été, pour diverses raisons, accusées de sorcellerie et exclues de leur village, poursuivies et menacées de mort parce qu’elles ne correspondaient pas aux normes sociales, qu’elles ont eu des attitudes qui n’ont pas plu ou tout simplement parce qu’on voulait s’emparer de leurs terres. Ce même phénomène existe en Inde. Dans Féminicides (de Christelle Taraud) est rapporté le témoignage d’une femme accusée de magie noire et attaquée à coups de hache qui a ouvert un refuge pour les femmes persécutées comme elle.

Pourquoi vous semble-t-il si important de rétablir la vérité historique concernant la chasse aux sorcières ? Ce mythe n’a-t-il pas une fonction émancipatrice pour de nombreuses femmes ?

Le mythe participe à l’histoire. Il existe, on ne peut pas l’effacer comme ça. Ce qui donne de la force à cette figure complètement inventée de la sorcière, c’est cette volonté de se battre contre les violences faites aux femmes, encore plus puissante après le mouvement #MeToo. Mon propos n’est pas de condamner les féministes qui le mettent en avant. Je suis féministe, j’écris sur le féminisme, je pense évidemment qu’il faut lutter contre ces violences.
Mais il faut essayer de tenir les deux bouts ensemble : au « réel historique », comme l’appelle l’historien Pierre Vidal-Naquet – la chasse aux sorcières telle qu’elle s’est passée selon des historiens sur la base d’archives et de preuves –, aux mythes et à ce qu’ils nous disent des femmes d’aujourd’hui. C’est ce que s’attache à faire le mémorial de Steilneset en Norvège, qui rend hommage aux 91 personnes exécutées à l’issue du procès des sorcières de Vardø. Il combine la présentation de sources originales et une installation de l’artiste Louise Bourgeois, un siège en feu encadré de grands miroirs, qui exprime une immense peine et des sentiments très forts.

Propos recueillis par Émilie Massemin

Écoutez gronder leur colère dans Le Télégramme

mardi 5 novembre 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Le Télégramme du 15 octobre 2024.

Douarnenez.
Elle a enquêté pendant six mois sur les Penn Sardin d’aujourd’hui

Cent ans après la grève victorieuse des ouvrières de conserverie à Douarnenez, la journaliste Tiphaine Guéret s’est lancée sur la trace des sardinières d’aujourd’hui. Fruit de ses six mois d’enquête, son livre intitulé Écoutez gronder leur colère sort ce 18 octobre.

C’était le 11 mars 2024 : pour la première fois depuis des lustres, une grève éclatait au sein de la conserverie de poissons Chancerelle, à Douarnenez. Entre 200 et 250 ouvriers et ouvrières des usines de thons et sardines se rassemblaient sur le site de l’entreprise. Ils réclamaient une augmentation des salaires de 3 %, à quelques heures du dernier rendez-vous programmé entre direction et représentants du personnel, dans le cadre des négociations annuelles obligatoires.
Pour la journaliste Tiphaine Guéret, le mouvement tombait à pic, d’une certaine manière : au même moment, elle menait une enquête sur ceux, et surtout celles qui travaillent dans les conserveries de poissons douarnenistes aujourd’hui. Fruit de son travail, son livre Écoutez gronder leur colère, publié aux éditions Libertalia, sort le 18 octobre. « J’ai commencé à m’intéresser à l’histoire de la grève de 1924 des ouvrières de conserverie de Douarnenez il y a six ans. J’ai été fascinée par cette lutte, et à l’approche du centenaire, j’ai voulu m’intéresser au travail dans les usines douarnenistes aujourd’hui », explique la journaliste.

Une quinzaine de témoins

Habituée à travailler sur des sujets en lien avec le travail des femmes et les mobilisations sociales, elle affirme que travailler sur ce sujet n’a pas été chose aisée. « Je m’attendais à rencontrer rapidement, dans les cafés et les bars, des ouvrières ou des personnes qui en connaîtraient mais ça n’a pas été le cas. C’est aussi lié au fait que les deux principales usines, Chancerelle et Petit Navire, se situent désormais dans les zones industrielles et non plus près du port. Les ouvrières ne viennent plus dans les cafés après le boulot, comme cela pouvait se faire auparavant. »
En plus des visites des conserveries, effectuées au milieu de candidats au travail intérimaire et de son travail de documentation, la journaliste a tout de même pu interroger une quinzaine d’ouvrières de Petit Navire et surtout de Chancerelle pendant six mois environ.

Dynamique communautaire

Au fil des entretiens et des observations, Tiphaine Guéret a pu mesurer la réalité contemporaine du travail en conserveries : une féminisation toujours très prononcée des tâches les plus ardues et répétitives, des conditions de travail difficiles, synonymes de troubles musculo-squelettiques bien plus élevés que la moyenne chez les ouvrières, et une forte proportion de travailleuses étrangères en particulier chez Chancerelle. « On y compte actuellement 26 nationalités », relève la journaliste qui décrit, témoignages à l’appui, un univers où les communautés se mélangent peu et où permanentes et intérimaires déjeunent sur des tables séparées.

Un avant et après-11 mars ?

« J’imagine que c’est assez représentatif de ce que peuvent vivre les ouvrières dans beaucoup d’usines françaises », considère Tiphaine Guéret. Cette dernière assure toutefois avoir constaté un changement de vision après cette grève du 11 mars, conclue par un accord avec la direction sur une hausse des salaires de 2,3%. « Des choses ont changé chez celles avec qui j’ai pu discuter avant et après la grève. Elles étaient contentes de ce qu’elles avaient pu créer en commun à cette occasion. Est-ce que cela va créer un effet levier, je ne sais pas, mais elles avaient l’impression que des choses étaient en train de bouger. »

Dimitri L’hours