Le blog des éditions Libertalia

Entretien avec Olivier Neveux dans L’Humanité

mardi 25 juin 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien publié dans L’Humanité, le 24 juin 2024.

« L’œuvre de Gatti fait advenir la vie qui déborde la mort »

Les nombreuses publications à l’occasion du centenaire d’Armand Gatti permettent de plonger dans l’univers théâtral vertigineux d’un poète frondeur, libertaire. En témoigne le livre d’Olivier Neveux, Armand Gatti, théâtre-utopie.
Parmi les ouvrages qui paraissent à l’occasion du centenaire d’Armand Gatti, décédé en 2017, le livre d’Olivier Neveux explore ce « théâtre des possibles », ce vaste champ d’investigation langagière et poétique où les mots « parlent pour de faux » et nous interpellent, nous bousculent. Chez le dramaturge, il s’agit de « démarchandiser le théâtre, dé-réifier l’œuvre », dans une tentative sans cesse renouvelée d’un « théâtre-utopie ».

Qu’entendez-vous par théâtre et utopie chez Armand Gatti ?

Il n’y a pas vraiment de représentation de l’utopie chez Gatti. L’utopie se situe ailleurs : dans ce que le théâtre peut accomplir. Malgré son incessante critique du théâtre, il n’a jamais cessé d’écrire des pièces. Mon hypothèse est qu’il mise sur le théâtre pour produire des choses extraordinaires. Elle est là, l’utopie.

La méfiance de Gatti à l’égard du théâtre est des plus paradoxales…


Armand Gatti est un fils de prolétaire. Il n’est pas à l’aise dans ce monde bourgeois. Il en critique le fonctionnement, se méfie des « acteurs et des actrices mercenaires », auxquels il va d’ailleurs substituer des interprètes militants, non professionnels. Mais, au-delà même de cette critique, il formule une exigence plus essentielle : comment dire et jouer la vie sans la rétrécir ? Comment représenter la réalité, toute la réalité, c’est-à-dire aussi les possibles qu’elle n’arrête pas d’empêcher ? Peut-on changer le passé ?

Vous parlez également d’un théâtre de la résurrection des morts. Qu’entendez-vous par là ?

À sa manière, Gatti applique la proposition « révolutionnaire » du philosophe Walter Benjamin : c’est le présent qui détermine l’interprétation du passé. S’il arrive, par exemple, à réaliser aujourd’hui ce qui a été précédemment écrasé, il modifie la teneur des défaites qui nous précèdent. Quand Gatti dit qu’il faut changer le passé, cela ne signifie pas qu’il faut le réécrire et le rendre conforme à ce que l’on a espéré, mais que le présent doit prendre en charge les utopies défaites du passé. Convoquer aujourd’hui, sur scène, des noms calomniés ou effacés. Walter Benjamin avertit : « Si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. » Le score actuel de l’extrême droite rend cet avertissement brûlant. Avoir le souci de la sûreté de nos morts…

Rosa Luxemburg est une des figures récurrentes chez Gatti…

Aux côtés de Rosa, Gatti convoque régulièrement d’autres grandes figures historiques, mais il ne le fait pas dans un rapport héroïsant. Il ne s’agit pas pour lui d’élever des stèles. Quand il écrit Rosa collective, il est en Allemagne après que la censure gaulliste a interdit sa pièce sur Franco à Chaillot (la Passion en violet, jaune et rouge, 1968). Il interpelle : « Avez-vous vu Rosa ? » Il sait bien que Rosa est morte depuis cinquante ans. Mais, par là, il interroge : qui, aujourd’hui, dans une conjoncture différente, poursuit le combat initié par Rosa ? Il ne s’agit pas, on le voit, d’une commémoration. Le fascisme avec ses « Viva la muerte » a le goût de la mort. L’œuvre de Gatti, elle, au contraire, fait advenir la vie qui déborde la mort, et cette vie, c’est l’utopie non réalisée des morts.

Une histoire de passation ?

Oui, un passage de témoin. Walter Benjamin écrit : « Nous avons été attendus. » Se savoir attendu, ce n’est pas rien. Cela signifie que, au moment de la défaite, des individus ont probablement espéré que d’autres viendraient après. Benjamin parle d’un « rendez-vous tacite entre les générations ». Comment être à la hauteur de ce rendez-vous ? Pour cela, il y a les luttes, bien sûr, et l’art ne saurait les remplacer. Et il y a ce que le théâtre peut, à sa façon, pour les luttes. Gatti investit cette aire de jeu, composée de corps, de voix, de mots, de langages.

L’écriture dramaturgique d’Armand Gatti semble difficilement transposable sur un plateau…


L’œuvre de Gatti n’a jamais cessé de lancer des défis à la scène. Il refuse d’écrire en fonction de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas. Tout est possible et surtout l’impossible. C’est au théâtre de se débrouiller pour trouver des formes scéniques hospitalières à l’écriture. À ce titre, il est au plus près de certaines expériences des avant-gardes du XXe siècle. Comme si, à ses yeux, le théâtre en était encore à sa préhistoire. C’est un point récurrent, presque de méthode, chez Gatti : ne jamais se satisfaire de ce qui a été concédé. Vouloir plus encore, élargir, conquérir d’autres ampleurs, changer d’échelle. Cela a des conséquences politiques : dans les années 1980, on a tant reproché aux militants politiques d’avoir voulu changer le monde. On a ricané : l’histoire ne se change pas. Gatti admet l’échec. Mais il ne l’associe pas à la même cause. Si l’on a échoué, c’est non d’avoir visé trop grand, mais d’avoir encore manqué d’ambition ! La révolution nécessite, à la façon d’un Blanqui, de formuler quelques hypothèses cosmiques.

On en revient à l’utopie, à l’idée, la nécessité d’un théâtre politique, non ?

Le théâtre-utopie me permet de désigner une veine souvent négligée dans l’histoire du théâtre politique. On a beaucoup insisté, et légitimement, sur la force du théâtre réaliste avec, par exemple, l’œuvre majeure de Brecht. Je crois qu’il y a une autre voie, moins reconnue, probablement plus hétérodoxe, qui peut regrouper des artistes aussi éloignés que Jean Genet ou Armand Gatti et qui considère que la scène n’est pas tant l’espace d’une représentation critique de la réalité que l’expérience d’une utopie. Chez Genet, c’est écrire des œuvres si fortes qu’elles « illuminent » le monde des morts. Chez Gatti, c’est refuser aux vainqueurs l’éternité de leur victoire. C’est leur contester le « dernier mot » de l’histoire.

Peut-on caractériser le théâtre de Gatti ?

Oui et non. Non car il a convoqué tant de genres que son théâtre est impossible à stabiliser dans une forme fixe et reproductible. Mais, oui, car cette œuvre témoigne du projet inlassable d’agrandir le théâtre à l’égal de la vie, de lui donner des dimensions démesurées, de rendre justice à l’invraisemblable, de traverser tous les langages, avec, pour s’y aventurer, la « parole errante » et pour horizon la quête du « mot juste ». Gatti invente des formes pas par plaisir d’esthète, mais parce qu’il cherche, au contact des batailles du siècle, à produire d’autres représentations de la réalité que celles qui nous sont imposées. À ce titre, ce théâtre peut être une source d’inspiration puissante pour celles et ceux qui viennent buter, à leur tour, sur l’apparente contradiction qu’il y a à inviter, dans l’espace délimité du théâtre, l’immensité de ce qui s’est pensé, de ce qui a été essayé et de ce qui continue, aujourd’hui, à s’espérer.

Entretien réalisé par Marie-José Sirach

Emprisonnées dans L’Anticapitaliste

mardi 25 juin 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans L’Anticapitaliste, le 25 juin 2024.

Dix témoignages de femmes qui sont, ou ont été, incarcérées dans dix pays du monde. Citons ici (noms d’emprunt) : Merry Utami (Indonésie), Capucine R. (France), Kadiatou D. (Mali), Enaam A. (Syrie), Ina P. (Novelle-Zélande), Lisa B. (Royaume-Uni), Kaori T. (Japon), Barbara Mariano (Brésil), Chenda N. (Cambodge) et Louise Henry (Canada).
Ces femmes témoignent et, bien au-delà, donnent à voir la réalité carcérale des femmes dans le monde. Pour connaître des conditions d’incarcération très différentes, leurs dix textes courts n’en tracent pas moins un tableau édifiant, comme universel, de la condition des femmes emprisonnées
Le biais, signalé par l’autrice elle-même, qui doit être pris en compte, c’est que les conditions requises pour participer aux entretiens (avoir des liens avec des associations, écrire et lire sur courrier ou par courriel), « sélectionne » un profil assez combattant des protagonistes. Reste à imaginer le ressenti de celles qui ne peuvent que subir en silence.
Le résultat est, d’abord, très touchant ! La force qui émane de ces paroles de vérité est une belle leçon d’humanité et un réquisitoire contre la prison, qui enferme principalement des pauvres et des personnes racisées, le plus souvent – presque toutes – victimes de violences familiales, conjugales, de viols. Presque toutes, elles sont condamnées pour des délits liés à leur survie, la plupart du temps autour de petits trafics de stupéfiants dont elles sont plus victimes qu’autre chose !
Alors oui, vraiment, quand on referme l’ouvrage d’Audrey Guiller, on ne peut que se dire qu’il va bien falloir en finir avec l’enfermement des femmes (et pas seulement !).

Claude Moro

Emprisonnées dans Ouest-France

mardi 25 juin 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Ouest-France, le 23 juin 2024.

« Quand la pauvreté jette les femmes en prison »

Pourquoi se retrouvent-elles derrière les barreaux ? Qui sont-elles ? À travers le récit de dix détenues à travers le monde, la journaliste Audrey Guiller dresse un état des lieux accablant.

La prison, c’est la privation de liberté à la suite d’une condamnation pour un délit ou un crime. C’est bien souvent aussi un univers clos où règnent violences et humiliations. Mais pour les femmes détenues, c’est pire.
Dans un livre plein d’humanité, la journaliste Audrey Guiller relate le parcours de dix femmes emprisonnées en France, mais aussi au Mali, au Japon, au Canada, au Brésil… Autant d’histoires personnelles qu’elle a recueillies au fil de plusieurs échanges avec chacune de ces détenues. Autant d’exemples qui permettent de comprendre que si ces femmes ont abouti en prison, ce n’est pas seulement parce qu’elles avaient commis des actes illégaux.

La violence avant la prison

Dans le monde, un peu plus de 740 000 femmes et adolescentes sont détenues, soit 6,9 % de la population carcérale. Elles sont nettement moins nombreuses que les hommes à se retrouver derrière les barreaux mais leur nombre progresse de manière inquiétante : 60 % de femmes incarcérées en plus depuis 2000. « La première explication, c’est l’appauvrissement. Ce sont avant tout les personnes en situation de précarité qui se retrouvent emprisonnées. Or, qui sont les pauvres ? Principalement des femmes car, à travers le monde, elles ont moins accès au travail rémunéré », note la journaliste.
La situation au Japon, de ce point de vue, interpelle. Nombre de Japonaises âgées peuvent se retrouver dans la précarité une fois veuves ou divorcées car elles se sont principalement consacrées au foyer familial. « Neuf femmes seniors sur dix sont en prison pour vol à l’étalage car en prison au moins elles ont un toit, un repas et des gens à qui parler » constate Audrey Guiller.
Le renforcement de la lutte contre les trafics de stupéfiants a aussi conduit derrière les barreaux nombre de « mules » qui consommaient ou qui ont aidé leur conjoint trafiquant. « Derrière une femme en prison, il y a bien souvent un homme qui, dans la majorité des cas, leur a fait subir des violences à la source de difficultés émotionnelles ou financières qui ont conduit ces femmes à commettre des délits. C’est ce qui m’a le plus choquée : la société emprisonne des femmes qu’elle n’a pas su protéger » s’indigne la journaliste qui, durant dix ans, a contribué à la réalisation du magazine Citad’elles écrit avec des détenues du centre pénitentiaire de Rennes.
Comble de la sanction : rares sont les femmes incarcérées pouvant compter sur le soutien de leur conjoint pendant leur détention. Tandis que des épouses ou compagnes de détenus viennent chaque semaine au parloir…
Mais aussi paradoxal que cela puisse paraître, la prison peut se révéler bénéfique. « Non pas grâce au système carcéral en lui-même. Mais parce que, pour la première fois, elles peuvent s’interroger sur elles-mêmes, apprendre à se connaître », note Audrey Guiller. Et dans de trop rares cas, à se former.

Pierrick Baudais

Un premier exil libertaire dans CQFD

mardi 25 juin 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans CQFD, juin 2024.

Avec Un premier exil libertaire, Constance Bantman nous plonge dans les milieux anarchistes français expatriés à Londres des années 1880 à la guerre de 1914. Par sa politique libérale d’asile, la capitale britannique, centre du monde capitaliste, connaît une tradition d’accueil des réfugiés politiques qui bénéficie du soutien des trade-unionistes ou, après la Commune, des fragiles structures de l’Association internationale des travailleurs. « Contrairement aux exilés qui les ont précédés, les anarchistes sont accueillis avec indifférence voire hostilité », écrit l’historienne. La survie des émigrés est souvent misérable. Formant une colonie libertaire, surnommée « la petite France », les anarchistes français ne peuvent compter que sur leurs propres réseaux. D’autant que, par sa radicalité, le mouvement anarchiste est mis au ban des circuits syndicalistes et socialistes. En son sein, les rapports sont eux-mêmes parfois à couteaux tirés autour des questions que pose la propagande par le fait, des jalousies de petit milieu, ou encore des différentes réceptions du syndicalisme révolutionnaire. Un univers sous tension, et sous constante surveillance des autorités britanniques et françaises, que dessine cette belle étude qui sent le plomb (d’imprimerie) et la dynamite.

Mathieu Léonard

Un premier exil libertaire dans Alternative libertaire

mercredi 22 mai 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Alternative libertaire, mai 2024.

Après avoir été la terre d’asile des quarante-huitard·es, puis des communard·es en exil, la libérale Angleterre a accueilli des flopées d’anarchistes français·es. Et en particulier pendant la période de grande répression des années 1892-1895, où la proscription a été si nombreuse entre Soho et Fitzrovia qu’elle y formait une sorte de colonie surnommée « la Petite France ». En mai 1893, le quotidien Le Matin y voyait carrément « un foyer de propagande internationale », une « Mecque anarchiste » où il est « de bon ton de péleriner ».

Pendant longtemps, on n’a su du milieu de la proscription française à Londres que ce qu’en avait raconté en 1897, avec son délicieux sens de l’anecdote, Charles Malato dans Les Joyeusetés de l’exil. L’historienne franco-britannique Constance Bantman, qui a essoré les rapports de police britanniques et français et a même sondé les archives du Quai d’Orsay, nous en livre une histoire bien plus complète : elle en établit les étapes, les tendances, la géographie.
Les réfugié·es se croisaient à l’épicerie de l’ex-communard Victor Richard et à la librairie d’Armand Lapie. On se passait « la presse de l’exil », des feuilles de chou libertaires comme L’International, Le Tocsin ou Le Père Peinard. On s’asseyait au restaurant des Vrais amis ou dans les diverses colocations, et surtout les clubs – dont le plus célèbre était le club Autonomie. Délabré, exigu, mais équipé d’une cantine où se coudoyaient anarchistes français, italiens ou allemands, ce club servait aussi de dortoir aux réfugiés qui ne savaient pas encore où se loger. Évidemment, il attirait aussi les mouchards de la police et les journalistes en mal de sensationnalisme… Grande âme, Louise Michel prodiguait tout ce qu’elle pouvait de secours pécuniaire aux nécessiteux – quitte à se faire exploiter par quelques escrocs. Elle ouvrit même quelque temps une École anarchiste internationale pour instruire les enfants des réfugié·es !
Mais globalement « la Petite France » ne laissa pas de bons souvenirs. C’était une ambiance de survie dans la misère, dans l’attente, dans une promiscuité assez délétère faite d’entraide autant que d’acrimonie. Un groupe d’aigris s’intitulant L’Anonymat employa par exemple son énergie à placarder sur les murs des affiches au vitriol – pas moins de 14 en quatre ans ! – contre les « pitres » et les « pleutres » Malato, Pouget, Louise Michel ou Malatesta. Détestation des « pontifes » par les obscurs ? Pas seulement. Une vraie divergence politique s’affirmait. L’Anonymat incarnait en fait la protestation outrée d’une minorité anti-organisationnelle et individualiste contre le tournant syndicaliste alors en train de s’opérer dans le mouvement anarchiste.
Pour expliquer ce tournant, l’historien Jean Maitron mettait le projecteur sur le seul Pouget et son célèbre article « À roublard, roublard et demi » dans l’édition londonienne du Père Peinard, introduit en France par des filières clandestines. Constance Bantman rouvre le dossier, creuse, et met en lumière le rôle de cercles de discussion transnationaux, mêlant des anarchistes anglais (Mowbray), italiens (Agresti, Malatesta, Merlino) et français (Pouget, Hamon, Malato) autour de The Torch. Ce petit journal méconnu a fait vivre le débat dès 1892. Observant l’évolution des trade-unions britanniques vers l’action directe (on évoquait alors un « new unionism »), The Torch affirma la nécessité d’une stratégie révolutionnaire au sein du syndicalisme fin 1893. Malato relaya ces thèses dans Le Tocsin, puis Pouget, avec son talent propre, dans Le Père Peinard.
Il y eut par la suite bien d’autres passerelles et échanges, ce qui conduit Bantman à nuancer le « contraste prétendument canonique entre les syndicats britanniques bien établis et conservateurs et, d’autre part, la CGT révolutionnaire française, puisqu’ils s’influençaient mutuellement et présentaient tous deux des synthèses de conceptions réformistes et révolutionnaires ». C’est un des fruits – pas le seul – de ce « premier exil libertaire » exploré par ce très bon livre.

Guillaume Davranche (UCL Montreuil)